source[Benoît et moi]Nous sommes confrontés à une redoutable question politique. Une question que ces disciples du Christ, que la naissance et la foi ont rendu responsables du véritable bien de leurs concitoyens, ne cessent de rencontrer. Une question qui dans l'histoire n'a jamais trouvé de réponse vraiment satisfaisante.
Car c'est une question qui se pose au niveau spirituel. Lorsqu'un chrétien parvient aux affaires, il est aussitôt confronté aux fondements mêmes de l'agir politique: la vérité et la charité. Dans un «monde» dont le prince est «menteur et homicide dès l'origine», le choc est inévitable.
Une fois encore, nous venons d'entendre ce texte admirable que la piété d'un prince malheureux nous a légué en testament. Un texte qui révèle une grande noblesse d'âme et une profonde délicatesse de cœur, dignité et humanité qui apparaissent comme l'écho fidèle de cet autre Testament, chanté par le diacre, celui où le Verbe manifeste, dans le langage hiératique de S. Jean, toute sa grandeur dans son obéissance au Père, motivée par sa compassion pour l'homme égaré, «gisant à l'ombre de la mort» (Lc 1, 79).
Plus je relis le testament du Roi, plus j'y retrouve les accents d'une foi, d'une espérance et d'une charité qui placent certainement son auteur au nombre des saints qui honorent le Corps mystique du Christ qu'est l’Église. Et c'est le pasteur suprême de cette même Église, son compagnon d'infortune, pourrait-on dire, en cette fin de 18e siècle, le pape Pie VI qui, quelques mois plus tard, déclarait ceci au Collège des cardinaux: «Les prières funèbres peuvent paraître superflues quand il s'agit d'un chrétien qu'on croit avoir mérité la palme du martyre, puisque S. Augustin dit que l’Église ne prie pas pour les martyrs mais qu'elle se recommande plutôt à leurs prières».
Pie VI laissait entendre, au lendemain de la mort du Roi, ce que beaucoup n'ont cessé de penser depuis: c'est en rouge, et non en noir, que nous devrions célébrer sa mémoire, son dies natalis. Car il n'a pas seulement suivi le Christ: il s'est identifié à lui, non seulement par les tribulations qu'il a endurées, mais aussi par la magnanimité dont il a fait preuve dans l'adversité - magnanimité qui a revêtu les traits du pardon, à l'image du Crucifié. Un pardon qui revient comme leitmotiv tout au long de son testament.
Citons-en, par exemple, le dernier passage: «Je pardonne encore très volontiers à ceux qui me gardaient les mauvais traitements et les gênes dont ils ont cru user envers moi. J'ai trouvé quelques âmes sensibles et compatissantes : que celles-là jouissent, dans leur cœur, de la tranquillité que doit leur donner leur façon de penser».
Quelle délicatesse, quelle humanité, quelle charité dans ce pardon dont on sent bien qu'il jaillit du cœur, qu'il n'est pas une pose ostentatoire et contrainte! Quelle absence d'aigreur, de repli sur soi, d'orgueil! Quelle leçon pour notre époque où la haine est revendiquée et s'impose de plus en plus, en dépit des cris d'orfraie d'un politiquement correct souvent à sens unique!«Père, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu'ils font». Il est certains êtres que l'épreuve révèle, alors qu'elle confond habituellement la plupart des autres. Louis XVI appartient à la première catégorie: il est devenu une figure christique au moment où la tempête s'est déchaînée sur lui, au moment où tant d'autres cédaient les uns à la cruauté, les autres à la lâcheté.
Louis XVI, figure du Crucifié. Cela explique peut-être pourquoi sa réhabilitation tarde tant alors que la Reine a connu un regain de faveur ces dernières années. Louis et Marie-Antoinette sont deux figures tragiques. L'une est pour ainsi dire ignorée, voire brocardée, l'autre reconnue, voire récupérée. C'est que dans la figure de la Reine, aussi tragique soit-elle, il y a un aspect glamour, dirait-on aujourd'hui, qui est bien du goût de notre époque. La princesse jeune, brillante, séduisante, soudain terrassée: quel beau sujet de film en effet!
Mais pour Louis, quel contraste souligner, quelle dialectique exploiter? N'a-t-il pas toujours été un être réputé terne, un perdant? Le prince dont le lustre était éclipsé par celui de son épouse, le souverain à la volonté hésitante, à la fermeté chancelante, à l'indécision flagrante? Et même si l'historiographie républicaine a joué ad nauseam de cette image, aujourd'hui sérieusement remise en question par les historiens, n'avons-nous pas entendu tout de même sous sa propre plume cet aveu poignant: «Un roi ne peut faire respecter les lois et faire le bien qui est dans son cœur qu'autant qu'il a l'autorité nécessaire et qu'autrement, étant lié dans ses opérations et n'inspirant point de respect, il est plus nuisible qu'utile» ? Comme le «serviteur souffrant» de la prophétie d'Isaïe: «il a grandi comme un surgeon, sans beauté ni éclat pour attirer nos regards et sans apparence qui nous eût séduits ; objet de mépris, abandonné des hommes, homme de douleur, familier de la souffrance, comme quelqu'un devant qui on se voile la face» (Is 53, 2-3).
De même que le serviteur biblique était une préfiguration du Christ, Louis en est le reflet. On trouve chez lui le même refus d'user des moyens du monde pour affirmer sa royauté, le même refus de lutter contre la violence en faisant usage de la violence. Louis est une effigie de l'agneau pascal. Comme le dit encore Isaïe, «maltraité, il s'humiliait, il n'ouvrait pas la bouche, comme l'agneau qui se laisse mener à l'abattoir, comme la brebis muette devant les tondeurs» (Is 53, 7).
N'est-ce pas cette similitude avec le Christ en sa passion qui nous rend la figure de Louis XVI si étrangement saisissante? N'est-ce pas cette similitude qui explique à quel point, aujourd'hui encore, il est dans notre pays un «signe de contradiction», une «pierre qui fait achopper» ? Parler de Louis XVI, en France, c'est encore déchaîner les passions. A la différence de bien d'autres figures royales au destin pathétique, d'où vient-il que la sienne continue d'émouvoir les uns et d'irriter les autres ? Je crois que cela tient à sa proximité avec Christ, le Christ qui «est le même hier, aujourd'hui et à jamais», le Christ qui est toujours actuel, toujours contemporain. Le Christ qui appelle toujours à prendre parti pour lui ou contre lui, c'est-à-dire pour la vérité ou contre la vérité, pour l'amour ou contre l'amour. Le Christ qui ainsi «dévoile les pensées secrètes d'un grand nombre».
C'est à cause de son identification au Christ que la figure de Louis XVI est toujours une figure actuelle. Elle l'est d'abord parce qu'elle pose une question politique. Pas nécessairement celle de la meilleure forme de gouvernement même si, anthropologiquement, la forme royale présente de nombreux atouts. Elle pose une question politique, contenue dans la citation que j'ai faite plus haut: comment concilier autorité et charité, comment «faire le bien qui est dans son cœur» dans un monde marqué par le mal?Nul doute que Frédéric de Prusse ou Napoléon s'y seraient pris autrement que Louis XVI, pour autant que ces cyniques aient réellement aimé leur peuple d'un amour désintéressé. C'est ce qui nous les rend, eux et leurs émules d'aujourd'hui, finalement d'un autre âge, celui de la vieillerie du péché, celui de l'homme ancien qui va à sa perte. Alors que Louis nous paraît toujours actuel, porté par l'hodie, l'aujourd'hui pascal du Christ ressuscité, vainqueur de la mort et du mal.
Oui, nous sommes confrontés à une redoutable question politique. Une question que ces disciples du Christ, que la naissance et la foi ont rendu responsables du véritable bien de leurs concitoyens, ne cessent de rencontrer, comme naguère le roi Baudouin face à l'avortement. Une question à laquelle j'avoue ne pas avoir de réponse. Une question qui dans l'histoire n'a jamais trouvé de réponse vraiment satisfaisante. Car c'est une question qui se pose en fait, vous l'aurez compris, à un niveau bien plus fondamental, au niveau spirituel. Lorsqu'un chrétien parvient aux affaires – ce qui est plus facile à un prince qu'à quelqu'un obligé de briguer des suffrages –, il est aussitôt confronté aux fondements mêmes de l'agir politique: la vérité et la charité. Dans un «monde» dont le prince est «menteur et homicide dès l'origine», le choc est inévitable. Ce fut l'expérience dramatique que connut cette autre figure christique à bien des égards proche de celle que nous commémorons ce soir: l'empereur Charles d'Autriche. Voilà un prince qui chercha sa vie durant à lutter avec les armes de la vérité et de la charité et qui ne rencontra qu'incompréhension et échec. Pourquoi faut-il que les princes chrétiens échouent? Serait-ce que «le monde est indigne d'eux», pour reprendre les paroles du livre de la Sagesse et de l'épître aux Hébreux, comme le fut le 18e siècle libertin pour Louis et le 20e, franc-maçon et ivre de nationalisme pour Charles? C'est dans la mort, prématurément et presque au même d'ailleurs, que Charles Ier tout comme Louis XVI manifestèrent toute la vérité de leur être et toute la profondeur de leur charité. D'une certaine manière, l'un et l'autre expièrent pour les fautes de leur temps, victimes de substitution, récapitulant en leur personne la foule des innocents anonymes, broyés avec eux, et dont ils devenaient la personnification et le symbole.
C'est de là sans doute que vient ce sentiment qui nous étreint lorsque nous pensons à de tels souverains : nous nous ressentons orphelins, comme si quelque chose de nous-mêmes nous était arraché. Nous prenons conscience, en particulier, de ce que signifie la charité politique. Et nous nous apercevons que nous sommes privés de ses bienfaits, exposés comme nous le sommes aux méfaits du cynisme et de l'ambition. En France, ce sentiment se teinte de la honte propre au parricide. Je me demande même si les convulsions politiques et les haines inexpiables qui ont cours dans notre pays – ranimées en ces temps d'élection – n'ont pas quelque chose à voir avec cet acte qui n'est jamais vraiment devenu du passé, précisément parce qu'il s'est porté non point contre un tyran, coupable de fautes réelles, mais contre un innocent, un innocent qui une fois encore porte en lui la ressemblance de la Victime par excellence, elle dont le sacrifice nous est toujours contemporain, notamment dans la liturgie.
La mise à mort d'un tel roi demeure une question posée à notre pays. Puisse-t-elle provoquer nos concitoyens à une prise de conscience salutaire, à une conversion – post eventum – à la vérité et à la charité. «Français, je suis innocent, je pardonne aux auteurs de ma mort, je prie Dieu que le sang qui va être répandu ne retombe jamais sur la France!»
Toute révérence gardée et sachant que tout martyr chrétien est effigie du Christ, j'emprunterai ma conclusion au prophète Isaïe: «Méprisé, nous n'en faisions pas cas. Or ce sont nos souffrances qu'il portait et nos douleurs dont il était chargé. Et nous, nous le considérions comme puni, frappé par Dieu et humilié. Mais lui, il a été transpercé à cause de nos crimes, écrasé à cause de nos fautes. Le châtiment qui nous rend la paix est sur lui et dans ses blessures nous trouvons la guérison» (Is 53, 3-5). Que ce sang qui a coulé il y a 224 ans, et qui n'est qu'une goutte dans un océan de crimes, puisse servir à notre rachat.
Ainsi soit-il.
Abbé Eric IBORRA,
Vicaire de la paroisse Saint-Eugène-Sainte-Cécile (Paris 9ème)