Aimer...

Partons de l’expérience. L’homme est corps et esprit, et l’esprit est intelligence et amour. Dans la vie, le choix d’un ami engage une décision personnelle impliquant l’intelligence et la volonté, l’amour d’une personne, qu’elle soit une amitié spirituelle ou davantage en vue de fonder une famille. La volonté, en tant que puissance affective de la personne, est cause de cette attraction vers l’autre. Cette attraction ne peut pas être instinctive. L’instinct est propre à l’animal. Chez l’homme, il s’explique par les réflexes provenant du corps. 

Si cette attraction était instinctive, elle se manifesterait seule, donc par le seul point de vue affectif. Mais la volonté, en tant que puissance affective de la personne, réclame pour se manifester la participation de l’intelligence, sinon ce ne serait pas la volonté, mais l’instinct. La volonté, de la puissance à l’acte, est ordonnée à une finalité : le bien de la personne, tandis que l’instinct n’est pas finalisé. Plus précisément, on peut lui donner une finalité, mais une finalité immanente : la nature, car la finalité qu’Aristote découvre par la puissance et l’acte oriente l’acte vers une fin, vers une finalité qui fait passer d’un état d’imperfection à un état de perfection.

Dans la vie, cette attraction de la volonté se réalise nécessairement avec la participation de l’intelligence. C’est l’intelligence par la connaissance acquise progressivement qui est cause d’une attraction. Il y a quelque chose chez cette personne que j’admire. Alors elle m’attire. L’attraction peut se situer au niveau de l’intelligence par l’admiration ou bien au niveau de la volonté par la bonté qui rayonne de sa personne. Par conséquent, cette personne m’attire. C’est la dimension profonde de la personne qui m’attire, mais non pas sa silhouette ou son avoir, mais son être d’où rayonnent un acte d’intelligence et un acte d’amour. C’est donc la recherche de la vérité unie à une volonté commune, sources d’une attraction mutuelle, qui entraînent une amitié naissante, qui devient alors un bien, mon bien, notre bien commun. Ce bien épanouit la personne. Ce n’est pas l’amitié qui est source d’épanouissement, mais l’ami, parce que le bien est toujours concret.

Nous avons conscience que c’est la connaissance progressive de l’autre par l’intelligence qui est première génétiquement, qui est donc à l’origine de ce bien qui est reçu. Toutefois, ce n’est pas la connaissance qui détermine le choix, l’acte de choisir un ami, mais c’est l’amour déterminé par le bien, ce bien qui est la personne concrète, réelle. La connaissance préalable est une condition nécessaire, car sans elle la volonté ne pourrait pas intervenir comme puissance affective. C’est là que nous découvrons la noblesse de l’intelligence, la force de l’intelligence qui ennoblit l’amour, qui permet à l’amour d’atteindre sa dimension spirituelle, en dépassant la sensibilité qui entraîne le mouvement des passions parfois désordonnées.

L’activité de l’intelligence s’avère donc importante à comprendre, en tant qu’elle est première dans l’ordre génétique, mais aussi qu’elle doit se réaliser par une grande qualité de connaissance à acquérir, dont le maître-mot est la recherche de la vérité. C’est pour cette raison que la recherche de la vérité, finalité de la vie intellectuelle, prend toute sa place et s’avère capitale dans le processus de l’amitié, en particulier dans le choix qui en est le moment-clé, la porte d’entrée. Cette alliance entre le choix et la recherche commune de la vérité marquent le point de départ en vue de la réussite d’une amitié, de sa durée, mais surtout du bien que les amis recevront l’un de l’autre et l’un pour l’autre, donc de leur bonheur. C’est là qu’apparaît une relation essentielle entre la finalité de la vie de l’intelligence et la finalité de l’amitié, entre la finalité et le bien. De même, c’est dans l’expérience de l’amitié que nous découvrons personnellement le lien entre l’intelligence et la volonté. En effet, plus la connaissance entre les personnes s’approfondit et se qualifie, plus l’amour grandit, et, à l’inverse, plus la connaissance est superficielle et impersonnelle, plus l’amour diminue, pour à terme disparaître. C’est là que la durée est nécessaire, que l’amour peut s’essouffler avec le temps.

C’est là aussi et surtout que nous prenons conscience de l’importance de la finalité, de la cause finale remplacée par la cause efficiente. L’effet sans la finalité conduit à l’efficacité qui rappelle la philosophie de Descartes. Pour Descartes, l’efficacité détermine la volonté, puisqu’elle s’attache aux actions corporelles, l’âme étant par essence dans la pensée (cf. Les passions de l’âme). La philosophie contemporaine, dont Descartes peut être considéré comme le fondateur à la suite de l’idéalisme grec, s’est émancipée de la philosophie de l’être, supprimant la question de la finalité et la remplaçant par la cause efficiente. Il n’y a donc plus de finalité que l’intelligence peut atteindre par voie inductive, mais un effet, une conséquence que la raison atteint par voie démonstrative.

Quelle différence doit-on faire entre le bien et la fin ? L’ami est-il mon bien ? L’ami est-il ma fin ? Si l’ami est mon bien, c’est par l’ami que je découvre ce qui me permet d’atteindre mon bonheur, que je découvre le sens de mon existence. Si l’ami est ma fin, c’est l’ami qui devient le sens de mon existence. La préposition « par » change le sens de ces deux phrases. « Par » signifie la présence d’une intermédiation. La différence entre le bien et la fin est nette. Le bien est l’intermédiaire en vue de la fin. Le bien est l’intermédiaire entre la personne de l’ami et la fin, la finalité de la personne. C’est donc par le bien que je vais atteindre ma fin, par le bien qui provient de l’ami. L’amitié permet à l’homme, non seulement d’atteindre son bonheur terrestre, mais de tendre vers une sagesse qui le conduira vers le souverain Bien, qu’Aristote étudie dans l’Éthique à Nicomaque, puisau livre A de la Métaphysique, en précisant la nature et l’importance de la philosophie : « La science la plus élevée, et qui est supérieure à toute science subordonnée, est celle qui connaît en vue de quelle fin il faut faire chaque chose. Et cette fin est le bien de chaque être, et, d’une manière générale, c’est le souverain Bien dans l’ensemble de la nature. De toutes ces considérations, il résulte que c’est à la même science que s’applique le nom de Philosophie : ce doit être, en effet, la science théorétique des premiers principes et des premières causes, car le bien, c’est-à-dire la fin est l’une de ces causes. […] Or la Philosophie, seule, se trouve présenter ce double caractère : Dieu paraît bien être une cause de toutes choses et un principe, et une telle science. Dieu seul, ou du moins Dieu principalement, peut la posséder. Toutes les autres sciences sont donc plus nécessaires qu’elle, mais aucune ne l’emporte en excellence. »

Le bien suprême est d’essence divine pour Aristote, terme et sommet de la vie humaine. C’est l’intelligence qui en acquiert la connaissance, mais c’est par l’amour que ce bien est atteint.

Á propos du bien et de la fin, pour différencier la philosophie réaliste de la philosophie moderne, il est nécessaire de revenir à Descartes, pour qui le souverain bien se situe au-delà du bien réel ou des biens particuliers, le réel étant ce qui est marqué par la finitude, par la corruption. Le bien est au fini ce que le souverain bien est à l'infini qui est Dieu. Le principe pour Descartes consiste à se détacher de toutes nos incertitudes, donc à douter de tout ce qui n’est pas certain, dans la pensée et non dans l’être : là est l’erreur. La sincérité réclame la certitude, tandis que la vérité est recherchée pour elle-même. Aussi l’intelligence est-elle capable, par elle-même, de découvrir l’existence de Dieu.

L’intelligence agit entre ce qui la détermine, la réalité existante, « ce qui est », l’être, donc sa finalité, et la forme qu’elle reçoit, puisqu’elle abstrait pour la connaître, mais en l’enveloppant de l’imagination, de l’image perçue et pensée de la réalité. L’abstraction de la forme soumet l’intelligence au pouvoir immanent de la pensée. Entre la vie intellectuelle et la vie affective, il est nécessaire d’avoir saisi la relation mutuelle entre la vérité et le bien, la première tournée vers la réalité, la seconde vers la finalité. Avant de poser des actes d’intelligence et des actes de volonté, nous comprenons et nous avons conscience que nous existons en premier lieu. L’exister précède la vie, l’exister précède la pensée.

Mais un effet se produit de l’intelligence sur la volonté et de la volonté sur l’intelligence, quand l’une s’impose sur l’autre. Quand l’intelligence s’impose, elle affaiblit le réalisme de l’acte volontaire, entraînant le manque de décision. À l’inverse, quand la volonté s’impose, elle risque de relativiser la connaissance, entraînant un manque de prudence. Par conséquent, ce n’est pas l’opération de l’intelligence qui engendre l’acte bon, mais celle de la volonté mue par la recherche de la vérité. Cette nécessité ordonnée, qui engage l’homme, lui indique son bien : le bien de l’acte volontaire participe au bien de l’acte intellectuel dans leur coopération et la croissance de leurs biens respectifs.

Ainsi, au fil de l’épreuve du temps, l’amitié progresse, se qualifie, et la personne de chacun des amis devient meilleure du fait de la croissance de leur amitié spirituelle. L’amour apporte ainsi une possibilité de dépassement par cette recherche commune de la vérité et par les apports qu’ils reçoivent l’un et l’autre tant au plan intellectuel que volontaire. N’est-ce pas la grandeur et la noblesse de l’amitié ? Ceci explique ce dépassement dans l’ordre de l’amour, qui d’ailleurs s’opère aux deux niveaux par leurs finalités respectives : l’intelligence dans la recherche des principes et des causes, l’amour tourné vers le bien de la personne.

Où mène cette alliance de l’intelligence et de la volonté dont l’homme fait l’expérience dans l’amitié spirituelle ? Au bonheur. Mais quel bonheur ? « Si le bonheur est une activité conforme à la vertu, il est rationnel qu’il soit activité conforme à la plus haute vertu, et celle-ci sera la vertu de la partie la plus noble de nous-mêmes. […] Or l’activité selon la sagesse est, tout le monde le reconnaît, la plus plaisante des activités conformes à la vertu. […] Ce qu’on appelle la pleine suffisance appartiendra au plus haut point à l’activité de contemplation. [...] On peut même penser que chaque homme s’identifie avec cette partie même, puisqu’elle est la partie fondamentale de son être, et la meilleure. » (Éthique à Nicomaque)

L’amour réclame la recherche incessante de la vérité ; sinon il demeure dans l’affectivité, comme la vérité l’est dans la sincérité. Nous sommes tous des affectifs sincères, mais si rarement de vrais amis, vis-à-vis des hommes, comme de Dieu lui-même ! L’intelligence est gardienne de l’amour : de l’amour de soi, de l’Autre et de l’autre, selon cet ordre. Par amour, elle exige une profonde humilité et un grand sens de la finalité pour le bien de l’homme et du monde.

Quels enseignements pouvons-nous en tirer ? Deux points essentiels nous viennent à l’esprit, annoncés par deux citations, l’une d’un Père de l’Église, l’autre d’un psaume de l’Ancien Testament,

Ainsi, quand saint Augustin dit : « Aime et fais ce que tu veux », l’amour est désigné comme la seule destination de nos intentions et de nos actes. Mais il faut donner à cet ordre de vie sa véritable signification, car il s’agit bien de l’ordre chrétien, deuxième commandement de Dieu : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même », suivant le premier : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu ». « Aime » fait référence à l’amour parfait de Dieu, et non à l’amour imparfait de l’homme, qui doit agir et tendre vers sa perfection, face au mystère (cause finale) et au modèle (cause exemplaire) de Dieu Amour. Si tu aimes comme Dieu t’aime, tu pourras faire « ce que tu veux », non du volontarisme, mais de la volonté qui est l’amour d’une personne, amour gratuit, totalement offert, « sponsal », pour reprendre un terme cher à saint Jean-Paul II.

« Amour et vérité se rencontrent, justice et paix s’embrassent ; la vérité germera de la terre et du ciel se penchera la justice » (Psaume 84). Amour et vérité sont inséparables, intrinsèquement liés et ordonnés l’un à l’autre. Sans la recherche de la vérité, l’amour se réduit au sentiment, à l’affectivité sensible ou formelle. L’amour est don de soi, pour en retour recevoir un amour partagé, et non l’inverse, signe de possession. Tel est le mystère de l’amour, nous semble-t-il, entraînant le sacrifice dans l’humilité éprise de la vérité naturelle et accomplie dans la vérité surnaturelle, à l’école des béatitudes évangéliques.

Ainsi, peut-on dire qu’on aime quelqu’un – son frère, son fils, son conjoint ou son ami - quand en premier lieu on n’est pas épris de vérité, qu’on ne la cherche pas inlassablement ? Car aimer, c’est avant tout aimer la vérité, la choyer comme son bien précieux, la sève de son bonheur. Telle est la leçon ‘métaphysique’ que l’amour exige pour être réel et non sentiment ou apparent.

Il ne suffit pas de dire que l’on aime. En Dieu seul, l’être, le penser et le dire ne font qu’un. En l’homme, le penser ou le dire n’est pas l’être, mais son apparence souvent formelle, voire trompeuse. Aimer, ce n’est pas s’aimer soi-même d’abord, sauf d’un amour socratique, ordonné au « connais-toi toi-même » dans l’ordre de charité étudié par saint Thomas d’Aquin. L’amour n’est pas possessif ou captatif, parfois au risque d’être irraisonnable. L’amour véritable est spirituel, sans écarter le sensible, mais l’ordonnant au spirituel, humain dans l’alliance à la vérité, et chrétien dans la Nouvelle Alliance. Tel est le mystère de la personne humaine que la philosophie, comme la théologie, doit aimer, que la famille doit respecter et promouvoir pour être semence de vie et d’unité au service de l’homme et de l’humanité, en particulier face aux graves enjeux de nos civilisations.

Jean d'Alançon