Un siècle après 1914, soixante-dix ans après le Débarquement, vingt-cinq ans après la chute du Mur, comment se pensent la guerre et la paix ? Une réflexion d’Henri Hude, directeur du Pôle Ethique des écoles de Saint-Cyr Coëtquidan. Cette semaine, la normalisation du monde par l’American Way of Life.
MALGRE SON HYPERACTIVITE guerrière et militaire, l’Idée de l’empire reste fondamentalement pacifique. Le levier principal de la normalisation doit être un accroissement général de la prospérité, grâce au free-market, et par suite une réduction massive de l’agressivité, conduisant elle-même peu à peu à une démocratisation générale et à la paix universelle, apaisée et régulée par une unique idéologie libérale séculière.
Dans ce contexte, la guerre n’est qu’un coup de bistouri passager, destiné à faciliter l’accouchement de la société future, inévitablement appelée par un déterminisme historique de nature avant tout économique. Le pragmatisme américain, en ce sens, n’est pas si éloigné que cela du marxisme. Il se veut bienveillant, puisqu’en définitive, son projet est d’apporter le développement [1] : son pouvoir (libéral) viendra par surcroît et peut-être comme un bienfait de plus.
En outre, la focalisation de l’attention sur les conflits en zone musulmane fait oublier que l’enjeu politique principal, pétrole mis à part, n’est pas là. Pour la politique de new world order, l’essentiel est la normalisation du reste du monde selon l’Idée de l’empire.
Diviser pour régner
Par normalisation, il ne faut pas entendre conquête, ou occupation, car l’empire se veut et se pense libéral, même quand il a recours à des méthodes musclées, ou machiavéliques. Par normalisation, il faut juste entendre la mise en conformité de l’économie, de la politique et de la culture avec les normes générales US. Il doit bien sûr en résulter un certain leadership automatique des US, du moins pendant une longue période de temps, parce que les peuples normalisés garderont longtemps une « identité divisée » — a divided self [2], et donc seront moins dynamiques, sûrs d’eux et performants que la puissance dont ils auront adopté les critères, étrangers au départ à leur génie propre. Du moins le présume-t-on.
Par reste, il faut entendre d’abord la Russie et la Chine, parce que ces deux nations ont une longue et solide tradition étatique, à la différence de l’Inde et du Brésil.
La politique de l’empire n’est donc pas d’abord guerrière. Sa façon de « conquérir » les autres est plutôt de les engager dans une interaction économique et technique. Il place sa confiance dans l’effet modernisateur des mentalisés, par la diffusion des sciences, des techniques et de l’économie libérale[3]. De l’alignement économique et de la diffusion progressive des informations, notamment via l’Internet, doit résulter peu à peu le désir, puis la réalité d’une normalisation culturelle libérale[4], puis une démocratisation politique (i.e. démocratie libérale, médiatique, etc., telle que nous la connaissons en Occident). Les régimes autoritaires sauteront les uns après les autres sous la pression de la démocratisation libérale induite par le progrès économique et technique.
Théoriquement irrésistible
Cette politique est censée être irrésistible, tant on suppose irrésistible aussi l’attrait de l’American way of life, de la liberté individuelle, de la démocratie politique, etc. Et ceci est vrai tant que le prestige moral et la puissance de rêve de l’Amérique demeure suffisants. Ceci devient faux, quand les USA prennent le visage d’une oligarchie militariste, dogmatique, immorale, manipulatrice, etc. En un mot, quand ils passent à leur opposé.
En outre, le « reste », c’est-à-dire essentiellement la Russie, et la Chine étaient malgré tout des puissances massives, des puissances nucléaires et des États forts. C’est pourquoi, pendant une génération, l’empire qui plaçait tout son espoir dans la normalisation économique, n’a pas tenté d’action de force directe contre eux, pas même contre l’Iran.
Henri Hude est philosophe, directeur du Pôle Éthique des écoles militaires de Saint-Cyr Coëtquidan. Dernier ouvrage paru : La Force de la liberté, nouvelle philosophie du décideur (Economica).
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[1]. Ajoutons que l’empire, afin de réaliser le développement économique et donc la conquête politique et culturelle de ses adversaires, a choisi aussi pour d’autres raisons plus triviales, la désindustrialisation et la financiarisation. De là est résulté une certaine reprolétarisation en Occident, un dégonflement de la classe moyenne, une croissance phénoménale de l’inégalité, et en résumé un remplacement du régime mixte fortement démocratique par une oligarchie de plus en plus fortement teinté de ploutocratie, de pouvoir policier, de militarisme.
[2]. Samuel Huntington, op.cit..
[3]. Zbigniew Brzerzinski, La Révolution technétronique.
[4]. Concernant la normalisation culturelle, l’empire propose de plus en plus pour dogme unique un individualisme relativiste et sécularisé. La sécularisation est censée suivre automatiquement la pénétration du capitalisme libertaire, surtout si l’oligarchie jugée plus occidentalisée prend le contrôle des médias. Toutefois, pour des raisons tenant à l’alliance entre évangélistes américains et impérialistes néo-conservateurs, ces derniers sont prêts à tolérer que la diffusion du protestantisme évangélique soit considérée comme une précondition fréquente de la normalisation générale. Il n’est pas rare, par exemple, de voir les prédicateurs évangélistes travailler la main dans la main avec les représentants d’USAID. Le militarisme impérial est aussi une des caractéristiques majeures de l’évangélisme américain, et l’évangélisme une caractéristique non négligeable du militarisme impérial. Il est intéressant d’observer que le protestantisme évangéliste s’engage en ces temps postmodernes dans les voies qu’a suivies le catholicisme durant les temps prémodernes et dont il s’est retiré. Considérant cette alliance de l’impérialisme et de l’évangélisme, il est probable que le retour de bâton sera violent, pour l’évangélisme, quand le retrait de l’empire sera devenu un fait accompli. Ceci est un élément important concernant la guerre depuis la fin de la Guerre froide, car ce n’est guère que depuis ce moment, que les évangélistes sont sortis de leur ghetto, grâce à leur alliance historique avec les néo-conservateurs. Certains catholiques américains ont été tentés de les imiter.
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