Billets de banque

Il est sans doute difficile à une société laïcisée de se souvenir du rôle des gardiens du temple. En protégeant les grands prêtres de la foule, ils donnaient aux premiers l’assurance de pouvoir exécuter leur mission avec indépendance, y compris lorsque les oiseaux étaient de mauvaise augure ! Autrement dit, ils manifestaient concrètement l’existence d’une limite à la volonté populaire. Au fond, c’est l’une des caractéristiques du sacré de manifester l’altérité absolue, que ce soit celle d’une idole faite de main d’homme ou d’un Dieu transcendant.

Nos sociétés sont devenues rationnelles. Cela signifie qu’elles ne croient plus au sacré et sont entièrement plongées dans l’immanence. Cela ne veut pas dire qu’elles soient devenues raisonnables au sens où la raison leur commanderait de ne pas outrepasser certaines limites dans leurs désirs.

Curieuse coïncidence, la monnaie-papier est historiquement contemporaine de la démocratie. Est-il besoin de rappeler que la monnaie papier est créée ex nihilo et que, hors l’inflation qui en manifeste l’inanité, il n’existe aucune limite pratique à cette émission monétaire « à partir de rien ». Alors que le souverain devait découvrir de l’or pour battre monnaie, le peuple peut dire à sa représentation : « créez donc la monnaie pour nous donner « du pain et des jeux », pour nous faire des tarifs sociaux sur l’alimentation, l’énergie, les transports, les communications téléphoniques ; créez-en encore pour nous donner accès libre à la diffusion de toutes les manifestations sportives qui engagent l’honneur national » !

Dans l’impossibilité de résister à la pression impulsée par de si grandes ambitions de vie, la représentation parlementaire a préféré se défausser sur une Institution qu’elle a voulu « indépendante ». On peut bien se demander de quoi la Banque centrale - puisque c’est d’elle dont il s’agit -, peut se dire indépendante puisque la volonté qui lui a conféré l’indépendance peut lui ôter à la faveur d’un vote parlementaire. L’extrême fragilité de cet acte de naissance n’est que rarement rappelé par les députés car ils savent bien qu’ils seraient emportés par le tourbillon des revendications qu’ils ont eux-mêmes stimulées pour être élus. Bref, les députés aussi ont besoin des gardiens du temple et ils sont, en plus, bienheureux de pouvoir en faire des boucs émissaires de leur incapacité à répondre aux sollicitations populaires.

Quel est donc le sacré que les gardiens du temple se doivent de protéger sinon ce qui est aujourd’hui le fondement du lien social, l’argent ! Oui, l’argent joue aujourd’hui le même rôle que le sacré hier, à la fois comme fédérateur des relations sociales et comme limite aux velléités des hommes à se prendre pour des dieux.

Tout cela irait bien si la crise économique n’était passée par là. Devant l’effondrement de la valeur des actifs dont ils ont cautionné l’acquisition en maintenant des taux d’intérêt faibles, les gardiens du temple auraient pu, à défaut de compassion, faire preuve de pragmatisme. C’est bien ce que la section américaine de l’ordre des gardiens du temple a fait : contre tous les principes et contre ses statuts, elle a acheté des titres toxiques et elle s’est engagée à les conserver aussi longtemps qu’il n’y aurait pas d’acheteur pour les lui reprendre ; elle a parallèlement, contre la logique même de sa fonction, acheté des bons du Trésor américain à trente ans, histoire que l’on ait oublié ce qui avait motivé leur émission et que leur remboursement se fasse sur le compte de l’éventuelle prospérité future.

Ce n’est pas ce que fait la section européenne de l’ordre des gardiens du temple, au contraire ! Ses émissaires parcourent les pays et, plus les peuples se sont laissés aller aux délices de la vie à crédit, plus ils chargent leurs épaules. Se faisant appeler Troïka, ils ne se contentent pas d’exiger le remboursement du principal, ils font payer le prix du temps à des taux usuraires que la loi interdit dans les transactions entre citoyens ordinaires. C’est pour tenter de remplir ce gouffre des intérêts usuraires qu’ils fouettent les peuples d’impôts, qu’ils les dépècent des services publics qu’ils pensaient avoir acquis avec la démocratie. Mais de quelle adhésion ce principe bénéficiera-t-il encore demain si, sous son couvert, c’est la ruine des familles et l’affaiblissement des peuples qui sont réalisés ? La représentation parlementaire se fait coi, montrant ainsi sa connivence implicite avec le jugement dernier des peuples endettés.

Les gardiens du temple ont pour eux la Loi. C’est elle qui les a institués dans leur fonction. Ils ont pour eux la morale élémentaire, celle qui exige qu’une dette soit remboursée. Ils pensent être les justiciers des temps modernes.

Ils ne savent pas que, au-delà de la morale, il y a le pardon. Leur raison est impuissante à comprendre que, lorsque le poids qui pèse sur leurs épaules est trop lourd, les hommes s’effondrent sur place avec leur charge. Ils n’ont pas le cœur de remettre les dettes alors même que cela ne leur coûterait rien.

C’est vrai qu’ils ont pour eux l’attitude des responsables politiques qui continuent à promettre la lune. Mais c’est une position qui est en train de changer. Certes, il existe un village d’irréductibles Gaulois qui croient encore à la potion magique de la dépense publique à crédit. Mieux, au lieu de la garder jalousement pour eux-mêmes, ils rêvent désormais d’en élargir l’usage à l’ensemble de l’Europe. Personne ne sait exactement ce qu’il faudrait pour le ramener à la raison.

Justement, un programme de remise des dettes serait nécessairement conditionné par un chemin d’équilibrage budgétaire. Il s’agit d’un contrat de rémission proposé aux peuples à travers leur représentation parlementaire : « si tu acceptes de ne plus manger ton blé en herbe, alors le crédit pris pour le grain à semer n’a pas à être remboursé ». En termes modernes, « si tu arrêtes de dépenser l’argent que la croissance future peut amener, alors le stock de dettes publiques constitué dans l’idée de stimuler cette croissance n’aura pas à être remboursé ».

En agissant ainsi, les gardiens du temple perdraient en vertu morale ce qu’ils gagneraient en mission prophétique. Ils redonneraient espoir aux peuples. Les Européens sortiraient de la défiance mutuelle. Les institutions politiques qu’ils sont en train de construire pour demain n’auraient plus pour base l’équivalent d’une conquête militaire, avec ses zones ruinées, ses vainqueurs et ses vaincus. Elles seraient fondées sur la confiance, forgée dans le fait d’avoir pu trouver une porte de sortie par le haut dans la grande épreuve qu’ils traversent et qui menace aujourd’hui de les engloutir.

 

Gérard Thoris est professeur à Sciences Po.

 

Photo : billets de banque © Wikimedia Commons / Lionel Allorge