Le ministère de la Programmation scolaire

Comment la République pense sa fonction "éducatrice" ? Sa mission est un programme, et sa méthode, une programmation.

LA REVOLUTION FRANCAISE avait sa conception de l’homme : le libéralisme philosophique. Dans ce que l’on peut appeler une opération de cache-cache sémantique, on préfère aujourd’hui parler de philosophie des Lumières. La réalité sous-jacente n’en est pas moins précise et certaine. Il s’agit de reconstruire la société sur la base d’un individu détaché de ses liens naturels, dont la famille.

Pour ce faire, nos philosophes ont imaginé une fiction, le contrat social (Lumières françaises) et une réalité, le contrat marchand (Lumières écossaises).

Sur un disque dur vierge

La République poursuit le programme institutionnel cohérent avec cette conception. L’individu est lui-même une table rase. Sur ce disque dur vierge, elle peut transférer toutes les bases de données disponibles. La sélection entre ces bases est effectuée par un personnage bien plus puissant que ne le laisse penser son titre pourtant déjà remarquable de ministre de l’Éducation.

Une fois ces bases sélectionnées, elles font l’objet d’un copier-coller entre le cerveau du maître et celui de l’élève.

Pour être sûr du cerveau du maître, on crée une École normale en parallèle de l’Université, dont les diplômes sont pourtant délivrés par l’État. Le singulier de l’École normale et de l’Université se justifie par le fait que chacune des personnes qui travaillent dans ces nobles institutions le fait « par délégation du ministre ». Pour être sûr de la méthode qu’ils emploient, un corps d’inspecteurs a libre accès aux classes et libre pouvoir quant au destin des enseignants.

Formatage

Évidemment, les problèmes commencent lorsque les enfants ne sont pas de véritables tables rases. Il y a quelque chose qui les empêche d’inscrire dans leur cerveau le savoir universel pour lequel ils sont faits. Le ministre estime que cela tient au fait qu’il ne dispose pas des pleins pouvoirs et il dépêche ses émissaires pour que les enfants entrent à l’école dès leur plus jeune âge.

Les cerveaux les mieux ajustés à ce programme de transmission réussissent brillamment tout ce que la République a institué de concours. Ils ne peuvent pas voir un problème qui ne les a jamais concernés et ils n’imaginent pas un seul instant qu’il puisse y avoir une variété des modes de formatage des disques durs. Ils imaginent encore moins que les disques durs peuvent être en apprentissage automatique, pour reprendre une expression qui relève de l’intelligence artificielle.

Les cerveaux moins ajustés à ce programme de transmission rament. Cependant, dans la hiérarchie de fait des écoles et des universités, ils réussissent à décrocher un diplôme qui leur ouvre, malgré les intentions du ministre et de sa hiérarchie, la voie de l’insertion professionnelle. Arrivés à ce stade, ils savent d’avance qu’ils ne pourront jamais intégrer la caste de ceux qui ont toujours brillamment répondu aux attentes de la programmation scolaire et qui, de ce point de vue, n’ont jamais connu l’échec.

Des gènes résistants

Les cerveaux qui se refusent à une programmation par voie de copier-coller sont en déshérence. Ils peuvent être le Dernier de la classe [1] ou errer de rattrapage en rattrapage jusqu’à décrocher un emploi aidé ou, à défaut, un RSA-jeune [2].

La justification de ce dispositif, dernier avatar de l’échec du système de programmation scolaire, par Michel Sapin, ministre du Travail, est fort révélatrice : « Ce sont des jeunes qui ont tellement de problèmes de santé, de famille qu’ils ne peuvent même pas obtenir un emploi aidé du type emploi d’avenir [3]. » Eric Maurin rebondit sur cette formule à propos des mauvaises performances de la France dans le classement PISA 2013 : « Le faible niveau d’implication des parents des classes populaires n’est pas inscrit dans leurs gènes [4]. »

Ce constat pourrait être une bonne nouvelle mais le lecteur attentif aura compris que, pour en tirer les conséquences, il faudrait remodeler le système éducatif depuis sa racine philosophique [5].

Ajustement, désajustement

 Comment impliquer les parents lorsque la carte scolaire les prive de la liberté élémentaire de choisir l’établissement qui leur convient ou qui paraît convenir à leurs enfants ? On se souvient que « l’assouplissement » de la carte scolaire décidé par Nicolas Sarkozy a été suivi d’un « ajustement » par François Hollande [6].

On s’éloigne à grands pas de ce qui était la « décision 6 » du rapport Attali 2008 : « Permettre aux parents de choisir librement le lieu de scolarisation de leurs enfants[7]. » Pionnière dans ce domaine, la Suède a effectivement introduit le coupon scolaire en 1992. Nous disposons aujourd’hui d’assez de recul pour constater que les inégalités liées au « statut économique, social et culturel » sont bien moins grandes qu’en France [8].

Or les structures éducatives font système. Une fois les établissements en concurrence, il faut bien qu’ils s’ajustent à la demande variée des élèves, relayés par leurs parents. C’est pourquoi on y expérimente concrètement ce que l’on trouve dans la plupart des rapports remis à notre ministre : la personnalisation de l’enseignement dans un emploi du temps fait sur mesure [9]. Ainsi, au lieu de se plaindre que les élèves ne soient pas adaptés au système éducatif, on tente le pari d’ajuster le système au développement personnel des élèves, quelle que soit la forme de leur structure mentale.

L’apprentissage toujours bloqué

Parmi celles-ci, certaines sont plus proches de la démarche inductive. À l’extrême de cette démarche, on trouve l’apprentissage. L’Allemagne le pratique de manière systématique depuis des générations. Le chômage des jeunes (moins de 25 ans) y est remarquablement plus faible que partout ailleurs dans le monde et comparable à celui du Japon (8 % de la population active en 2013). L’ouverture au progrès personnel par la pratique professionnelle a permis à un Jürgen Schrempp de devenir dirigeant de Daimler (1995-2005) [10] !

Au lieu de cela, le gouvernement de François Hollande a supprimé l’indemnité compensatrice de formation (2,8 Mds €) et s’il souhaite atteindre le chiffre symbolique de 500 000 apprentis, c’est sous condition d’embauche, indépendamment du besoin de l’entreprise en termes d’effectifs !

Des enseignants bridés

Tout ceci est d’autant plus regrettable que les personnels enseignants sont incroyablement dévoués à la réussite des élèves, quels qu’ils soient. Beaucoup d’entre eux ont un tropisme particulier pour aider les plus fragiles dans l’accès au savoir et l’épanouissement de leur personnalité.

D’autres ont le talent de mettre sur orbite les esprits les plus pénétrants pour qu’ils découvrent de nouveaux mondes scientifiques, techniques ou artistiques. Ils ont autant d’idées qu’il existe de situations concrètes sur le terrain. Ils ont tout juste assez de liberté pour ne pas désespérer complètement de leur situation. Mais, bizarrement, ils sont attachés au programme.

Dans une sorte de non-dit collectif, il leur arrive encore de penser que, lorsque la réalité échappe au programme, c’est que la réalité a tort. Cela n’est vrai que jusqu’au point où la réalité s’effondre sur elle-même. Comme dirait K. Marx, la crise naît de ce que la superstructure juridique n’a pas évolué au rythme de l’infrastructure. Peut-être que nous y sommes !

 

Gérard Thoris est économiste, professeur à Science Po.

 

 

 

 

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[1] Antoine Riboud (1999), Paris, Grasset.
[2] En expérimentation dans dix départements depuis octobre 2013, sa généralisation à 100 000 jeunes est déjà programmée, quels que soient les résultats de l’inévitable et inutile rapport d’évaluation.
[3] Cité par Cécile Crouzel (2013), « Le gouvernement lance une sorte de RSA pour jeunes décrocheurs », Le Figaro du 1er octobre 2013. Média Internet, http://www.lefigaro.fr/emploi/2013/10/01/09005-20131001ARTFIG00242-le-gouvernement-lance-une-sorte-de-rsa-pour-jeunes-decrocheurs.php
[4] Eric Maurin (2013), « L’implication des parents compte, elle peut être un levier d’action politique », Le Monde du 3 décembre. Média Internet http://abonnes.lemonde.fr/societe/article/2013/12/03/education-l-implication-des-parents-compte-elle-peut-etre-un-levier-d-action-publique_3524373_3224.html?xtmc=pisa_2013&xtcr=8
[5] Si le français était encore une langue vivante, on pourrait se contenter de dire « réformer radicalement ». Hélas, on sait que le mot « réforme » a été entièrement vidé de son sens. Pour s’en convaincre, il suffirait de faire l’inventaire des réformes de l’Education nationale depuis 1944.
[6] « Carte scolaire : après « l’assouplissement », l’ajustement », Le Monde du 11 avril 2013, Média Internet http://abonnes.lemonde.fr/education/article/2013/04/11/carte-scolaire-apres-l-assouplissement-l-ajustement_3158119_1473685.html
[7] Jacques Attali, président (2008), « 300 décisions pour changer la France », Rapport de la Commission pour la libération de la croissance française, Paris, La documentation française. Six ans après publication, la relecture du chapitre 1 se révèle particulièrement stimulante !
[8] « Les gagnants et les perdants du classement PISA », Le Monde du 3 décembre, Média Internet http://abonnes.lemonde.fr/education/infographie/2013/12/03/les-gagnants-et-les-perdants-du-classement-pisa_3524508_1473685.html
[9] Voir Jacob Arfwedson (2013), « Les vouchers (chèques éducation) et les écoles libres : l’exemple suédois », Paris IREF, Média Internet, http://www.irefeurope.org/sites/default/files/Etude%20IREF%20ECOLE%20SUEDE.pdf. On pense aussi aux magnet schools américaines, construites autour de ce qui mobilise intérieurement les élèves.
[10] Voir le dossier équilibré de Werner Zettelmeier (2006), « Allemagne : la transition éducation/formation/emploi », Regards sur l’économie allemande, Bulletin économique du CIRAC, Média Internet http://rea.revues.org/830#tocto1n13