PS

Le texte qu’on va lire a été écrit fin août 2009, en parallèle de l’Université d’été du PS à La Rochelle (26-28 août). Le slogan de cette université, « Ensemble, le changement », sentait bien le remake.

Le changement qui s’est produit depuis cette date était en germe à cette période ; on ne voulait pas le voir ; il fallait croire, encore et toujours, à l’efficacité des politiques de dépenses publiques, à n’importe quel  niveau de recettes fiscales.

Aujourd’hui, on ose à peine consulter le « nouveau modèle économique, social et écologique » présenté lors de la Convention nationale du 27 avril 2010.

Tant de rendez-vous manqués avec la réalité économique finiront par user la crédibilité d’un parti dont la force de proposition est nécessaire à l’exercice normal de la démocratie.

Seules les quelques lignes de conclusion ont été rapprochées de l’échéance électorale de 2012.

La crise que traverse le Parti socialiste dure depuis maintenant trop longtemps pour qu’il s’agisse d’un simple cycle lié à la découverte d’un nouveau leader incontesté. Sans conteste, on peut la faire commencer avec la défaite de Lionel Jospin aux élections présidentielles de 2002. Une mutation a été courageusement tentée en vue des élections de 2007 mais on peut considérer qu’elle a été mise en veilleuse lors du discours de Villepinte. Que la vertu du discours perde ainsi son emprise sur la pâte sociale doit être expliqué. La thèse ici soutenue est que le Parti socialiste est aujourd’hui incapable de puiser dans la sève de ses racines historiques d’une part, dans le bilan de son action depuis la décennie des années quatre-vingt d’autre part. Sans cette sève, il est impossible de soutenir la frondaison de nouveaux projets politiques cohérents ; sans un bilan considéré comme « globalement positif », il est impossible d’asseoir sa crédibilité. Nous commencerons notre analyse par ce deuxième point, plus factuel, avant de revenir sur le premier, plus politique.

Le bilan économique des années 1980

De manière un peu brutale, on peut dire que, depuis 1988, la France peine à défaire ce qui a été fait réalisé à la hâte, sinon à la hache, durant les premières années de la décennie 1980. On peut le vérifier sur trois thèmes : les nationalisations, la retraite à 60 ans et, à partir de 1997, les 35 heures.

Les buts poursuivis par les nationalisations sont nombreux. Nous n’en retiendrons qu’un, à travers cette citation de François Mitterrand : « Je pense que ces nationalisations nous donneront les outils du siècle prochain et des vingt dernières années de celui-ci ; si cela ne se faisait pas, loin d'être nationalisées, ces entreprises seraient rapidement internationalisées. » [1]. Cette citation est intéressante parce qu’elle montre que le problème est bien posé, qu’il est toujours d’actualité, mais que la solution proposée est impraticable. Le mouvement de l’internationalisation peut bien être arrêté par une barrière politique souveraine, à condition qu’elle soit cohérente avec les accords internationaux qui ont été signés par cette même souveraineté. Mais il est devenu matériellement impossible de s’extraire du flux de création de richesses permis par la division internationale du travail ; il est tout aussi impossible de bénéficier des marchés émergents lorsqu’on est soi-même retranché derrière des barrières de toutes sortes, y compris les barrières de la propriété du capital. Les nationalisations ont donc été suivies par une phase de dénationalisations dont le cycle n’est pas complètement achevé puisqu’il s’est finalement étendu, engagement européen oblige, jusqu’aux utilities ou « services publics ». Encore une fois, le problème était bien posé. Les entreprises du CAC 40, et bien d’autres, ont effectivement été internationalisées : pour les premières, leur chiffre d’affaires est réalisé à 85 % environ à l’étranger et leur capital est détenu à 40 % environ par des non-résidents. Mais c’est par l’abondance du capital, dont la participation des salariés, et non par la propriété publique que l’on estime aujourd’hui pouvoir protéger les entreprises nationales. D’ailleurs, la puissance publique est bien en peine d’alimenter les structures constituées dans ce but (Fonds de réserve des retraites, « fonds souverain » au sein de la Caisse des dépôts et consignations) et le PS s’est toujours opposé à la transformation d’une partie du système de retraite en capitalisation collective – ce que la crise actuelle permet de comprendre sinon de justifier. Notons pour finir qu’il est pour le moins surprenant de lire comme une victoire des idées de gauche le fait que l’Etat soit intervenu pour sauver le système financier et qu’il procède, ici ou là, à des nationalisations. Cette manière de fournir les béquilles du capital [2] échappe doublement à la logique capitaliste : d’abord, les erreurs doivent être payées par ceux qui les ont commises ; ensuite, il est totalement insupportable que de l’argent public soit livré sans contrôle effectif à qui que ce soit et, en particulier, à des entreprises privées. On le voit, entre l’idéologie des nationalisations – comme solution à tous les problèmes – et le pragmatisme absolu – le nez sur l’événement, il y a sans doute place pour une volonté politique : encore faut-il en élaborer la doctrine.

D’une certaine manière, la décision de fixer l’âge de la retraite à 60 ans est beaucoup plus coupable. Il est vrai qu’elle était bien dans l’air du temps. En créant le Fonds national pour l’emploi (loi du 18 décembre 1963), le législateur permet aux salariés de plus de 60 ans d’obtenir le versement de 80 à 90 % de leur rémunération en cas de licenciement. En 1972, le bénéfice en est élargi à tous les salariés alors qu’il fallait auparavant qu’une convention soit signée entre l’Etat et l’entreprise qui licencie, mais le taux de remplacement est limité à 70 %. Enfin, en 1979, le mécanisme de l’Allocation Spéciale du Fonds Nationale pour l’Emploi (AS-FNE) est élargi aux salariés de 56 à 60 ans. Au fond, l’ordonnance du 26 mars 1982, qui ouvre droit à la retraite à taux plein à 60 ans peut paraître une mesure simple, juste et efficace. Simple parce que l’unique condition est d’aligner 150 trimestres de cotisation ; juste parce qu’elle ne lie plus la retraite à 60 ans à la situation conjoncturelle ou structurelle de l’entreprise ; efficace parce que l’on raisonne encore à l’époque selon le principe des vases communicants qui veut qu’un salarié en retraite enclenche le mouvement d’embauche d’un jeune. C’est tellement vrai que sont créés, à la même date et par la même ordonnance, les contrats de solidarité qui permettent aux salariés de plus de 55 ans de bénéficier d’une préretraite, en contrepartie de l’embauche de jeunes inscrits à l’ANPE ou d’autres chômeurs prioritaires. Pourquoi donc cette décision pourrait être coupable ? D’abord parce qu’il est fort peu raisonnable pour l’Etat de prendre en charge la gestion de ressources humaines des entreprises. Celles-ci ont rapidement pris l’habitude de gérer leurs sureffectifs, voire leur pyramide des âges, en reportant sur la collectivité le coût des effectifs redondants et en créant au passage une catégorie sociale nouvelle, celle des jeunes retraités. Ensuite parce que la doctrine des vases communicants n’a jamais fonctionné en tant que telle : les entreprises qui connaissaient des progrès de productivité supérieurs à la demande disposaient d’un instrument d’ajustement exceptionnellement souple et, au final, fort peu contrôlé. Elles ont appris à se faire une image acceptable en expliquant qu’elles ne pratiquaient pas de « licenciement sec », manière élégante de dire qu’elles reportaient sur le budget de l’Etat et de la Sécurité sociale, pour plusieurs années, le coût des effectifs redondants. Enfin, et surtout, la fixation de l’âge de la retraite à 60 ans en 1982 est coupable parce que les données démographiques sont les plus fiables qui soient, que les effets d’hystérèse y sont parfaitement mesurables et que cette mesure a fini par blesser la justice intergénérationnelle. On savait que le ratio inactifs sur actifs allait doublement se détériorer à la charnière du XXI° siècle : au numérateur parce que les enfants du baby boom partiraient en retraite ; au dénominateur, parce que l’indice synthétique de fécondité est descendu en deçà du seuil de renouvellement des générations au milieu des années 1970. Au lieu d’utiliser le délai qui nous séparait alors de l’événement pour engager les réformes nécessaires, on a préféré favoriser une génération parmi d’autres. Il est vrai que, aujourd’hui encore, des voix se font entendre pour estimer qu’il suffit de laisser dériver le taux de prélèvements obligatoires, les dépenses pour les retraites étant une dépense publique comme une autre. Mais on doit nécessairement reconnaître qu’il s’agit d’une forme de transfert intergénérationnel d’une part, d’un pari sur la croissance future d’autre part. On aura reconnu au passage le triptyque de la politique actuelle de l’emploi : repousser l’âge légal de la retraite, tenter de mettre un terme aux préretraites et, si possible, augmenter le taux d’activité de ceux que l’on appelle aujourd’hui les seniors. Mais qui ne voit dans la violence de certains mouvements sociaux actuels le cri d’un espoir déçu nourri d’un sentiment profond d’injustice devant l’obligation relativement soudaine de travailler plus longtemps, le risque d’être inemployable parce que la société a pris l’habitude de ne plus recruter de seniors, la rencontre régulière d’amis ou de connaissances qui ont bénéficié d’une conjoncture plus favorable pour partir en retraite. Le Parti socialiste ne peut évidemment pas être sourd à ce cri, mais il n’a aucun moyen de le faire dériver vers d’autres qui lui-même. En réalité, il ne peut que prêter main forte à une véritable refonte du système de retraite, encore à faire, et dont il n’est pas sûr qu’il en accepte les principes, s’ils devaient passer par une forme ou l’autre de neutralité actuarielle.

La prudence a, par contre, été de mise pour la promesse, faite en 1972, de réduire la durée du travail à 35 heures hebdomadaire. Là encore, il faut le rappeler, le temps de travail sur une vie entière n’a cessé de diminuer depuis les premières lois sociales timidement prises au milieu du XIX° siècle. Pourtant, Pierre Mauroy s’est contenté d’une expérience à 39 heures et il aura fallu attendre le hasard d’une dissolution parlementaire improbable pour que ressurgisse le programme des 35 heures. Il est vrai que cette promesse n’a été portée par aucune foi et que, on l’a sans doute oublié, Martine Aubry, ministre chargée d’en assurer la mise en œuvre a tenté d’en circonscrire le domaine en évitant les monopoles publics, la fonction publique ou les TPE. Elle n’aura réussi cette politique d’évitement que pour les entreprises de moins de dix salariés où la durée légale du travail est toujours de 39 heures ! Par contre, partout où elle aura été mise en œuvre, la politique des 35 heures aura accru les charges publiques : d’abord, de façon directe dans le secteur public (hormis l’enseignement primaire et secondaire où les obligations de service n’ont pas été modifiées), ensuite de façon indirecte puisque la mise en place des 35 heures a été stimulée par des réductions de charges, enfin de manière plus indirecte encore. En effet, au moment où il a pris ses fonctions au Ministère du travail (2002), François Fillon a décidé d’unifier toutes les garanties de rémunération mensuelles (GRM) vers le haut, entraînant une augmentation substantielle du SMIC ensuite combattue par la prise en charge collective de l’essentiel des cotisations sociales payées par les employeurs pour leurs salariés. On voit bien aujourd’hui qu’il est difficile de sortir de cette situation puisqu’elle a créé une multitude de classes de bénéficiaires et que chacune d’entre elles est prête à défendre ses acquis sans nécessairement comprendre qu’elle a pu les payer en blocage des salaires ou en pertes de marchés. La sortie vers le haut, par les heures supplémentaires, représente un système complexe, ambivalent et, finalement remis en cause au moins temporairement par la crise économique. En même temps, personne n’en défend réellement le principe lorsque, ici ou là, un accord d’entreprise, revient sur cet acquis social. Là encore, le Parti Socialiste ne peut éviter de relire cette page de son histoire sans essayer de clarifier, pour lui-même et pour l’opinion publique, ce qui a relevé d’une promesse mal fondée et ce qui a relevé de l’intérêt général.

Le jugement que l’on peut faire sur ces trois politiques est simple : le programme commun de la gauche est signé en 1972 et, pour l’essentiel, appliqué en l’état à partir de 1981. Entre temps, le monde a subi deux chocs pétroliers, il commence à vibrer du choc des nouvelles technologies de l’information et de la communication et ceux qu’on appelait alors les nouveaux pays industrialisés entrent dans la compétition internationale. En termes moraux, cela s’appelle un manque de prudence, au sens où la vertu de prudence commande de tenir compte des circonstances de temps et de lieu dans l’application d’un principe. Il n’est pas neutre d’ailleurs de considérer que les Etats-Unis, avec Ronald Reagan, la Grande-Bretagne avec Margaret Thatcher ont orienté leur pays respectif dans une direction radicalement différente, ce que, on l’a vu, la France sera amenée à faire beaucoup plus tardivement et, en termes de croissance économique, moins efficacement.

Le bilan social des années 1980

Le bilan social de l’expérience socialiste de la France est sans doute plus complexe et il serait présomptueux d’en faire une analyse critique définitive en quelques paragraphes. Dans la multitude des décisions significatives, nous voudrions en relever trois dont on peut dire, d’une certaine façon, qu’elles n’ont abouti qu’à une réforme partielle ou, si l’on préfère, que l’on est resté au milieu du gué. Il s’agit de la participation des salariés aux décisions de l’entreprise, de la contribution sociale généralisée et du revenu minimum d’insertion.

La question de la participation des salariés aux décisions de l’entreprise est une des pierres d’achoppement du libéralisme appliqué à l’entreprise. François Mitterrand avait, pour la justifier, reprise une formule de Jean Jaurès : « Introduire, dans l’ordre économique, la démocratie partiellement réalisée dans l’ordre politique » (1906). Mais la manière même dont le projet a été mené pose problème : on a en effet noté une focalisation sur la participation des salariés au Conseil d’administration des entreprises nationalisées en appliquant au monde syndical les règles en vigueur pour les partis politiques. Mais, pour éviter les dérives d’un pouvoir mal assis, on a maintenu la nomination des Présidents par le Conseil des ministres. On peut dire, d’une certaine manière, qu’il y a là confusion entre le fond et la forme : les salariés sont légitimement intéressés à ce qu’on tienne compte de leur capacité à prendre des décisions, mais dans leur domaine de compétence [3] ; les syndicats sont légitimement intéressés à connaître les décisions stratégiques de l’entreprise, voire à les infléchir, mais la décision stratégique et la responsabilité qui lui est liée n’appartiennent, au final, qu’à un seul homme. Là où l’on attendait le Parti socialiste, là où il est resté muet, c’est dans le fait de transformer le pouvoir d’opposition des syndicats [4] en pouvoir de transaction. On sait bien que, là où le Comité d’entreprise français dispose principalement d’un pouvoir d’empêchement, son équivalent allemand dispose d’un pouvoir de négociation qui conditionne la stratégie des dirigeants. C’est moins ambitieux mais plus réaliste ; les discussions peuvent être aussi dures, mais elles laissent moins de traces puisqu’elles ne peuvent aller jusqu’à la guérilla. Il est vrai qu’une telle évolution aurait été conditionnée par une réforme de la représentativité syndicale, progressivement engagée depuis 2002. On dira que ce sont les alliances politiques implicites entre les partis politiques et les syndicats qui rendaient cette réforme impossible ; on pourrait dire tout autant que le Parti socialiste aurait gagné en respectabilité de traiter ses alliés comme des partenaires majeurs, capables d’apposer une signature qui engage au bas d’un accord social et responsables de leurs décisions devant leur base comme devant les tribunaux.

Après une première phase de personnalisation de la fiscalité, plus ou moins directement inspirée par Pierre Uri [5], Michel Rocard a eu le courage politique de prendre la décision exactement contraire d’une fiscalité à assiette large et à taux réduit : ce fut la contribution sociale généralisée. Ce faisant, il réintroduisait dans la fiscalité française une imposition au premier franc que les politiques fiscales précédentes et suivantes ont régulièrement supprimée. C’était, de l’avis de son promoteur lui-même, le point de départ d’une vaste réforme de la fiscalité directe, voire des prélèvements sociaux. Comme il faut du temps pour élaborer de telles réformes, on aurait pu imaginer une large réflexion avec les partenaires sociaux sur un système socio-fiscal juste et efficace et se donner un horizon réaliste pour le mettre en place : c’est ce qu’ont fait les Suédois en supprimant la quasi-totalité des tranches d’imposition pour n’en garder que deux, aux taux respectifs de 0 et de 25 %. En France, quel que soit le parti politique, on en est resté à des réformes partielles sans direction cohérente et qui limitent toujours davantage les marges de manœuvre d’une réforme d’ensemble. C’est ainsi que le Parti socialiste, par la voix de Ségolène Royal, a proposé la fusion de la CSG et de l’impôt sur le revenu avec l’objectif avoué de rendre l’ensemble progressif. C’eût été ruiner l’intention de son fondateur et rendre un peu plus difficile encore la réforme toujours à faire du système fiscal français. A l’autre extrême, la réforme impossible de l’impôt sur les grosses fortunes devenu impôt de solidarité sur la fortune a conduit le gouvernement de François Fillon à le vider de sa substance, au moins pour les fortunes importantes, par de nombreuses niches fiscales d’une part, par l’instauration du bouclier fiscal de l’autre. Les protestations socialistes sont faibles contre les premières comme contre le second parce que, on peut le supposer, ses dirigeants savent que cet impôt est dangereux pour la France. Cela ne fournit cependant pas un signal clair pour l’opinion publique et engendre d’importantes stratégies de contournement, dont celle qui consiste à remplacer un PDG par une structure duale afin que le Président du Conseil de surveillance puisse arguer fiscalement d’un rapport professionnel à l’entreprise qu’il a dirigée et dont il a accumulé d’importantes parts sociales ! Il n’est pas trop tard pour reprendre le flambeau d’une réforme fiscale de grande ampleur, dans l’esprit du rapport transpartisan qu’ont voulu signer Jacques Le Cacheux et Christian Saint-Etienne [6], avec une architecture simplifiée et socialement lisible. Le Parti socialiste saura-t-il franchir le Rubicon qui le tient enfermé dans l’idée d’une fiscalité progressive, quitte à permettre à des catégories nécessairement influentes auprès des pouvoirs publics (les œuvres d’art sont toujours exclues de l’impôt de solidarité sur la fortune) d’obtenir des niches fiscales discrètes et confortables ?

On peut avoir envie de lire le revenu minimum d’insertion (RMI) de plusieurs façons. Il pourrait s’agit d’une mise à l’abri du besoin pour les plus pauvres d’une société riche. La France disposait et dispose toujours, pour ce faire, d’une pléiade d’instruments, depuis le SMIC jusqu’aux minima sociaux en passant par les allocations de toutes sortes. Cependant, hormis le SMIC, aucun d’entre eux n’a de lien avec le marché du travail. Il est plus probable que le revenu minimum d’insertion est le couronnement d’une politique de l’emploi inefficace. L’augmentation du SMIC au-delà des progrès de productivité des personnes sans qualification – ce qui est normalement la référence pour le salaire minimum ! – et au-delà des possibilités de redistribution interne à l’entreprise – ce dont témoigne le rétrécissement de la hiérarchie des salaires à la base – ont eu pour conséquence une augmentation du chômage des personnes concernées. Comme il s’agissait d’un chômage structurel lié à l’incapacité de financer le salaire de ces personnels par le fruit de leur production, il ne s’est pas résorbé naturellement avec la conjoncture et s’est transformé en chômage de longue durée. L’employabilité étant, d’une manière générale, inversement corrélée à la durée du chômage, la probabilité de retrouver un travail s’amenuisait au fur et à mesure que l’on se rapprochait de la fin des droits au chômage. Il s’agissait donc de trouver un système qui sauve les individus qui n’étaient plus salariés et qui ne seraient bientôt plus chômeurs d’une pauvreté certaine tout en maintenant le lien de la socialité, à travers une activité productive non marchande : ce fut le RMI. Cette réforme est néanmoins restée « au milieu du gué » d’une manière simple : la partie « revenu minimum » a bien été réalisée, mais la partie « insertion » ne s’est développée qu’au prorata de l’offre publique ou associative d’activités d’insertion, en concurrence d’ailleurs avec le marché du travail. Il a fallu de nombreuses années pour que l’on envisage de permettre à des entreprises privées d’embaucher des Rmistes mais le Revenu Minimum d’Activité (RMA) qui en ouvrait la possibilité était soumis à des conditions tellement restrictives qu’il n’a jamais été réellement utilisé. Notons bien que le Revenu de Solidarité Active (RSA) ne comporte aucune restriction quant à la nature de l’employeur, mais vingt ans se seront écoulés avant d’arriver à cette conclusion simple que la probabilité d’embauche est plus grande lorsque le gisement d’emplois est plus large ! Comme l’obligation d’insertion était toute relative, le RMI a développé une faille qui n’était pas dans l’idée de ses promoteurs mais contre laquelle ils n’ont lutté que très faiblement : celle de la trappe à la pauvreté. Le concept n’en est toujours que modérément accepté, il est même parfois violemment rejeté sans se rendre compte que, si le calcul économique n’est pas tout, si les vertus du travail et le goût de la socialisation sont de véritables moteurs de l’action, il faut bien du courage pour les mettre en œuvre pour quelques dizaines d’euros par mois. C’est d’ailleurs l’un des points d’achoppement de l’idéal socialiste que de reconnaître que la régulation d’une société marchande se fait moins par des valeurs objectives que par la contrainte de l’intérêt. Le RSA n’en a d’ailleurs pris acte que modérément, dans l’esprit sans doute, dans la lettre de la loi et dans son application beaucoup moins, de sorte que l’on peut prédire sans trop de risque de se tromper qu’il connaîtra le même sort que le RMI [7].

On l’a dit en commençant, il est présomptueux de prétendre écrire en quelques lignes un bilan de vingt ans de pouvoir, qu’il soit exercé directement, sous la contrainte de la cohabitation, ou simplement comme force de proposition dans l’opposition. Mais les thèmes retenus sont porteurs de sens et ils expliquent les tensions de la société française actuelle. Si l’on a tenté d’instaurer la participation des salariés aux processus de décision stratégique dans les très grands groupes, on a omis de s’intéresser à les rendre responsables en donnant une valeur d’engagement aux décisions prises en Comité d’entreprise. Les réformes fiscales n’ont jamais été conçues selon un plan d’ensemble et le traitement des problèmes au cas par cas fait que le poids majeur de la charge fiscale pèse de plus en plus sur les classes moyennes. L’intégration des plus pauvres n’est que partiellement une réussite puisque, si l’on a accepté le principe qu’ils reçoivent de l’argent – ce qui leur permet de rester dignes – on ne s’est intéressé que très partiellement à leur capacité à donner en retour – ce qui contribue de manière complémentaire à leur dignité. Ces chantiers sont importants et les directions claires, à condition de se souvenir de ce qui fut la sève du socialisme.

Retrouver une sève créatrice

Qu’il s’agisse d’une personne ou d’une institution, lorsqu’une crise se présente, la découverte d’une nouvelle direction et d’un nouvel élan passe souvent par un retour aux origines. Il ne s’agit pas alors de chercher à reproduire de l’ancien, mais de retrouver la cohérence et la force de l’élan initial pour les confronter à la situation actuelle et en faire jaillir du neuf. En ce qui concerne le Parti socialiste, le cœur de l’analyse doit sans doute se focaliser sur sa relation à l’individualisme qui commande sa relation à la nature et aux fonctions de l’Etat. Avant d’abord successivement ces deux thèmes, on dira quelques mots de sa relation au projet communiste.

Du point de vue communiste, le socialisme est une étape de transition dans la construction d’un monde nouveau et définitif, celui de la solution aux problèmes dans lesquels s’est enferré le capitalisme. Dans l’histoire politique française, cela a contribué à la fois à la force et à la faiblesse du Parti socialiste. Le Parti était fort du soutien électoral des communistes au moins au second tour sous la Cinquième République ; il était faible de l’abstention communiste à toute participation active au gouvernement – au moins jusqu’à 1981. Même alors, le soutien était loin d’être sans faille. L’idéal communiste s’est enlisé dans les expériences de l’URSS, de la Yougoslavie, de la Chine ou de Cuba ; il est assez difficile d’imaginer qu’il revivra sur la base de ce qui se passe en Corée du Nord. Le Parti socialiste a donc perdu une partie de son assise électorale et il ne dispose pas, dans son fond de réflexion structurel, de passerelle pour la retrouver. Au contraire, toute ouverture sur sa gauche tend à le fragiliser, comme Lionel Jospin l’a appris à ses dépens, en ne poursuivant pas la tentative habile de François Mitterrand de marginaliser le Parti communiste. Mais, en même temps, le silence actuel en matière de doctrine et de politique alternative est une faille immense dans lequel s’engouffrent nombre de propositions démagogiques qui travaillent la conscience sociale à la manière d’un levain et préparent les forces qui façonneront la France de demain.

Pour assurer la crédibilité d’une politique alternative, il ne suffit pas de collecter des choses à faire pour améliorer le sort de la population car on n’en sortira aucun élan. Il faut la fonder sur quelques principes simples que l’on peut décliner dans de nombreux domaines et marteler continument dans l’opinion publique. Le Parti socialiste actuel ne semble pas avoir la même certitude que Jean Jaurès lorsqu’il déclarait : « le socialisme est l’individualisme logique et complet » [8]. Il s’agissait, dans une veine très libérale au sens philosophique du terme, de promouvoir la liberté individuelle contre l’emprise de la religion, mais aussi, dans le texte cité, contre l’emprise d’une famille subie ou d’une nation qui n’offrirait pas toutes les opportunités de développement personnel. Depuis, on l’a vu, le fait national s’est incliné devant les relations économiques internationales et il y a donc une filiation étroite entre l’individualisme appliqué aux nations et le libre-échange. A juste titre, Lionel Jospin a pu dire, en marge des négociations de Seattle, « nous sommes pour l’économie de marché » mais il a eu tort d’ajouter, « nous ne sommes pas pour la société de marché » [9]. En effet, si l’individualisme traverse la famille, comme on le voit tous les jours, comment peut-on assurer la cohérence de cette institution autrement que par le contrat ? On transforme donc alors immédiatement une institution en un contrat d’échange de services réciproques, contrat à la discrétion des parties et donc révocable pratiquement ad nutum ! Plus généralement, le projet socialisme de prise de l’homme par l’homme s’appuie sur le désenchantement du monde [10] mais un monde enchanté est un monde de valeurs objectives qui contiennent une importante force centripète en faveur de la cohésion sociale. Sans difficulté, on s’accorde à considérer que notre monde occidental est désenchanté mais on n’en tire pas la conclusion que cela produit d’importantes forces centrifuges. Puisque les valeurs objectives n’ont plus de prise sur la conscience sociale, que nous sommes dans un monde de valeurs subjectives, construites par les individus autant que de besoin, la cohésion sociale ne peut être maintenue que par la force de la contrainte économique, c’est-à-dire par la société de marché. On sait que ce fut la force de Tony Blair d’en prendre conscience et, avec l’aide de Antony Giddens, d’en tirer un programme de gouvernement ; on sait aussi que Lionel Jospin a refusé cette évolution (conférence de Florence, 20 et 21 novembre 1999). Le destin comparé du blairisme et du jospinisme tient peut-être là son explication. Il est vrai que, dans la confusion des langues où nous sommes en France, une telle évolution était difficile. Le libéralisme y est en effet identifié au libéralisme économique alors que, historiquement, il a d’abord été un libéralisme philosophique dont la liberté économique était une déclinaison. François Mitterrand s’en était clairement expliqué ; plus récemment, Ségolène Royal et Bertrand Delanoé ont tenté de légitimer cette filiation sans que le débat ait réellement rebondi. De plus, sur ce terrain de l’évolution des valeurs dans la société, le Parti socialiste a été régulièrement dépassé par la droite elle-même, soucieuse d’accompagner les transformation sociales. Ainsi, « il est clair que les mentalités évoluent dans le sens de plus de liberté et que c’est ce mouvement qu’il faut accompagner », nous dit Patrick Devedjian [11]. Enfin, gérer un monde sans valeurs objectives n’est peut-être pas dans les gênes de nombre de sympathisants qui ont légitimé leur engagement au Parti socialiste par le progrès personnel et social qu’il devait servir, y mettant une touche de bien commun qui ne s’y trouvait pas. C’est dans tout cela que le Parti socialiste se doit de mettre de l’ordre : quelle philosophie l’anime ? Autour de quelle conception de l’homme pense-t-il construire sa politique ? Quelles finalités entend-il donner à son action politique ?

On peut éclairer ce dernier point en se référant à Karl Marx lui-même, ou plutôt à Friedrich Engels lorsqu’il annonce l’extinction de l’Etat. Une vue sommaire du sujet laisserait entendre que cette prophétie était infondée dans la mesure même où, avec la complexité croissante de nos sociétés, les domaines d’intervention de l’Etat n’ont cessé de s’élargir. Mais c’est mal comprendre la pensée marxiste. L’Etat qui s’éteint, c’est l’Etat capitaliste, qui met les instrument de son pouvoir au service d’une classe sociale, la classe des capitalistes, faisant obstacle au progrès économique et social de l’immense majorité de la population pour concentrer les sources de la richesse en quelques mains. Ce serait faire peu de cas du suffrage universel, largement conquis depuis cette date, de la puissance de l’opinion publique, largement éclairée par la scolarisation générale, du rôle historique du Parti socialiste, que d’imaginer qu’il en soit encore ainsi aujourd’hui. Certes, d’importantes dérives ont été observées ces dernières années en matière de rémunération d’une fraction infime de la population. Pour être insupportables, ces dérives ne font pas système. Certes encore, l’intervention de l’Etat comme prêteur en dernier ressort au-delà de ce que les Banques centrales ont pu faire, fait éminemment désordre et il faut éviter que cela ne fasse système. Mais rien de cela ne remet en cause structurellement les fonctions redistributives de l’Etat, même si elles peuvent en être conjoncturellement affaiblies. En réalité, pour en revenir à l’intuition marxiste, l’essentiel des fonctions que l’Etat doit exercer dans une société moderne sont des fonctions technico-administratives. Une fois assuré le désenchantement du monde et la fin de l’emprise des religions sur les politiques publiques, une fois assuré la désidéologisation de la puissance publique par le suffrage universel, il reste le simple travail du gestionnaire : comment assurer la pérennité des systèmes de retraite avec un souci de justice commutative et d’équité intergénérationnelle, comment assurer le fonctionnement efficace des systèmes de santé publique à une époque de complexité croissante de la science médicale, comment mettre en place un système d’incitation efficace en matière de lutte contre le réchauffement climatique, etc. ? Au fond, c’est une vision assez peu attractive du rôle des pouvoirs publics autrefois auréolés d’une mission de nature universelle : la défense des droits de l’homme, l’égalité entre les citoyens… On a souvent stigmatisé cette situation en regrettant la fin du politique sans se rendre compte que la démocratie était antinomique d’une vision réellement politique du gouvernement. Si l’on en tire les conséquences logiques, le Parti socialiste doit assumer pleinement son nouveau rôle qui est celui de la contrexpertise systématique. Il ne peut soutenir les mouvements sociaux que s’il présente simultanément un programme qui soit autre chose que la défense du statu quo. Rien ne peut mieux résumer cette alternative que les citations rapprochées de Nicole Questiaux et de Pierre Bérégovoy, successivement Ministres de la solidarité nationale. A la première qui entamait ses fonctions en disant : « Ne me faites pas tous les jours le coup du salaire de la peur ! Ne dramatisez pas le déficit de la Sécurité sociale » [12], le second répondait dans les mêmes circonstances: « Je serai d’abord le Ministre de la Justice Sociale et j’essaierai de donner à la solidarité nationale son contenu (...) Quand on fait de la justice sociale, on répartit. Il faut savoir compter et je sais compter (...) Je ne dis pas qu’on peut tout faire, mais il y a des priorités et la priorité, c’est de réconcilier l’économique et le social »»[13]. Gageons que le lecteur moyen se souvient davantage du second que de la première.

Le Parti socialiste ne peut pas disparaître. Pourtant, chacun sait bien qu’il n’est pas fragilisé par ses adversaires électoraux. Sa fragilité est intérieure. On feint de croire depuis 2007 qu’il s’agit d’un problème de gouvernance. Nous pensons fondamentalement qu’il s’agit d’un problème d’identité. Hier encore, il pouvait puiser dans ses racines et faire remonter la sève de propositions alternatives crédibles pour faire avancer le débat démocratique. La crise actuelle, dont il a sans doute fini par mesurer la profondeur, l’oblige à revoir de fond en comble son offre politique. C’est bien court, à six mois d’échéances électorales majeures. C’est encore plus court si le verdict des urnes l’amenait au pouvoir. La France ne peut plus se permettre les errements qui l’ont conduite des réformes de François Mitterrand (10 mai 1981) à la pause de Jacques Delors (29 novembre de la même année) et prendre encore 30 ans pour ne pas sortir d’errements circonstanciels et démagogiques !

 

[1] Conférence de presse du 26 septembre 1981, cité par Cohen Elie (1996), La tentation hexagonale. La souveraineté à l'épreuve de la mondialisation, Paris, Fayard, p. 227-228

[2] Selon le titre de l’ouvrage d’Anicet Le Pors (1977), Paris, Seuil

[3] Gérard Thoris (2009), « L’entreprise libérale : un objet social non identifié », Sociétal, n° 64, 2° trimestre

[4] Dans l’esprit de Pierre Rosanvallon (2006), La contre-démocratie. La politique à l’âge de la défiance, Paris, Seuil

[5] Pierre Uri (1981), Changer l’impôt, pour changer la France, Paris, Ramsay

[6]  (2005), « Croissance équitable et concurrence fiscale », Rapport du Conseil d’Analyse économique, Paris, La Documentation française

[7] Gérard Thoris (2008), « RsA, les voies impénétrables de l’expérimentation », Revue Française des Finances Publiques, n° 104, novembre, p. 125-140

[8] (1899), « Socialisme et liberté », La Revue de Paris, p. 499

[9] Interview sur France 2 du 13 septembre 1999

[10] Marcel Gauchet (1985), Le désenchantement du monde, Paris, Gallimard

[11] A l’époque porte-parole du RPR, Le Monde du 24 octobre 2000, p. 8. Une formule analogue a été récemment reprise par Nadine Morano, Secrétaire d’Etat chargée de la famille et de la solidarité

[12] Le Monde du 5 septembre 1981

[13] Sur France Inter, repris par Le Monde du 7 juillet 1982