La guerre en Ukraine : une revanche de la géographie ?

Source [Conflits] : Depuis le début du conflit, la façon de raconter la guerre d’Ukraine a fait abstraction de la géographie, en particulier des fleuves et des rivières qui la traversent. Le récit militaire s’est davantage focalisé sur les grandes villes dont les forces russes n’ont pas réussi à s’emparer comme si l’espace géographique entre elles était vierge, comme si la guerre moderne et ses technologies permettaient de s’abstraire des contraintes naturelles. Or cette guerre peut aussi se lire comme une revanche de la géographie. 

 

La carte du bassin du Dniepr laisse apparaître en filigrane la forme générale de l’Ukraine, à trois exceptions près. Au nord, le Dniepr supérieur s’étend en Biélorussie et en Russie ; à l’est, le Donbass s’étire dans le bassin du Don ; à l’ouest, se dessine celui du Dniestr. La superposition n’est pas parfaite, mais le fait qu’au cœur de l’Ukraine coule le Dniepr demeure l’élément le plus structurant de la géographie régionale. Du nord au sud, son cours suit la grande plaine d’Ukraine, coupant en deux ce pays dont le nom slave datant du xiie siècle se rapproche étymologiquement du mot « marche », au sens de la marche géopolitique d’un empire. 

L’Ukraine antique

On peut remonter bien plus loin. Déjà, au ve siècle avant Jésus-Christ, dans le sillage des colonies grecques installées au nord de la mer Noire, Hérodote décrit les Scythes en se repérant par rapport aux fleuves. À l’ouest, coule l’Istros (Danube) et à l’est le Tanaïs (Don), mais le plus grand fleuve scythe, pour l’historien grec, est le Borysthène (Dniepr). Ce dernier est également central dans l’histoire de la Rus’ de Kiev, premier État slave (ixe-xiiie siècle) dont Ukrainiens et Russes se disputent la filiation. C’est le long de son lit que serpente la « grande route des Varègues aux Grecs », artère commerciale qui relie la mer Baltique à la mer Noire et dont on trouve mention dès le xive siècle dans la Première chronique de Novgorod.

Plus proche de nous, le Dniepr se situe au cœur de l’Hetmanat cosaque quand, sous la houlette de Bohdan Khmelnytsky, un proto-État ukrainien naît en 1649 de sa victoire militaire contre la République des deux nations (Pologne et Lituanie). Mais l’indépendance dure moins de cinq ans. Dès 1654 et le déclenchement de la guerre russo-polonaise, les cosaques prêtent allégeance au tsar Alexis 1er. Les aléas de la guerre érigent une frontière le long du Dniepr dans toute la moitié nord de l’Ukraine : dès 1660, les cosaques de la rive gauche se maintiennent dans le camp de Moscou quand ceux de la rive droite choisissent les Polonais. En 1667, le traité d’Androussovo scelle cette séparation tout en offrant Kiev à la Russie.

À partir de 1689, sous Pierre le Grand puis Catherine II, la frontière russe se déplace vers l’ouest quand les Russes parviennent à s’installer durablement sur la rive droite du fleuve. En près de trois siècles, l’histoire militaire russe se confond ainsi avec une longue bataille visant le contrôle du bassin du Dniepr. Le fleuve n’est pas une frontière séparant l’empire du reste du monde, mais représente au contraire un large espace disposant de sa propre centralité, vestige de la Rus’ du ixe siècle. Comme un pendule, le récit grand-russe attiré par un Orient fantasmé finit par revenir vers cet Occident des origines qui s’enracine dans le bassin du Dniepr. Dans son long article de juillet 2021 intitulé « L’unité historique entre les Russes et les Ukrainiens », Vladimir Poutine cite d’ailleurs le fleuve par quatre fois. « Les xvie et xviie siècles virent monter le mouvement de libération des orthodoxes du bassin du Dniepr », écrit-il par exemple. 

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