Nos coups de coeur
Que demeure-t-il d’un livre au fond d’un cerveau, huit mois après en avoir achevé la lecture ? Un lourd souvenir, du moins s’il s’agit de cette thèse qui s’articule de façon extrêmement solide et subtile à la fois à l’Histoire, au droit constitutionnel, à l’Histoire des idées et à la théologie. Fabrice Bouthillon est une sorte de petit génie, et il ne nous cache pas qu’il ne l’ignore pas lui-même. Il s’autorise en cela d’une syntaxe péremptoire mais donnant toujours l’impression d’être argumentée. Les références fusent («voyez» tel auteur, et non pas : cf.) ; notre homme est sûr de son fait.
Quelle est donc sa thèse ? On se souvient que l’origine des termes gauche et droite date de l’époque pré-conventionnelle. A la droite du président de l’assemblée les partisans du veto royal, à sa gauche, ceux qui y sont hostiles. Le Nouveau Régime sous les auspices duquel quasi le monde entier, la France en premier lieu, vivent encore, se conforte en sa victoire en nous entendant nous tous, chaque jour, parler, penser continuellement en langue révolutionnaire, en nous positionnant, en étant perçu selon notre place (pressentie, supposée, imaginée…) dans l’hémicycle. En attendant, c’est notre intelligence et, de ce pas, toute notre faculté de catégorisation politique qui devient hémiplégique. La thèse de Fabrice Bouthillon tend à démontrer que l’histoire politique et constitutionnelle de l’Occident est travaillée jusqu’à la moelle par la contrainte infernale que lui impose cet enfermement entre ces deux grandes idées-monstres que sont (avec une majuscule) le dieu Gauche et le dieu Droite. Mettre fin à leur affrontement, apaiser la Terreur, tel, semble nous dire l’auteur, le fin du fin, le but ultime auxquels se sont attelés les grands régimes politiques occidentaux depuis la Révolution Française. On a compris que la grandeur en question n’est pas ici la grandeur morale. Bien au contraire, puisque le national-socialisme fut la quintessence des tentatives de synthèse de ces deux dieux : avec le nazisme, la Grande Terreur surpassait enfin les effets toujours actifs de la «première terreur» (celle de 1793) pour, pensait-il – et Hitler le pensa jusqu’à l’instant de sa mort (lire son testament pp. 206-211) – les dissiper définitivement. En brossant un tragique panorama de l’histoire de l’Allemagne, principalement depuis Bismarck, Bouthillon, tel, derrière ses cornemuses, un laborantin jeune mais déjà (diablement ?) inspiré, relit, reformule les dosages de principes, de valeurs, de mesures, d’idées versant d’un camp à l’autre, de la Droite vers la Gauche (et vice-versa, vice surtout) pour parvenir à dégager cette formule : les régimes, selon leur «force» (avec tous les sous-entendus qu’impliquent les guillemets), cherchent peu ou prou à se stabiliser au centre par addition ou exclusion des extrêmes. C’est comprendre dès lors combien cette œuvre est placée sous le signe du paradoxe. Cette thèse est fumeuse diront certains esprits classiques, et ils ne croiront pas si bien dire. Car ce centrisme a fini par prendre figure, celle de Hitler s’appuyant sur la conviction forcenée et jusqu’au-boutiste du bien-fondé de son combat. Et c’est ainsi que, pour magnifier son orchestration, Bouthillon, subodorant dans tout cela des relents d’antéchrist, nous livre en grande pompe, et avec la gravité qui convient à cette heure maligne, la clef de ce saint des saints contrefait. Alors, il n’y a plus d’histoire, de droit qui tiennent, seule, à la rigueur, la théologie a son mot à dire. Son mot ? Une exclamation à vrai dire. Lorsqu’au matin de cette fausse Pâques, de ce 2 mai 1945, les Soviétiques arrivèrent à Berlin, ils pénétrèrent dans le Bunker. Et le Bunker était vide. Croyant devoir saluer la naissance d’une nouvelle ère, certains ne seraient-ils pas tentés d’ajouter : ils virent et ils crurent ?
Hubert de Champris
* voir aussi Fabrice Bouthillon, L’illégitimité de la République, Plon/Commentaire.