Jean-Paul Brighelli, enseignant et auteur controversé de plusieurs essais sur l’école (La Fabrique du crétin, J-C Gawsewitch éditeur, 2005), signe aujourd’hui une charge contre la société pornographique, en particulier « la pornographie du Net », celle qui se répand sur internet, qui « met l’homme et la femme à la chaîne en feignant de les libérer » (La société pornographique, François Bourin Editeur, 2012, 144p., 16 €).
Dans cet essai destiné à des adultes avertis, l’auteur confronte le lecteur à la réalité crue de la pornographie pour en dénoncer toute la puissance moderne et ses ravages. Il souligne avec une pointe d’amertume comment la société moderne et libérale a engendré la pornographie et comment la pornographie entretient cette société dans ses travers. La pornographie, nous dit-il, est en un sens « le rêve du capitalisme moderne » !
On peut ne pas être d’accord avec tout ou partie des thèses du truculent Brighelli. Son livre cependant apporte un regard rare sur la pornographie : celui d’un homme qui en connaît de nombreux aspects et qui en dénonce la violence et la perversité. Est-ce dû à sa spécialité littéraire (le XVIIIème et le marquis de Sade) ou à ses expériences d’auteur de romans érotiques ? Entretien avec un auteur non-conformiste et qui ne joue pas les pères la pudeur.
Vous défendez l’idée dans votre essai que la pornographie est révélatrice de notre société. Selon vous qu’en dit-elle ?
La pornographie ne prend pas de gants pour exploiter l'individu et, en même temps, elle voudrait faire croire qu'elle agit au bénéfice de l'individu : c'est toute l'histoire de notre société libérale. Et par exploitation, je n'entends pas seulement celle des acteurs et actrices, mais aussi celle des clients. En cela la pornographie sur Internet n'a plus rien à voir avec ce que l'on croyait pornographique dans les livres d'autrefois : la lecture est toujours active - la lumière vient du lecteur. L'écran offre une consommation passive, la lumière vient de lui. La pornographie du Net est le comble de la société du spectacle telle que l'avait analysée Guy Debord dès les années 1960-70.
Vous dites qu’elle tue notre civilisation. Concrètement, quelles sont ses conséquences néfastes ?
Evidemment, elle tue cette civilisation née de la Renaissance ou des Lumières, une civilisation humaniste, qui est mise à mal par ailleurs. J'explique dans mon livre que la pornographie n'est que le révélateur (au sens photographique du terme) d'une civilisation qui fait désormais de l'obscène (littéralement, selon les Grecs, ce qui doit rester caché) le nec plus ultra de la communication de masse. Qu'il s'agisse d'un président de la République qui se laisse aller, en public, à insulter un quidam, ou d'un acteur de cinéma qui se débraguette en public dans un avion - ou des textes de certaines chansons de rap -, nous sommes entourés d'exemples d'érosion du surmoi collectif. Et une civilisation qui ne tient plus son langage est une civilisation en grand péril.
A propos de la « libération sexuelle », vous avez écrit qu’il s’agissait en fait d’un oxymore. Plus loin, vous ajoutez même que la pornographie est l’« échec de la libération sexuelle ». Pouvez-vous développer ?
Le sexe vit d'interdits - relisons Freud pour nous en convaincre. Le désir même (et surtout) vit d'interdits. La pornographie les a levés - elle a pris au pied de la lettre le "il est interdit d'interdire" de 1968. Les contestataires de l'époque pensaient vaincre une nouvelle frontière : en fait, ils étaient clairement les enfants du libéralisme avancé - et le système a merveilleusement récupéré tout ce qui est sorti de ces années de contestation. Du coup, ceux qui croyaient aller vers l'érotisme - le désir à fleur de peau - ont sombré dans la pornographie - l'exploitation, la taylorisation du désir. Qu'il se trouve aujourd'hui des acteurs et des actrices, poussés ou non par des producteurs, pour défendre leur business ne révèle qu'une chose : l'immensité du marché de la pornographie - et sa puissance. Les anti-capitalistes de 1968 doivent en blêmir - quand ils n'en sont pas complices.
Vous êtes spécialiste du XVIIIème siècle et connaissez bien l’œuvre du Marquis de Sade. Pour vous, ce dernier aurait tout inventé ?
Non pas tout inventé, mais tout compris de ce que seraient à l'avenir les rapports entre hommes et femmes : le règne de la violence, de la loi du plus fort (ce qui sera théorisé par son quasi contemporain, le biologiste Geoffroy Saint-Hilaire - avant Darwin), le règne de la machine (les œuvres de Sade sont pleines de machines diverses pour infliger des châtiments mécaniques), le pouvoir de l'argent (voir le statut social des quatre Maîtres des Cent vingt journées de Sodome).
A l’origine du développement de la pornographie, vous pointez du doigt le libéralisme et sa soif de profit. Pouvez-vous nous expliquer de quel libéralisme il s’agit et pourquoi l’économie est centrale dans le développement de la pornographie ?
Les recettes directes et indirectes de la pornographie dans le monde sont estimées à 200 milliards de dollars : c'est plusieurs fois le budget de certains Etats. Je vous rappelle que les bénéfices directs sont limités - presque tout est gratuit sur la Toile, sauf l'abominable de l'abominable -, mais que les bénéfices indirects (la vente de produits pharmaceutiques miracles, en particulier, la connexion aux sites de jeux en ligne, l'industrie du faux - fausses montres, faux Viagra, et j'en passe) sont gigantesques. La pornographie est l'appât, comme ces pêcheurs qui lancent à pleines poignées dans la pièce d'eau où ils opèrent des appâts qui font venir le poisson que l'on cueillera ensuite… Elle est une sorte de publicité colossale qui , comme la pub ordinaire, ne vend pas ce qu'elle met à l'étalage, mais le produit dissimulé dessous.
Pour vous, l’« homo pornographicus » – pour reprendre votre expression – évolue dans une ère moderne où la pulsion est maître, où l’homme et la femme sont chosifiés et où l’avoir a définitivement triomphé de l’être. Quels sont les signes dans notre société moderne de cette chosification ?
Le rapport à l'argent est permanent dans les films pornographiques - et personne ne s'illusionne au départ sur le fait que les acteurs et actrices sont payés. Mais très vite, c'est un modèle esthétique qui se développe - la profusion des films dits "amateurs" est là pour le prouver : quand des jeunes de pays pauvres (ou de pays riches) filment leurs ébats et les mettent en ligne, quand une nageuse de compétition française voit sur le Net les photos prises par son petit ami, quand des violeurs, en public, filment leurs ébats dans la même intention, c'est la personne qui est chosifiée. Cela témoigne d'un degré de violence jamais atteint entre les êtres. Cesser de considérer l'autre comme un être, un sujet, c'est objectivement en faire un objet.
Comment interprétez-vous la volonté politique d'imposer la référence à la philosophie du gender dans notre société par rapport à ce contexte de chosification de l'homme et de la femme ?
Beauvoir l'avait très bien dit : "On ne naît pas femme, on le devient". Mais ce qu'elle entendait à un niveau sociologique est désormais pris au premier degré, à un niveau biologique. Qu'il y ait des homosexuels en grande souffrance est une évidence. Fallait-il pour autant en faire un troisième sexe ?
La pornographie serait selon vos termes le règne du faux qui prétend se dire vrai parce qu’il est image. Qu’est-ce que cela signifie et comment peut-on aujourd’hui inverser les choses ? Comment peut s’organiser la recherche de la vérité ?
Très honnêtement, je pense que l'on ne reviendra pas en arrière : les enjeux économiques sont trop colossaux. On pourrait très bien décider, demain, d'éradiquer du Net tout ce qui est pornographique - les Chinois (ou les Américains) ne se gênent guère pour supprimer de la Toile tout ce qui les gêne. Mais qui contrarierait une industrie à ce point florissante. Là encore, le facteur économique est déterminant en dernière instance. D'autant que la pornographie opère miraculeusement dans le virtuel pur : on vend des images qui ont pour but de faire vendre des produits finis - ou des comportements. Elle est, en un sens, le rêve du capitalisme moderne : peu d'ouvriers, en situation instable, indéfiniment remplaçables, des produits qui ne nécessitent ni maintenance ni transport, et qui ne se périment pas, des bénéfices colossaux.
Règne du faux parce que ce qui est montré est faux d'un bout à l'autre - les acteurs et actrices sont refabriqués à la chirurgie esthétique, prennent des produits destinés à éviter les défaillances (et ils deviennent, ce faisant, la norme : 25% des ventes de Viagra/Cyalis concernent désormais les moins de quarante ans), la caméra opère sous des angles improbables, les positions sont choisies pour elle. En fait, le grand absent de la pornographie, c'est le plaisir. "Jouissons sans entraves", clamaient les soixante-huitards. Eh bien c'est réussi : non seulement on a industrialisé l'entrave, mais on a supprimé la jouissance - et l'amour, grand absent de ces ébats mécaniques.
Propos recueillis par Antoine Besson
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