Inquisitio

L’été est arrivé ! Si le soleil n’est pas encore au rendez-vous, les sagas des chaînes de télévision sont là pour nous en convaincre. Cette année, France 2 s’offre une épopée historique grand public avec une série en huit épisodes intitulée en toute simplicité Inquisitio.

Au programme, un Moyen Âge obscurantiste peuplé de méchants inquisiteurs, de gentils juifs persécutés, de médecins humanistes éclairés, de sorcières dépositaires d’un savoir universel, de nains laids et voleurs – mais au sens de l’humour désarmant–, de méchants seigneurs qui crient très fort et violent les jeunes filles, d’un pape « Borgia » avant l’heure… on en passe et des meilleurs. Après avoir visionné l’ensemble des huit épisodes de la série, une seule question demeure, la somme des clichés fait-elle une saga d’été ?

La fiction dans l’Histoire 

Cette question n’est pas aussi anodine qu’il y paraît. Derrière ces clichés historiques, c’est la représentation moderne de l’Histoire de France qui est en jeu. Et derrière l’étiquette « saga d’été » de France 2, c’est un large public qui est concerné et qui risque d’être induit en erreur par une fiction, certes romanesque, mais qui travestit l’Histoire par commodité.

En fait de cadre historique, la série se déroule en 1378, durant le Grand Schisme d’Occident. Une époque troublée qui voit s’affronter deux papautés, l’une à Rome où siège Urbain VI et l’autre à Avignon où le pape dissident Clément VII essaie d’asseoir son pouvoir avec notamment le soutient de l’Eglise de France. C’est également les débuts de l’inquisition[1].

Dans ce cadre historique complexe et peu connu, Nicolas Cuche invente une histoire romanesque. Une sorte de Nom de la Rose pour le service public. Un grand inquisiteur dominicain et son disciple sont envoyés à Carpentras pour enquêter sur les enlèvements de deux prêtres retrouvés par la suite crucifiés ou brûlés devant ou dans leur église. Cela ne peut-être que l’œuvre d’impies et d’hérétiques qui ne craignent pas la colère de Dieu. La sainte inquisition mène donc son enquête qui la conduira rapidement à s’intéresser à un médecin juif qui accouche par césarienne et une sorcière qui officie dans la forêt.

Vraisemblance et réalisme 

Jusqu’ici, il n’y a pas lieu de s’inquiéter. On nous ressert le navet habituel. Certes les clichés s’accumulent mais mieux vaut prendre le parti d’en rire (comme certains blogueurs habiles) plutôt que de partir en croisade pour si peu. La chose ne mériterait pas notre intérêt si cela s’arrêtait là. 

Malheureusement, le réalisateur Nicolas de Cuche prend le parti d’aller plus loin. Pour donner davantage de crédibilité à sa saga, il donne une place importante à des personnages historiques ayant réellement existés tout en ré-écrivant leur caractère afin qu’ils collent davantage à la trame romanesque. Dès lors la série change de registre. Du simple divertissement type série z, la fiction devient un amalgame et risque de faire œuvre de désinformation.

Dans une interview à Allociné, Jean Nainchrick, le producteur déclare : « on raconte une histoire dans un contexte complètement réel… Les personnages, enfin, certains d’entre eux, ont existé. […] Nicolas et les auteurs ont travaillé énormément sur la crédibilité, c’est-à-dire tout ce qu’on voit, même les médecins avec les becs de corbeau, tout ça a existé. » Mais quand le journaliste demande s’ils ont fait appel à un historien, la réponse est en complet décalage avec les intentions affichées : « Pas du tout répond le producteur. Parce que quand on arrive avec un historien pur et dur, il nous dit, sans le savoir, "oui mais non, ça ne va pas se passer comme ça" ou "ça ne peut pas se passer comme ça". On est dans le romanesque, donc ce qu’on raconte est crédible. »

Autrement dit, la saga parce qu’elle est avant tout un divertissement romanesque peut se permettre de ré-écrire l’Histoire. Pourquoi pas. Alexandre Dumas n’avait-il pas réinventé la figure de Richelieu pour les besoins de son roman Les trois Mousquetaires ?

Le mélange des genres : désinformation et amalgames

Mais alors il est important de respecter quelques codes. Or ce qui pose problème dans Inquisitio, c’est justement que la saga emprunte davantage au « docu fiction » qu’au romanesque. Les digressions dans les dialogues sur certains aspects doctrinaux de l’Eglise (le sens de la souffrance par exemple) n’apportent rien à l’intrigue mais décrédibilise directement l’institution d’aujourd’hui. A la fin de la saga, une voix off donnant quelques indications sur la manière dont les personnages finirent leur vie entretient cette confusion entre l’Histoire réelle et la fiction vraisemblable. Enfin, le personnage parodié de Catherine de Sienne, dépeinte comme une fanatique prête à tout pour faire triompher Rome (jusqu’au terrorisme bactériologique : elle introduit la peste à Carpentras), achève ce processus de désinformation et de formatage anticatho.

Autre problème et source de confusion dans cette série télévisée aux apparences historiques, le réalisateur entend par cette création faire passer un message. « Je voulais vraiment faire une histoire qui soit un miroir, non pas dans le futur, mais dans le passé, explique Nicolas Cuche, de tendre un miroir à des problématiques plus actuelles : repli communautaire, montée de l’intégrisme, fanatisme religieux, terrorisme, avec un recul sur certaines choses qui peuvent paraître acquises. » Et Jean Nainchrick, producteur de la saga, d’ajouter avec enthousiasme : « C’est une série qui a un sens formidable aujourd’hui, parce qu’elle est hyper moderne. Tant dans sa conception que dans son sujet, avec les échos qu’on peut avoir aujourd’hui dans la vie, sur l’exclusion, le fanatisme, l’intolérance, le problème des femmes. » Autrement dit, prenez garde téléspectateurs estivaux innocents, France 2 ne vous sert pas votre habituel navet divertissant. Les auteurs (qui se dédouanent pourtant de toute prétention historique) entendent bien être à l’origine d’un discours raisonné sur les maux de notre époque. Pour l’abbé Grégory Woimbé, auteur de L’Eglise et l’inquisition [2], cette prétention didactique est réellement problématique. En mettant en scène un Moyen Age peu historique très éloigné des réalités décrites par les historiens (même non catholiques), elle introduit un biais dans la démarche. « Il s’agit davantage d’un transfert où se retrouve la violence, le sexe, la haine et les complots de notre époque que la description authentique d’une réalité historique » conclut-il avant de mettre en garde : « On ne peut pas édifier nos contemporains en mentant sur le passé ».

Dans la Poétique, Aristote écrit « il est évident que l'objet du poète est, non de traiter le vrai comme il est arrivé, mais comme il aurait pu arriver, et de traiter le possible selon le vraisemblable ou le nécessaire : car la différence du poète et de l'historien n'est point en ce que l'un parle en vers, l'autre en prose […]. Ils diffèrent en ce que l'un dit ce qui a été fait, et l'autre ce qui aurait dû être fait : et c'est pour cela que la poésie est beaucoup plus philosophique et plus instructive que l'histoire. » Dans le cas d’Inquisitio, les auteurs ont été incapables de choisir entre la fiction et l’Histoire.  Ils ne voulaient pas faire une saga historique mais ont emprunté leurs personnages à l’Histoire. Ils voulaient tourner une épopée romanesque divertissante mais également faire œuvre de morale et dénoncer les dangers du fanatisme et de l’exclusion. Un mélange des genres propre à induire en erreur les 4 millions de téléspectateurs des 2 premiers épisodes diffusés mercredi dernier. Ce faisant, ils ont renoncé au vraisemblable (ce qui a les apparences de la réalité) pour créer un mensonge. Une image tronquée de la réalité historique de l’époque qu’Inquisitio essaie de faire passer pour réaliste (voire réelle) à un large public. Le plus déroutant est sans doute que la saga y parviendra, faute d’exemples modernes de fictions authentiquement vraisemblables (c’est-à-dire non construite sur un mensonge) propres à édifier nos contemporains.

Cela pose finalement la question de la justice face à l’Histoire. Si Catherine de Sienne, Pierre de Luxembourg ou Clément VII étaient encore parmi nous, ils pourraient attaquer France 2 pour diffamation car cette série véhicule une image falsifiée de leur personne et de leurs actions. Aujourd’hui quel est le recours ? L’Histoire est démunie face à une fiction qui n’en est pas une !

[1] Pour rétablir les faits historiques déformés par la série, nous vous renvoyons au récent site internet : http://www.linquisitionpourlesnuls.com/

[2] Grégory Woimbée, L’Eglise et l’inquisition, Editions Artège/Tempora. 176 pages. 17,90euros