Paul-François Paoli est essayiste et journaliste au Figaro Littéraire. Dans son dernier livre, Malaise de l’Occident, vers une révolution conservatrice ? (PGDR Editions), il affronte les causes profondes d’une crise culturelle qui pourrait faire basculer la France dans la guerre civile. Mais il se pourrait que le progressisme, qui a tétanisé la pensée, ait du plomb dans l'aile.
Liberté politique. — La première partie de votre livre est consacrée à l’Occupation et à la Résistance. Plus que le drame historique en lui-même, ce serait sa mauvaise interprétation par les élites de gauche d’après-guerre qui nous aurait été le plus fatale… Pourquoi ?
Paul-François Paoli — Je montre dans la première partie de mon livre à quel point l'histoire de la Résistance a été récupérée par la gauche à partir d'un dualisme approximatif qui fait du général de Gaulle une sorte de Don Quichotte républicain. Alors même que la réalité historique est bien plus complexe, puisque De Gaulle n'évoquera la République que tardivement. Cet anachronisme idéologique permet à la gauche de se situer dans le prolongement du Général contre la résurgence pétainiste que représenterait le FN.
Il s'agit bien sûr d'une formidable falsification intellectuelle, d'une part parce que la gauche, toutes tendances confondues, a toujours combattu De Gaulle et d'autre part parce que la situation historique actuelle n'a rien à voir avec celle des années 1940.
Vous vous intéressez essentiellement à la France dans votre essai, bien qu’il s’intitule Malaise de l’Occident. La décadence française, puisque vous utilisez ce mot dans le livre, n’a-t-elle pas des causes propres ?
Je crois qu'il est difficile d'évoquer le déclin de la France en l'isolant d'un déclin plus vaste : celui des nations d'Europe. Je préfère le terme de déclin à celui de décadence. Un déclin peut se mesurer objectivement, tandis que la décadence peut être de l'ordre d'un sentiment plus ou moins vague, qui du reste a toujours existé.
Mais que cela soit sur un plan démographique, militaire ou politique, il me paraît difficile de ne pas constater le déclin de pays comme la France ou l'Angleterre qui ont occupé des positions prédominantes jusqu'à la fin de leurs empires coloniaux. Il y a par ailleurs, c'est vrai, un déclin propre à la France, lié à une crise sans précédent depuis les années trente.
« Dieu est mort. » Vous revenez sur l’affirmation de Nietzsche. La nation lui a, un temps, succédé. Vivons-nous aujourd’hui dans un monde de l’immanence, où toute chose étant égale, les mots de société ou de corps social et politique n’ont plus aucun sens ?
« Dieu est mort » ne veut pas dire que le sentiment religieux a disparu mais que nous vivons dans un monde, en Occident, où la religion est devenue une affaire de conviction. Et ce contrairement aux pays d'islam où Dieu est inhérent à la culture de ces pays. Le sacré a par ailleurs totalement quitté la politique, sauf sur les franges les plus radicales de l'opinion. Autrement dit, on peut penser que la politique ne peut plus tenir lieu de substitut à la religion.
Par opposition au libéralisme et au progressisme, vous prônez une révolution conservatrice, dont les Manifs pour tous seraient une des illustrations. Denis Tillinac, auteur d’un essai Du bonheur d’être réac (Équateurs), estime que le terme de réactionnaire est plus pertinent que celui de conservateur. Pourquoi lui préférez-vous celui de conservateur ?
Je préfère le terme de conservateur à celui de réactionnaire, car celui-ci est irresponsable. C'est une notion littéraire inoffensive politiquement. J'aime bien la formule de Chantal Delsol qui écrit que le conservateur est celui qui « veut conserver l'avenir ». Souvent le réactionnaire se confine dans la nostalgie du passé. Si la tradition réactionnaire n'a plus de débouché politique, que l'on songe à Joseph de Maistre par exemple, la sensibilité conservatrice, qui a pu être illustrée au siècle dernier par des penseurs aussi éminents qu'Ortega Y Gasset, Leo Strauss ou Hanna Arendt, reste crédible.
Votre révolution conservatrice s’apparente à « une écologie des civilisations » pour reprendre une expression d’Hervé Juvin. Ne risque-t-on pas, toutefois, d’y sacrifier un certain universalisme français, qui n’est pas seulement celui des droits-de-l’hommistes, mais aussi celui d’une nation qui a un message à délivrer au monde ?
Renoncer à toute notion d'universel, c'est en effet risquer la provincialisation. Il s'agit plutôt dans mon esprit de penser différemment notre relation à l'universel. Celui-ci ne doit pas être le vecteur d'une idéologie des droits de l'homme, que tous les peuples d'Occident peuvent revendiquer et qui ne nous singularise plus. Toutes les civilisations ont une valeur universelle. La question tragique concernant la France est de savoir si nous sommes encore une civilisation particulière avec son mode de pensée spécifique. Je crois malheureusement qu'une certaine civilisation française a été engloutie par une post-modernité anglo-saxonne qui privilégie en tout l'économie sur le politique.
Comme le disait, pour s'en satisfaire, l'ancien directeur du journal Le Monde Jean-Marie Colombani au lendemain de l'attentat du 11 septembre 2001 : "Nous sommes tous américains." Une formule qui aurait sans doute révulsé le général De Gaulle mais à laquelle ont adhéré, de manière plus ou moins implicite, les élites qui ont la prétention de gouverner ce pays.
La révolution conservatrice a-t-elle commencé ?
Il se pourrait que le schéma progressiste hérité des Lumières, autrement dit l'idée que la science et la démocratie allaient orienter l'humanité vers une fin de l'histoire à la fois heureuse et apaisée, ait du plomb dans l'aile. Le "malaise de l'Occident" que j'évoque est d'ailleurs lié à cette crise de sens, puisque c'est en Occident que cette conception s'est déployée. Or il y a un fait patent : la généralisation de la revendication identitaire un peu partout dans le monde. Que cela soit au niveau des régions ou des nations, je pense en particulier à l'Inde et à la Russie, mais aussi des religions qui à l'instar de l'islam ne sont pas prêtes à renoncer à leurs fondamentaux. La mondialisation diffuse un universalisme bas de gamme fondé sur le culte des droits de l'homme, du sport de masse, comme on va le voir avec la coupe du monde et de l'échange commercial. Cela ne suffit pas pour constituer une civilisation planétaire.
La "révolution conservatrice" que j'appelle de mes vœux n'est ni violente, ni régressive. Elle se fonde sur une idée simple : ce qui distingue les hommes entre eux, à travers leurs cultures et leurs représentations, est nécessaire à la préservation même de l'idée d'humanité.
Propos recueillis par Laurent Ottavi.
Les révolutionnaires ont changé de campPaul-François Paoli, après s’être attaqué au tabou ultime de l’antiracisme idéologique dans son précédent essai, analyse clairement les causes du déclin français et occidental. D’abord, il y a la France, puis l’État et enfin seulement vient le droit. La pyramide gaullienne s’est renversée, au terme d’une entreprise de déconstruction menée par la gauche. Celle-ci s’est arrogé le monopole de l’intelligence après la Seconde Guerre mondiale, faisant du régime de Vichy qu’elle avait largement contribué à établir l’expression de la droite la plus « rance ». En s’appuyant sur de solides sources, notamment la biographie consacrée par l’historien et ancien résistant Marc Ferro à Philippe Pétain (Fayard/Pluriel) l’auteur rétablit les vérités. Le vainqueur de Verdun n’avait d’autres objectifs que d’épargner à la France davantage de souffrances, dût-il y sacrifier l’honneur, et le peuple l’approuvait dans sa démarche. Les premiers résistants, parfois antisémites, n’ont pas risqué leur vie pour les « valeurs » de la République mais parce qu’ils croyaient encore en la France. La croix de Lorraine est un symbole catholique et il faut attendre juin 41 pour que de Gaulle évoque la devise républicaine. La lecture de l’Occupation et de la Résistance qu’a imposée la gauche dans les milieux intellectuels et politiques lui a permis de récupérer de Gaulle comme défenseur de la République, alors qu’elle l’avait combattu avec acharnement. Elle a ainsi fait du conservatisme l’horreur absolue, et donc du progressisme la seule voie possible. There is no alternative. La patrie a été sacrifiée sur les autels de l’Europe et de la décentralisation, la famille assimilée au germe du totalitarisme et le travail dévalorisé. Le diable était tout désigné : Jean-Marie Le Pen, lui-même présenté comme le successeur de Charles Maurras. Paul-François Paoli, là aussi, fait une mise au point nécessaire. Tout antisémite qu’il fut, Maurras, dont de Gaulle aurait dit qu’il était « devenu fou d’avoir raison », n’en a pas moins apporté des réflexions fondamentales à la droite française. Quant au Front national, il n’est pas d’extrême droite, mais plutôt un parti « national protectionniste autoritaire » assez comparable au RPF ou au RPR à leurs débuts. Le conservatisme, protecteur de la diversité La « bête immonde » traquée par les progressistes porterait plutôt le masque de la tolérance. La société de « l’indistinction et de l’informe » qu’ils ont élevée, au nom de l’égalité et des libertés individuelles, est porteuse de violences multiples, à la fois économiques, sociales et culturelles. Paoli l’explique par un besoin extrême de reconnaissance d’individus privés de racines et de spiritualité : « Si Dieu n’existe pas, pourquoi avoir des droits envers autrui ? » L’hyper-individualisme n’est que le symptôme d’une blessure de l’idéal, c’est-à-dire d’une dépression comme la définissait Freud. Le conservateur ne rejette pas la transcendance, rempart au relativisme esthétique et moral. Attaché à un certain « ordre des choses », il tient aux frontières, « la meilleure façon de rester soi-même entrouvert » selon la formule de Régis Debray. Elles font vivre la diversité des sexes, des cultures et des âges et permettent l’assimilation : « Un monde qui ne s’autorise plus à exclure, écrit l’auteur, ne peut plus inclure. » Elles nous rappellent également à notre finitude, et donc au sens du tragique que nous avons perdu. Une révolution anthropologique Paul-François Paoli cède à quelques facilités dans le choix des exemples, comme la référence à Nabilla pour illustrer l’insignifiance postmoderne. Dans son souci de montrer la complexité des mécanismes qu’il analyse, il abuse également parfois des répétitions. Mais son livre est un formidable ouvrage de vulgarisation où Léo Strauss, Nietzsche, Tocqueville, Lévi-Strauss et Pierre Manent, entre autres, sont mobilisés pour nous inciter à mener cette « révolution conservatrice » anthropologique, joli oxymore qui entre en écho avec la pensée des limites de Camus visant à « empêcher que le monde ne se défasse »… Plus que jamais, la bataille est culturelle. Laurent Ottavi |
Malaise de l'Occident
Vers une révolution conservatrice ?
Pierre-Guillaume de Roux Editions, 2014
303 p., 22 €
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