CEDH : vers un droit à l’interruption volontaire de vieillesse

Dans un arrêt Alda Gross c Suisse  (n° 67810/10) du 14 mai 2013, la deuxième section de la Cour européenne des droits de l’homme a complété l’édification d’un droit individuel au suicide-assisté (c'est-à-dire à l’euthanasie consentie) au titre du droit au respect de la vie privée garanti à l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme.

DANS UN ARRET adopté par seulement quatre voix contre trois, la Section justifie son jugement par la considération générale selon laquelle, « dans l'ère de sophistication médicale croissante combinée à l’allongement de l’espérance de vie, beaucoup de personnes ont le souci de ne pas être forcées de s'attarder dans la vieillesse ou dans des états de décrépitude physique ou mentale qui contredisent des convictions bien ancrées sur l'identité personnelle » (§ 58) [1]. 

L’ECLJ est intervenu dans cette affaire comme tierce partie et a soumis des observations écrites à la Cour.

Cet arrêt fait suite aux arrêts Pretty contre le Royaume-Uni (n° 2346/02 du 29 avril 2002), Haas contre la Suisse (n° 31322/07 du 20 janvier 2011) et Koch contre l’Allemagne (no 497/09 du 19 juillet 2012) par lesquels la Cour a progressivement élaboré « le droit d’un individu de décider de quelle manière et à quel moment sa vie doit prendre fin, à condition qu’il soit en mesure de forger librement sa propre volonté à ce propos et d’agir en conséquence » (Haas § 51).

Dans l’arrêt Koch, la Cour avait franchi une nouvelle étape en condamnant l’interdiction de principe du suicide assisté en vigueur en Allemagne, en estimant qu’une juridiction doit pouvoir juger, au cas par cas, du bien-fondé des demandes individuelles de suicide.

Le suicide assisté pour tous

Cette fois, dans l’affaire Alda Gross c Suisse, la Section a condamné, en substance, le fait que l’exercice effectif du droit au suicide assisté soit conditionné par des normes médicales, et que ces normes médicales excluent par principe le suicide assisté des personnes en bonne santé.

En l’espèce, la demande de suicide ne concernait plus un « cas médical » de personne malade en fin de vie, mais une personne âgée bien-portante, mais lassée de vivre. Cette dame, ayant sollicité plusieurs médecins, s’est vue refuser la prescription médicale d’une dose mortelle de poison (pentobarbital sodique) au motif qu’étant en bonne santé, elle ne remplit pas les conditions fixées par le Code de déontologie médicale et les Directives éthiques de l’Académie de médecine suisses.

Selon le droit suisse, l’incitation et l’assistance au suicide ne sont répréhensibles que lorsqu’ils sont commis pour des « motifs égoïstes » [2]. Lorsque le suicide est envisagé pour des motifs non-égoïstes, la Cour suprême fédérale Suisse [3] a précisé, en application de la législation relative aux drogues et médicaments[4], que le poison ne peut être délivré que sur prescription médicale et que cette prescription est conditionnée au respect par le médecin des règles de la profession, en particulier des directives éthiques adoptées par l’Académie de médecine.

Ces directives sont notamment relatives à l’état de santé du patient — qui doit être malade en fin de vie — et à l’expression de sa volonté ; elles visent à le protéger des pressions et décisions hâtives. Comme ailleurs en Europe, la pratique médicale est régie par des normes de natures diverses. En l’espèce, le législateur n’ayant pas adopté de régime légal spécifique précisant les modalités de la pratique du suicide assisté (malgré sa tentative entre 2009 et2001), ce sont les règles existantes du droit médical qui trouvent à s’appliquer ; or ces règles excluent la délivrance d’une telle substance à une personne bien-portante.

C’est sur ce point que la majorité de la Section a censuré le droit suisse : elle a estimé qu’il n’appartient pas aux normes déontologiques, mais à la loi, de fixer les conditions de prescription du poison. Ce jugement repose sur l’idée que le suicide ayant acquis la qualité de liberté et de droit individuel (§ 66), une norme déontologique ne peut faire obstacle à son exercice : il revient à la loi d’encadrer son exercice, même si celui-ci se réalise au moyen de l’art médical.

La dérive libertaire de la jurisprudence

Cette conclusion découle très logiquement de prémisses caractéristiques de l’individualisme libéral quant aux droits de l’homme et à la médecine, à savoir que leur finalité première serait de servir la volonté individuelle, même la volonté de mort, plus encore que de protéger et de soigner les personnes. Ce nouvel arrêt s’inscrit dans le courant libéral de la jurisprudence de la Cour qui fait de l’autonomie individuelle la valeur majeure de la Convention, primant même le respect de la vie [5] et les règles nationales d’ordre public.

Concrètement, cet arrêt met en œuvre cette approche libérale en faisant sortir la décision d’accorder le poison du champ médical pour l’intégrer dans celui des libertés publiques. La Cour a déjà procédé de la sorte sur l’encadrement de l’avortement en Pologne [6] et en Irlande [7]. Si cet arrêt devient définitif, la Suisse devra adopter un cadre juridique légal fixant le détail des conditions d’exercice du droit au suicide assisté pour toute personne indépendamment de son état de santé. Ce cadre pourra tout aussi bien confirmer les normes déontologiques (déjà consacrées par la Cour suprême suisse) que les contredire.

Une voix de majorité

In fine, la Cour apparaît une nouvelle fois [8] très divisée sur les questions de société : la faible majorité des juges (Lorenzen, Sajó, Vučinić, et Keller) a préféré imposer sa décision à la minorité (Jočienė, Raimondi et Karakaş), cela au prix de l’unité de la Cour et de la prudence de sa jurisprudence qui sont pourtant des conditions essentielles à son autorité.

En effet, quelle peut être l’autorité d’un arrêt adopté par une voix de majorité sur un sujet aussi controversé ? Quelle peut-être l’autorité d’une décision dont la solution heurte le consensus européen opposé au suicide assisté ainsi que le texte même de la Convention dont l’article 2 fait obligation aux États de respecter et de protéger la vie de « toute personne » et pose le principe selon lequel « la mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement » ?

L’arrêt n’a pas jugé utile d’adresser ces points, ni de considérer la marge d’appréciation dont devrait bénéficier la Suisse dans l’encadrement du suicide assisté, tout comme il a omis de citer l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE) qui a recommandé « l’interdiction absolue de mettre intentionnellement fin à la vie des malades incurables et des mourants » (Recommandation 1418 (1999) et déclaré que « l’euthanasie, au sens de tuer intentionnellement, par action ou par omission, une personne dépendante, dans l’intérêt allégué de celle-ci, doit toujours être interdite » (Résolution 1859 (2012).

Le gouvernement suisse dispose d’un délai de trois mois pour demander le renvoi de cette affaire devant la Grande Chambre. Espérons qu’il le fasse, et qu’il soit entendu.

 

Grégor Puppinck est directeur du European Centre for Law and Justice.

 

 

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