CES DEUX MOTS qui forment le titre de cette note, peuvent paraître, aux yeux de beaucoup, comme antinomiques et paradoxaux. Peut-on imaginer une intelligence aussi éloignée de la science historique que Jean Paul II ? En effet, ce pape fut d'abord un métaphysicien.

Il a beaucoup lu le philosophe allemand Max Scheler (1874-1928) qui ne fut pas un philosophe de l'Histoire à la manière de Kant ou de Hegel. Ce penseur allemand s'est interrogé sur le sens profond des valeurs comme le bien et le mal et non sur le sens du devenir des sociétés.

Paradoxalement, Jean Paul II fut aussi le pape de l'Histoire. Le rôle du Saint-Siège dans les relations internationales durant la Guerre froide fut important : le pape polonais a suivi la voie politique lancée par Paul VI en 1969 en lui apportant cette connaissance intime du totalitarisme soviétique. Il fut aussi le souverain pontife de l'Histoire dans la mesure où, par les repentances, il a voulu aller au-delà des rancœurs pour éclairer l'avenir par une sérénité retrouvée.

Par ailleurs, en quoi un historien est-il concerné par la métaphysique ? L'école historique française, fortement marquée par la pensée matérialiste du XIXe siècle – positivisme, marxisme, proudhonisme – rejette a priori cette notion pour ne rechercher que des explications naturalistes fondées sur les mécanismes simples de la " nature des choses " pour reprendre la formule de Montesquieu. L'Esprit est évoqué par certaines écoles historiques héritières de Hegel ou du théologien romantique allemand Jean-Adam Mœhler. Celles-ci ont à cœur de prouver que cet Esprit n'existe que par et pour l'Histoire, lieu naturel de son développement et de sa réalisation ultime. Ces théories ouvrent la porte soit au millénarisme – l'attente d'un troisième état de l'humanité où celle-ci serait pleinement réalisée – soit à l'historicisme sociologique qui relativise les valeurs à des époques et des stades de développement de la société.

 

La théologie de l'Histoire selon Jean Paul II

 

Il n'en demeure pas moins vrai que la lettre encyclique Fides et Ratio du 14 septembre 1998 amène l'historien à une réflexion profonde sur les principes métaphysiques de sa spécialité. Jean Paul II y donne une définition pertinente de l'historicisme :

 

La thèse fondamentale de l'historicisme [...] consiste à établir la vérité d'une philosophie à partir de son adéquation à une période déterminée et à une tâche donnée dans l'histoire. Ainsi on nie au moins implicitement la validité pérenne du vrai. L'historiciste soutient que ce qui était vrai à une époque peut ne plus l'être à une autre .

 

Cinq ans auparavant dans l'encyclique Veritatis splendor du 6 août 1993, Jean Paul II avait mis en évidence le ressort profond du développement historique, le dialogue de la personne humaine libre avec la Loi de Dieu :

 

La relation entre la liberté de l'homme et la Loi de Dieu, qui se réalise de façon profonde et vivante dans la conscience morale, se manifeste et se concrétise dans les actes humains. C'est précisément par ses actes que l'homme se perfectionne en tant qu'homme, appelé à chercher spontanément son Créateur et à atteindre, en adhérant à lui librement, la pleine et bienheureuse perfection .

 

Jean Paul II remet, par cette dénonciation de l'historicisme et cette valorisation de la liberté de la personne face à la loi de Dieu, la compréhension du passé dans une perspective qui rompt avec le déterminisme mécaniste des écoles historiques naturalistes guidant des groupes sociaux sans consistance humaine.

Dès la Genèse, l'Histoire est tissée par le lien existant entre Dieu et l'homme que le Créateur a façonné à son image. La relation est par nature interpersonnelle. Cette cosmogonie est en rupture avec celles formulées par les civilisations babyloniennes antérieures ou contemporaines de la rédaction de la Bible. Elles expliquent la formation du groupe et non de la personne.

Or les historicismes issus du siècle des Lumières nient tous la notion de personne et renouent, à leur insu peut-être, avec une vision du monde pré-biblique. Auguste Comte (1798-1857), le père officiel du positivisme, la rejette

 

car l'homme proprement dit n'existe que dans le cerveau trop abstrait de nos métaphysiciens. Il n'y a, au fond, de réel que l'humanité, quoique la complication de sa nature nous ait interdit jusqu'ici d'en systématiser la notion, terme nécessaire de notre initiation scientifique. [...] Notre Grand Être n'est pas plus immobile qu'absolu ; sa nature relative le rend éminemment développable .

 

Les sciences humaines contemporaines ont revendiqué haut et fort ce rôle destructeur à l'égard de l'idée de personne. Claude Lévy-Strauss, l'ethnologue de sensibilité socialiste qui a créé l'anthropologie structurale, écrit en 1962 : " [...] nous croyons que le but dernier des sciences humaines n'est pas de constituer l'homme, mais de le dissoudre . "

 

De la théologie de l'Histoire à l'enquête historique

 

Par voie de conséquence, dans la mesure où l'historien tient compte de l'enseignement personnaliste de Jean Paul II, le propre de son travail n'est plus d'étayer une philosophie de l'Histoire mais de restituer les tenants et les aboutissants des âpres luttes idéologiques du passé qui fondent notre actualité présente. Il n'appartient plus à l'historien de démontrer si les antinomies sociales peuvent se résoudre ou non dans une synthèse nouvelle susceptible de fonder telle ou telle utopie politique. Il n'est plus de sa compétence de prouver l'inanité présente d'interrogations venues du passé en raison du changement de conditions techniques, économiques et sociales. Il lui appartient, pour cette histoire de la France contemporaine que j'essaie pour ma part de bien connaître, de décrire les rivalités entre les personnalismes et les différentes formes de socialisme héritées de l'idéologie du XIXe siècle.

En somme, il lui appartient de restituer la hiérarchie des valeurs qui, implicitement ou explicitement, guident les acteurs de l'Histoire, tous dotés d'une conscience, voix du Créateur au tréfonds d'eux-mêmes.

 

J.-L. CL.