Le "patriotisme économique" revient à l'ordre du jour. On ne saurait, dans son principe, s'en plaindre s'il est pratiqué à bon escient : le premier devoir de ceux qui gouvernent notre pays n'est-il pas de défendre bec et ongles les intérêts des Français et partant, de l'économie française ? Contrairement à ce qui se dit, ce n'est pas la France, qui, en la matière, donne le ton en Europe : aucun pays ne fut au cours des trente dernières années si généreux de sa technologie, tant aéronautique que militaire.

L'Allemagne ne s'est jamais associée à un partenaire dans un domaine où elle se trouvait en position de force, comme les télécommunications. La France n'a fait que cela. Une attitude plus offensive à l'OMC pour défendre notre agriculture ou certaines de nos industries, comme la sidérurgie ou l'aéronautique, n'aurait rien d'illégitime.

Malheureusement le nationalisme économique est aujourd'hui invoqué pour justifier des projets où nos intérêts vitaux ne sont pas vraiment en cause.

Tel est le cas de la fusion projetée du groupe Suez et de Gaz de France. Le prétexte en est le risque d'OPA de l'italien ENEL sur le groupe Suez, un des fleurons de notre économie, dit-on.

Les deux piliers de Suez sont d'une part 25 % environ du marché des services aux collectivités locales (en particulier de tout ce qui touche à l'eau, l'environnement et l'épuration), héritage de la Lyonnaise des eaux, et d'autre part le réseau électrique belge. On connaît des secteurs plus sensibles. On ne voit pas non plus quelle synergie peut exister entre le gaz et la concession des réseaux d'eau et des pompes funèbres.

Ce dont il s'agit en réalité, c'est de privatiser sournoisement Gaz de France, cela au mépris des engagements pris dans la loi du 9 août 2004.

Pour quels intérêts ?

Celui d'un État toujours à court d'argent, bien sûr. Mais est-il de bonne politique de vendre les bijoux de famille pour assurer les fins de mois ?

Celui du grand public, sûrement pas. Contrairement aux promesses de Bruxelles, la libéralisation du marché de l'énergie ne s'est nullement traduite par une baisse des prix mais au contraire par une augmentation générale. Celui du gaz a augmenté de 30 % en quelques mois, au-delà de l'augmentation du cours international, une "performance" que l'actuelle majorité risque de payer le jour venu plus cher encore que le CPE.

Si le retour au secteur privé des industries de production, abusivement nationalisées en 1981, était légitime, il est un seuil où la logique du tout-privé se retourne contre l'intérêt public. Il est en effet douteux que la concurrence puisse pleinement jouer dans les services de base comme l'électricité, le gaz, les transports ferroviaires. Au contrôle de l'État qui protégeait les intérêts des consommateurs, particuliers et industriels, en tenant les prix, se substituent aujourd'hui des oligopoles habiles à prélever une rente juteuse sur des marchés captifs. On construira peut-être des "champions français" générateurs de profits élevés, mais en rançonnant des consommateurs pris en otage. Dans un pays où les salaires réels stagnent depuis des années, est-ce bien judicieux ?

La situation est d'autant plus choquante quand la rémunération des dirigeants de ces sociétés, comme c'est aujourd'hui le cas de GDF, est indexée sur les profits, lesquels sont en fait directement tributaires de prix encore fixés par le gouvernement et donc par le petit cercle de conseillers du gouvernement dont ces dirigeants sont issus.

■ D'accord, pas d'accord ? Envoyez votre avis à Décryptage