Un symposium consacré à l'exercice du ministère de Pierre vient de s'achever au Vatican, le 24 mai dernier. Les experts catholiques et orthodoxes réunis répondaient ainsi à l'invitation, lancée par le Pape dans l'encyclique Ut Unum sint (1995), d'un examen commun de cette question avec les frères séparés.

Car le ministère du successeur de Pierre reste malgré tout un point névralgique pour toutes les communautés chrétiennes séparées de Rome, la séparation s'étant souvent opérées autour de cette question.

En attendant la publication des travaux, on ne peut que se livrer à des conjectures, mais comme il faut souhaiter que sur cette question, plus encore peut-être que sur toute autre, les frères jadis divisés parviennent à s'entendre, car il s'agit bien de la nature de l'Église, de son mystère incandescent.

Il faudra que nous, catholiques d'Occident, nous parvenions à comprendre les réticences des Orientaux pour ce qu'on appelait naguère la juridiction immédiate du souverain pontife, tout autant que pour son infaillibilité doctrinale. Pour eux, cette autorité du pape qui court-circuite au besoin tous les échelons hiérarchiques, qui ne laisse pas jouer jusqu'au bout les instances collégiales, qui prend directement en charge les intérêts de toute l'Église, est une transposition du fonctionnement centralisé des États, l'efficacité y est acquise au détriment de la communion. Les orthodoxes, plus proches de la constitution traditionnelle en usage dans l'Église du premier millénaire, s'indignent de voir régler par circulaires et notes de service ce qui suppose une croissance dans la charité obtenue laborieusement par une large concertation entre les responsables des Églises. Le côté administratif, pour ne pas dire bureaucratique, de beaucoup de décisions officielles leur fait craindre une récupération du ministère de Pierre au profit d'un pouvoir tout humain qui cherche à étendre son influence. Nous savons bien que la réalité est souvent autre et tout ce qu'il y a de patience, d'humble effort de concertation dans les mesures prises par Rome, mais notre désir de voir le Pape trancher autoritairement sur certains désordres actuels par-dessus la tête des évêques révèle bien ce qui est une tentation permanente du christianisme occidental.

L'infaillibilité pontificale leur paraît également une réduction de la grâce faite par le Christ à son Église. En confiant à un homme agissant de lui-même (ex sese, comme le disait Vatican I que n'a pas démenti Vatican II) la charge de définir sans appel la vérité du mystère du Christ, les catholiques leur paraissent faire fi de la promesse d'assistance donnée par le Seigneur à toute son Église et particulièrement aux Apôtres et à leurs successeurs (et pas au seul Pierre). Pour eux, le " sûr charisme de la Vérité " confiée à l'Église de Rome selon la formule de saint Maxime le Confesseur, n'a rien d'automatique ni de juridique. Pour être la voix de Pierre, encore faut-il que le pape soit lui-même en communion de foi et de charité avec toute l'Église, qu'il soit porté par la prière de toute la communauté des fidèles et qu'en réponse à la supplication de son peuple, Dieu renouvelle le miracle des origines. C'est ce qui s'est produit au concile de Chalcédoine (en 451), quand les Pères ont salué unanimes " Pierre parlant par la bouche de Léon "(1). Ce n'était pas un ralliement à la thèse de l'infaillibilité " automatique " du magistère du pape, mais la reconnaissance d'un moment de grâce, où, de fait, Pierre revivait au milieu du collège des Apôtres.

Il nous faut comprendre tout cela si nous voulons parler sérieusement de cette question avec les héritiers d'un débat séculaire qui a coûté si cher (qu'on pense à la prise de Constantinople par les musulmans, due en grande partie au non soutien des chrétiens occidentaux à leurs frères d'Orient, devenus des étrangers à la suite de l'échec de la dernière tentative de rapprochement au concile de Florence).

Mais il nous restera à leur montrer avec toute notre foi la beauté du ministère pétrinien, tel que l'a compris la tradition catholique. Car enfin, il ne s'agit pas d'un principe juridique. Le principe de l'autorité d'un seul (le primat), tel que nous l'avons reçu, est grâce de paternité, possibilité d'un authentique vis-à-vis, où nos libertés, loin d'être réduites à une soumission passive, sont convoquées pour une réponse en vérité. Déjà saint Paul apparaît comme faisant face aux communautés qu'il a fondées pour les faire grandir dans la foi. Sans doute, dit–il " nous " et se met-il au rang des fidèles (" qui est faible sans que je sois faible ? " 2Corinthiens 11,29), mais sa paternité ne se négocie pas : " Vous pourriez avoir des milliers de pédagogues dans le Christ, vous n'aurez jamais qu'un seul père " (1 Corinthiens 4,15). Et si la fonction du pape était justement d'aider toute l'Église (à commencer par ses pairs, les évêques, chargés comme lui de paternité) à assumer cette richesse que nous a laissée le Christ : la possibilité pour des communautés grandes et petites d'être contestées comme de l'extérieur par une voix, à la fois familière et imprévue, miséricordieuse et exigeante, qui les remet dans la vérité de l'Évangile ?

Seul l'évêque de Rome, par sa position même, est assez indépendant du fonctionnement des communautés particulières pour dire à toutes une parole qui échappe au jeu des influences locales, lui seul peut donc éviter aux Églises particulières de se replier sur leurs particularités culturelles et de se laisser absorber par une société, fût-elle d'inspiration chrétienne. Il est frappant de voir que, même dans les périodes où la chrétienté latine était confinée à une partie limitée de l'Europe occidentale (dans le bas Moyen Âge), les papes n'ont pas perdu le sentiment que leur mission dépassait les limites des États chrétiens, et concernait aussi les continents inconnus, d'où les missions qu'ils ont suscités. D'autres responsables d'Église ont peut-être eu, en Orient, ce souci, mais c'est justement dans la mesure où eux aussi agissaient selon un principe qu'on pourrait dire pétrinien : regardant plus loin que le troupeau rassemblé, ils n'attendaient pas le soutien et l'approbation de leurs pairs, mais prenaient l'initiative de sortir du fonctionnement interne de leur Église.

Le pape est celui qui, dans l'Église, maintient vive la tension vers le retour du Christ, parce qu'il est le signe qui rappelle à toute société chrétienne qu'elle n'est qu'une approximation incomplète du Royaume. En définitive, son rôle est de contester perpétuellement la prétention de chaque Église à s'auto-organiser selon ses besoins, à repenser à sa façon le credo, la liturgie, la morale chrétienne. Non qu'il faille renoncer à l'inculturation de la foi, mais parce que de toute évidence, celle-ci a ses limites et qu'elle ne reste chrétienne qu'en acceptant l'inachèvement de ses réalisations: le christianisme n'est devenu vraiment africain, chinois, indien... que dans le sang des martyrs et la mission des papes a été de refuser au fil de l'histoire les trop faciles conciliations qui mettaient l'Église au goût du jour et par là même la rendait insignifiante, - et cela au risque de la faire paraître étrangère à son temps, alors qu'elle préparait le suivant.

L'Église catholique, si elle a une richesse à communiquer, c'est bien dans ce domaine qu'elle la trouvera. Mais que de travail encore pour dire les choses en profondeur, loin des schémas et des stéréotypes ! Comme il faut que tout cela soit porté d'abord dans la prière, décanté des craintes et des ressentiments du passé, libéré du désir d'un règlement " politique " de la question. Mais courage, l'Esprit veille.

(1) Saint Léon Ier, pape, qui avait envoyé au Concile un document (le Tome à Flavien) sur les deux natures du Christ, qui fut salué comme exprimant la vérité même sur cette question.

Analyse à paraître également dans l'hebdomadaire France catholique.

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