Trente-quatre jours de guerre, plus de mille morts, l'essentiel de son infrastructure détruite... Sur quoi le peuple libanais peut-il aujourd'hui s'appuyer pour envisager l'avenir, et où puiser la force nécessaire de tout recommencer ? Analyse, à la lumière de quinze ans de présence des Points-Cœur en terre des cèdres.

P:first-letter {font-size: 300%;font-weight: bold;color :#CC3300; float: left }ACCORDE-NOUS de ne pas diviser les peuples dans nos pensées mais de les garder ensemble dans nos cœurs." Ainsi se concluait la prière de l'Arche pour la paix durant les heures de combat au Liban. Paroles toutes simples, mais ô combien exigeantes ! Car il n'y a là rien de bien nouveau : même secrètement, nous choisissons un camp, nous séparons intérieurement les bons des méchants, et nous nous plaçons nous-mêmes avantageusement sur l'échiquier par la même occasion. La politique extérieure de tous nos pays s'appuie sur ce réflexe de base...

En vérité, toute entreprise d'identification formelle de l'agresseur et de l'agressé, du bourreau et de la victime paraît vouée à l'échec ou au moins à la plus parfaite stérilité en cette région du monde où la pure réactivité semble présider à toute action depuis longtemps. "Qui sème le vent récolte la tempête", dit-on ; mais qui fut le premier semeur ? Aussi loin que l'on remontât la chaîne des événements de l'histoire récente, s'il est clair que la création de l'État d'Israël en 1948 s'inscrit comme un nœud incontournable, il est tout aussi clair que notre question demeurerait sans réponse : tant de responsabilités personnelles et communautaires, nationales et internationales, présentes et historiques sont imbriquées dans la construction géopolitique du Moyen-Orient d'aujourd'hui, qu'il est vain de chercher à "rendre à César...".

De toute manière, la souffrance du peuple libanais aujourd'hui rend déplacée toute entreprise de justification ; l'urgence n'est pas là, comme le manifeste le Premier ministre Fouad Siniora dans ses interventions. À peine remis de seize ans de guerre civile, et après quinze ans d'occupation syrienne, voilà un pays en passe de retrouver un embryon de souveraineté nationale sur un désir et un engagement communs – fragiles mais réels – d'unité et de paix. Une gageure, quand on sait la complexité du cas libanais : "Il ne suffit pas de dire que l'identité culturelle du Liban n'est pas celle de l'Égypte, de la Jordanie ou de la Syrie, ce qui est une évidence. Il faut pouvoir l'analyser telle qu'elle est vécue par le Libanais. Or celui-ci se réfère nécessairement à quatre niveaux d'identification. Il est et se veut libanais, partageant les traits communs à tous ses concitoyens. Mais il n'est libanais qu'en tant que chrétien ou musulman, car la religion est ici un facteur d'ethnicité producteur de modèles culturels, comme la langue l'est ailleurs, que l'individu concerné soit croyant ou non. Ce n'est pas tout : il ne s'identifie aux traditions chrétiennes ou islamiques qu'à travers sa "communauté rituelle" qui fonctionne comme un groupe ethno-culturel restreint : le chrétien est maronite, grec orthodoxe, melkite, arménien, syriaque, latin, etc. Le musulman est sunnite, chiite ou druze. À l'autre l'extrême, suivant qu'il est musulman ou chrétien, il manifeste une préférence pour le monde culturel arabe ou le monde culturel occidental. Dans la vie de tous les jours, le Libanais s'identifie spontanément par l'une ou l'autre de ces quatre appartenances et ses modèles..." [1] La "révolution du Cèdre" avait été comme le gage, sinon la preuve, de cette volonté libanaise unanime, tant populaire que politique, de réconciliation et d'unité. Après un mois de combats, voilà le pays à nouveau traumatisé et exsangue, et le frêle ouvrage de paix déjà menacé, surtout chez les jeunes où la révolte gronde. Une amie, bouleversée, nous disait au moment de notre départ : "Cela fait trente ans... Aurons-nous droit un jour à la paix ? [2]"

Il ne serait cependant pas plus juste ni plus constructif de céder à la mode qui consiste à nier toute responsabilité au belligérant qui a le plus souffert, et dès lors de calculer savamment celui qui aurait été le plus "victime" au final. Il est une question plus vitale, qui revient souvent dans la bouche de nos amis et voisins : "Pourquoi encore une fois le Liban ?" Quelles richesses, quels enjeux stratégiques peuvent bien représenter ce lambeau de terre de la taille d'un gros département français (10 230 km²) pour être ainsi perpétuellement le théâtre, spécialement depuis un siècle, des guerres des autres – Israéliens, grandes puissances, Palestiniens, Kurdes, Chiites d'Iran, partis nationalistes arabes, etc. – dans un tel déchaînement de passions, de violences et de souffrances ? Et pourquoi, à chaque fois que de cette mosaïque semble émerger un espoir d'unité et de paix, survient un événement – du dedans ou du dehors – qui vient tout déstabiliser à nouveau ?

Un "message"

En vérité, quelque chose de plus profond se joue au Liban : "Le Liban est plus qu'un pays, c'est un message !" Cette phrase de Jean-Paul II, maintes fois récupérée par la suite, est significative : ce pays souffre et s'enflamme à cause d'une mission qui lui est confiée, une mission exigeante, une mission qui dérange et que beaucoup refusent, une mission que même les musulmans reconnaissent : "La coexistence entre musulmans et chrétiens de toutes les confessions est la plus grande valeur du Liban, et c'est sa mission dans le monde en ce qu'elle est un modèle de vie et une relation de dialogue continuel [...]. La fraternité nationale entre chrétiens et musulmans au Liban n'est pas simplement un engagement imposé par les éléments essentiels de la coexistence, ni une nécessité pour éviter le conflit sectaire. C'est un destin, un choix et une noble tâche humaine qui font du Liban le dépositaire d'une mission mondiale."

(Comité national islamo-chrétien pour le dialogue, 5 janvier 1995 [3]). Qu'ils soient chrétiens ou musulmans, il fallait cette conviction profonde pour ne pas déserter au matin du 12 juillet. Notre quartier de Bourj Hammoud s'est ainsi soudain vidé de sa population d'origine syrienne : aux premiers instants des bombardements, nos amis turkmènes avaient déjà pris la route vers le nord, suivis de peu par un grand nombre d'ouvriers syriens et kurdes. Restaient les Libanais – dont beaucoup de chrétiens d'origine arménienne –, pour accueillir le flot des familles musulmanes fuyant les quartiers sud dévastés : "un destin, un choix et une noble tâche humaine."

La mission, en christianisme, s'enracine plus profondément encore : elle définit l'être tout entier, elle s'enracine dans un appel, elle s'appelle vocation. Et tout appel provoque une résistance, non plus extérieure mais intérieure cette fois, d'autant plus violente que l'appel se fait pressant. Le Liban, terre biblique, n'échappe pas à cette lutte peu glorieuse, et son histoire nous révèle aussi quelque chose même du cœur humain : on y a vu des victimes devenir bourreaux en l'espace d'une décennie ; on y a vu se massacrer des voisins que rien particulièrement n'opposait ; on y a vu des batailles rangées entre frères ; on y a compté compromissions et trahisons parmi les libanais eux-mêmes, qu'ils soient chrétiens ou musulmans...

C'est que contrairement à ce qu'affirme George Bush, il n'y a pas d'axe géographique ou politique du mal ou du bien : cet axe, il traverse le cœur de chaque homme. Et le Liban est paradoxal à bien des égards, où l'on constate que ce sont les mêmes qui peuvent commettre des atrocités un jour et qui à la fois sont capables du plus bel accueil, de l'unité la plus improbable le lendemain. Il y a au Liban la manifestation à l'échelle visible et politique du combat qui se joue au cœur de l'homme. Voilà pourquoi tout s'exacerbe là particulièrement, dans les jeux humains si enchevêtrés de l'orgueil et de l'humilité, de l'accueil et de l'humiliation, qui rendent les situations tellement inextricables, comme le sont le bien et le mal au cœur de l'homme. Grandeur du Liban dans sa vocation, péché du Liban lorsqu'il manque à sa vocation.

Vocation

C'est ce que Jean-Paul II souhaitait rappeler aux Libanais – tous les Libanais – dans la Lettre apostolique de conclusion du Synode pour le Liban, auquel il avait tenu à convier des représentants des autres communautés religieuses : le Liban a une vocation spécifique [4], vocation à la lumière de laquelle doivent se faire ses choix, à la lumière de laquelle doit se lire son histoire, à la lumière de laquelle se comprend aussi sa responsabilité, son péché – et donc à la lumière de laquelle il peut s'ouvrir à l'espérance. "Un vrai dialogue entre les croyants des grandes religions monothéistes repose sur l'estime mutuelle, afin de protéger et de promouvoir ensemble, pour tous les hommes, la justice sociale, les valeurs morales, la paix et la liberté. Cette tâche commune est particulièrement urgente pour les libanais, appelés avec courage à se pardonner les uns les autres, à faire taire leurs dissensions et leurs inimitiés, et à changer leurs mentalités, afin de développer la fraternité et la solidarité pour la reconstruction d'une société toujours plus conviviale [5]."

Il s'agit là d'une tâche vitale pour le Liban et pour le monde : si le Liban venait à manquer à sa vocation, s'il devenait république islamiste ou même colonie chrétienne par exemple, dans un cas comme dans l'autre disparaîtrait un signe d'espérance immense aux yeux de tous. Si cet équilibre, respectueux et fraternel, entre des extrêmes ailleurs inconciliables, n'existait plus au Liban, qui serait alors assez fou pour aller le défendre en Irak, au Rwanda, en Inde, en Turquie et même simplement en France ou en Angleterre ? Non seulement nul ne le croirait plus possible, mais la triste histoire du Liban n'en finirait plus de s'achever, dans une résignation généralisée à devoir élever des murs partout où menacent les tensions culturelles et religieuses.

"Par mon cri de résurrection et de paix, j'ai présenté à nouveau la terre biblique des cèdres à la conscience du monde" s'écriait Jean-Paul II après avoir remis à Beyrouth le 10 mai 1997 sa Lettre Apostolique Une espérance pour le Liban [6]. Car, qu'il le veuille ou non, c'est pour nous tous que ce lambeau de terre, "berceau d'une culture antique et un des phares de la Méditerranée [7] souffre encore de rester fidèle à sa vocation : le Liban porte d'une certaine manière l'espérance du monde.

*Article à paraître dans le numéro de septembre 2006 de la revue D'un Point-Cœur à l'autre.

Pour en savoir plus :

■ Points-Cœur, œuvre de compassion et de consolation, est un mouvement d'Église qui permet à des jeunes volontaires de consacrer un temps de leur vie au service des personnes les plus rejetées, spécialement les enfants, dans des lieux de grande souffrance à travers le monde. Reconnue par les instances civiles au niveau international, l'action de Points-Cœur rejoint aussi des personnes, des pays ou des situations dont la misère est plus cachée et œuvre pour faire reconnaître les droits des personnes.

Notes[1] Cf. Sélim Abou, "Enracinement et distanciation", Cedrus Libani 55, Automne 1997, p. 64., cité par Pierre Fournier, Bulletin bibliographique sur la rencontre des religions au Liban.

[2] Nous avons dû demander à nos quatre volontaires de quitter le Liban avec les dernières rotations françaises d'évacuation.

[3] Ce comité ("Chrislam") est composé de sept personnes mandatées par leurs communautés respectives : maronite, orthodoxe, grec-catholique, catholique arménienne, druze, sunnite et chiite.

[4] Comme, de son côté, mystérieusement, le peuple juif, dont la vocation n'est pas moindre – comme en témoigne l'histoire depuis 5 000 ans.

[5] Jean-Paul II, 1997, Exhortation postsynodale Une espérance nouvelle pour le Liban, § 89.

[6] Osservatore Romano, 12-13 mai 1997, p. 1.

[7] Jean-Paul II, op. cit., § 1.

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