Nos coups de coeur
On croyait tout savoir de lui, connaître ses tours et ses détours, ses souterrains, ses secrets... Voilà que Jean-Luc Barré offre le premier tome d'une biographie intime de François Mauriac qui a des chances, après tant d'études et de travaux remarquables, d'être à peu près définitive.
L'auteur de Thérèse Desqueyroux, du Désert de l'amour, du Bloc-Notes, des Mémoires intérieurs naît, comme tout le monde, mais peut-être un peu plus que tout le monde, chargé de chaînes, d'ancêtres, de traditions, de souvenirs. La famille descend d'un Jacques Mauriac, charpentier de marine, puis maître de navire vers la fin du XVIIIe. Dès les dernières années de la Restauration, son fils Jean fait un beau mariage et acquiert sur la rive droite de la Garonne un petit château vinicole : Malagarre - la mauvaise garenne .
Les hommes de sa famille sont des bourgeois riches qui unissent un sens certain de la propriété et la passion de l'héritage à un anticléricalisme plutôt rebelle et iconoclaste. Quand son père meurt d'un abcès au cerveau, François a un an et demi. L'enfant sera élevé par sa mère, Claire, et par sa grand-mère, Irma Coiffard, également fortunées, dévotes, puritaines et conformistes, dans la crainte toute janséniste d'un Dieu implacable.
Fluet, chétif, peu physique, d'une émotivité à fleur de peau, habité d'un vif besoin d'être aimé, François grandit dans l'obsession du péché et du mal. Et dans l'ombre de ses frères aînés auxquels il restera toujours très lié : Raymond, l'avoué ; Pierre, le médecin tout acquis à Maurras et à l'Action française ; Jean, qui deviendra abbé et militera au Sillon.
Qu'est-ce qui compte pour l'enfant, pour l'adolescent, pour le jeune homme ? Les livres, naturellement. Chez lui, à l'école, à la librairie Mollat de Bordeaux, à Paris dans le fameux foyer catholique du 104, rue de Vaugirard, où sont passés tant de chercheurs, d'écrivains, d'hommes politiques, il lit avec une passion brûlante Pascal, Racine, Baudelaire, Rimbaud, Gide, Régnier, Claudel, Francis Jammes et tant d'autres qui le marquent à jamais.
Très vite, deux traits de caractère se manifestent chez ce fils de famille bordelaise transporté dans le Paris de toutes les tentations : d'abord, une soif ardente de gloire littéraire ; ensuite, l'irrésistible penchant à concilier l'inconciliable. Son biographe scrute les contradictions de l'écrivain, écartelé entre Dieu et le démon littéraire.
C'est Maurice Barrès qui porte avec Francis Jammes le jeune Mauriac et son recueil de poèmes Les Mains jointes sur les fonts baptismaux de la littérature. D'autres influences s'exercent : Cocteau, Radiguet, Proust et surtout André Gide, le maître secret qui règne à cette NRF où Mauriac, dont la sensibilité folle est le caractère dominant, se désole de se sentir ignoré. Entre Gide et Mauriac va se jouer un jeu d'enfer. André Gide l'a bien vu : la situation de Mauriac, étiqueté romancier catholique , est périlleuse et déchirante : Je suis romancier, je suis catholique : c'est là qu'est le conflit ! Par un merveilleux paradoxe, le grand nerveux fragile et changeant est un formidable pamphlétaire et un polémiste auquel il n'est pas bon de se frotter. La politique, qui à l'origine ne l'intéressait pas beaucoup., fait irruption chez lui avec la douleur des hommes — avec la guerre de 14 d'abord, avec la guerre d'Espagne plus tard.
En politique comme ailleurs, dès qu'il s'agit de Mauriac, la contradiction semble régner. Longtemps séduit par l'Action française, il commence par se montrer d'une étrange indulgence pour le Belge Léon Degrelle. Se démarquant, sur la guerre d'Espagne, de la position du plus grand de nos maîtres , Paul Claudel, Mauriac se retrouve avec Jacques Maritain et Bernanos, du côté des humbles et des déshérités.
Mais c'est dans le domaine de la vie privée que les contradictions et les déchirements de Mauriac sont à la fois les plus évidents et les mieux occultés. Avant et après un mariage heureux avec Jeanne Lafon qui est belle, qu'il aime et qui lui donne deux fils et deux filles, de multiples aventures sollicitent François Mauriac. La tendance homosexuelle de l'écrivain a souvent été l'objet de rumeurs persistantes et toujours démenties. Elle constitue comme une donnée permanente et essentielle de sa destinée. Elle montre comment la passion et le péché sont indissolublement liés, chez Mauriac, à la grâce et à Dieu.
Ce premier volume se lit avec passion et avec admiration pour un des derniers monstres sacrés de notre littérature.
Guillaume Lenormand
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