Les observateurs de la vie politique sont friands de métaphores freudiennes. Ainsi Jean-Marie Le Pen, qui prend désormais volontiers la pose du sage clément – allant même jusqu'à pardonner au félon Mégret – répondrait-il au besoin affectif d'un peuple retourné à l'adolescence, en quête d'un vieil oncle sachant manier tour à tour la caresse et les gros yeux.

De même, l'étrange ménage Ségolène Royal/François Hollande serait aux prises avec un syndrome phallique inversé. Mais c'est bien sûr le couple Jacques Chirac/Nicolas Sarkozy qui, si l'on en croit tous les éditorialistes de France, illustre avec le plus d'éclat(s) la célèbre théorie du vénérable Sigmund : le meurtre du père.

Et pourtant... Il semble bien que le discours du président de l'UMP à l'occasion de son sacre , il y a deux semaines porte de Versailles, ait relégué la vieille grille d'analyse viennoise au placard des accessoires démodés. Non que les rares références à Jacques Chirac, distillées du bout des lèvres, n'aient pas manifesté quelque velléité meurtrière... – mais pour comprendre ce texte truffé d'allusions religieuses, spirituelles, voire ésotériques, ce n'est pas dans le mythe d'Œdipe qu'il faut se plonger, mais dans l'Evangile de Luc. Chapitre quinze, verset onze, plus précisément.

Un père avait deux fils...

De cette péricope, on connaît les premiers mots, tellement grandioses dans leur simplicité qu'on en frissonne quand ils résonnent sous les voûtes de nos églises : Un père avait deux fils. Car cette histoire, que l'on connaît sous le nom de Parabole du fils prodigue , raconte en fait les aventures, non d'un seul fils, mais de deux fils. La Bible de Jérusalem lui donne d'ailleurs l'intertitre qui convient : Le fils perdu et le fils fidèle.

Que nous dit cette parabole ? Le Père Henri Nouwen, ancien universitaire devenu aumônier de la communauté de l'Arche de Daybreak (Canada) nous en a livré, il y a quelques années, une magnifique lecture dans son livre le Retour de l'enfant prodigue : Dieu ne juge pas comme nous jugeons. Dieu déroute. Dieu renverse tout. Dieu subvertit tout. Le fils perdu n'est pas celui qu'on croit. La fidélité ne réside pas où l'homme paraît la voir. Et surtout : Dieu fait toutes choses nouvelles.

Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy ne sont pas père et fils. Ils sont deux frères. Le premier est le fils aîné, le deuxième est le fils cadet. Et la question religieuse – nous prenons cet adjectif aux sens politique et sociologique : il ne s'agit pas de décerner des brevets de sainteté – est un outil idoine pour le montrer. Analyser les rapports respectifs de Jacques Chirac et de Nicolas Sarkozy à la question religieuse nous conduit en effet à penser que l'un est plutôt en phase avec la France d'aujourd'hui, tandis que l'autre ne l'est plus – tout comme l'un des fils est plutôt en phase avec Dieu, et l'autre ne l'est plus.

Dans son discours de Périgueux, le 12 octobre 2006 – un discours bien plus consistant, au plan des idées, que celui de la porte de Versailles – Nicolas Sarkozy a développé sa vision de Notre République , le titre de ce long propos. Il y a accordé un paragraphe entier à la question religieuse, la question du dialogue entre l'État et les grandes religions , affirmant que la France veut que tous les croyants puissent prier dans des lieux de culte convenables . Quatre et demi ans auparavant, dans son premier discours de candidat, à Poitiers en avril 2002, Jacques Chirac n'avait fait qu'une seule allusion, au détour d'une phrase, à cette question : il faut croire à la nation, contre la tentation du communautarisme, pour permettre à tous nos compatriotes de concilier leurs diverses appartenance, qu'elles soient spirituelles, régionales ou même politiques, avec les exigences de tolérance et de respect mutuel qu'impose notre pacte républicain . Point barre.

Le premier ne comprend rien

Jacques Chirac, en effet, ne comprend pas l'intérêt de Nicolas Sarkozy pour la question religieuse. Pourquoi ce livre non-conformiste, si peu laïc-à-la-française sur la République, les religions, l'espérance (Pocket, 2005) ? Pourquoi cette insistance à affirmer que la laïcité n'est pas le combat contre la religion mais le respect bienveillant de toutes les religions ? Pourquoi ces phrases presque provocatrices, en tout cas équivoques : La République n'est pas une religion ? Pourquoi ces tribunes, où le ministre de l'Intérieur, mentionnant par exemple la situation très particulière des confessions en expansion récente sur notre territoire, l'islam sunnite et le christianisme évangélique (La Croix, septembre 2006) montre sa maîtrise de la question dans les moindres détails ? Pourquoi ces religieux de toutes croyances qui gravitent autour de lui, d'Abderrahmane Dahmane, président du Conseil des démocrates musulmans de France et secrétaire national de l'UMP chargé des Français issus de l'immigration, au Père Philippe Verdin op, que le ministre de l'Intérieur a même fait venir sur le plateau de Michel Drucker en grand habit blanc de l'Ordre des prêcheurs ?

Si encore Nicolas Sarkozy était une grenouille de bénitier à la Robert Schuman ou un militant de la droite catholique à la Christine Boutin...Mais non, le bonhomme est un divorcé-remarié, il a entretenu l'année dernière une liaison très médiatisée avec une journaliste, il ne va qu'épisodiquement à la messe, il ne ménage pas les évêques quand ceux-ci mettent le nez dans les affaires de son ministère, et l'autre jour à la Porte de Versailles il a rendu un hommage très appuyée à Simone Veil et à sa loi prétendument destinée à empêcher les 300.000 avortements qui, chaque année, mutilent les femmes de ce pays – et les bébés, accessoirement, non ?

Jacques Chirac est comme le fils aîné de la parabole : il ne comprend pas. Toute cette agitation intellectuelle et politique échappe à ses schémas de pensée, à ses grilles d'analyse, à son intelligence imperméable à la nouveauté : Voilà tant d'années que je te sers, et jamais tu ne m'as donné un chevreau pour festoyer avec mes amis ; et ton fils revient, tu fais tuer pour lui le veau gras ! Jacques Chirac est d'une autre époque. Il est né sous la présidence d'Albert Lebrun, il a vu la flotte française se saborder à Toulon en 1940, il s'est passionné pour les débuts de la Guerre froide, il s'est marié à une demoiselle de l'aristocratie parisienne, mais dans une chapelle latérale de la basilique Sainte-Clotilde parce qu'un petit-fils de paysans et d'instituteurs laïcs, ça ne se montre pas sur le plus chic parvis de la Rive Gauche, etc. Ô tempora, ô mores !

Alors bien sûr, au mari respectueux des convenances – on ne divorce pas, même si on découche allégrement ; on fréquente Dalil Boubakeur, qui ne porte pas de barbe et connaît son Barrès sur le bout des doigts, mais pas Tariq Ramadan – à l'homme qui embrasse le cul des vaches, la France éternelle, celle du Général, s'oblige à susurrer, sur le ton de la complicité patinée, comme le père au fils aîné de la parabole : Mon enfant, tu es toujours avec moi, et tout ce qui est à moi est à toi. Tel est bien le problème, Jacques Chirac est toujours avec cette France-là. Cette France disparue où la question religieuse ne se posait pas comme aujourd'hui, car il n'y avait pas de prédicateurs américains et surtout pas d'imams afghans.

... et le second a changé

Mais si Jacques Chirac est le fils aîné, celui qui ne comprend pas qu'au cœur de son père résident des trésors d'amour qu'il n'avait pas encore eu l'occasion de déployer – tout comme au cœur de la France d'aujourd'hui, dans les cités par exemple, résident des trésors de vitalité qui n'ont pas encore été déployés – alors Nicolas Sarkozy est le fils cadet ? Oh que oui ! Nous l'avons dit : ce n'est pas un parangon de vertu. Nous l'avons dit aussi : il a voulu se faire tout seul, en exigeant la part de fortune qui devait lui revenir . Et nous l'affirmons encore, au risque de paraître naïf : son intérêt pour les questions spirituelles – attesté à la Porte de Versailles : les prénoms d'enfants égrenés à Yad Vashem, c'était le murmure des âmes innocentes sacrifiés par les nazis, le testament du père Christian de Tibhirine, soucieux de contempler avec les yeux du Père les enfants de l'Islam , lui a enseigné par delà la mort [...] la force invincible de l'amour – cette présence constante du transcendant ne tient pas qu'aux impératifs électoralistes. Elle est emblématique d'une époque où les mentalités sont pétries, non de principes religieux, mais de questions spirituelles.

Dans une récente tribune du Figaro, Charles Jégu affirmait que Nicolas Sarkozy aurait du mal à débattre contre Ségolène Royal parce que le premier est un moderne tandis que la deuxième est une post-moderne. En d'autres termes, le ministre de l'Intérieur a le profil de l'homme politique classique, doté d'un programme consistant, d'un discours clair, d'une geste bonapartiste, tandis que la candidate socialiste serait la première candidate "post-moderne" de la Ve République , échappant au débat contradictoire et à la rationalité politique classique , jouant sur le mystère et son image lumineuse – voire numineuse , comme aurait dit Lévinas. Deux planètes, en somme. Il convoquait, à l'appui de cette thèse, le très lucide Marcel Gauchet : Quelque chose du vieux style masculin d'autorité ne passe plus. Nicolas Sarkozy a du souci à se faire, de ce point de vue.

Pas sûr. D'abord, dans la première partie de son discours de la Porte de Versailles, joyau d'habileté, Nicolas Sarkozy a commencé par une sorte de méditation sur l'émotion en politique. Puis il a fait référence à son expérience intime, à son chemin — passer du J'accuse de Zola au J'ai changé de Sarkozy, cela ne résume-t-il pas le tournant post-moderne de la pratique politique ?...

Par ailleurs, la deuxième partie du discours, où les questions de fond étaient abordées, s'appuyait entièrement sur les articulations de la première partie. Nicolas Sarkozy sera-t-il le premier président moderne de l'époque post-moderne ? Achèverait-il alors sa trajectoire de fils prodigue ? La parabole ne dit rien du destin de ce dernier : qu'est-il devenu, après la fête où on l'a revêtu de la plus belle robe ? Un fils exemplaire , comme son frère aîné, ou l'un des mercenaires de son père, selon sa propre volonté ? Peu importe, à vrai dire : la seule chose qui compte, c'est d'avoir pris acte de l'événement survenu et d'être entré dans l'ère nouvelle qu'il a inaugurée.

*Matthieu Grimpret est essayiste. Vient de faire paraître Dieu est dans l'isoloir, – Politique et religions, des retrouvailles que Marianne n'avait pas prévues, Presses de la renaissance, janvier 2007, 268 p., 18 €

 

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