Le récent sondage sur la laïcité réalisé par l'Ifop pour le quotidien "La Croix" s'offre à deux niveaux de lecture, chacun conduisant à des conclusions bien différentes. Plébiscitée par les Français, la laïcité ne plaît pas pour les mêmes raisons : que peut-il sortir de l'invocation unanime d'un principe qui se nourrit dans la contradiction ?
À un premier niveau de lecture, si l'on s'attache aux grandes lignes de force du sondage, on ne peut que constater une convergence massive : le principe de laïcité est un pilier de notre société française, très largement assimilé et assumé par la population, que ce soit sous la forme d'une sensibilité à tout ce qui pourrait le remettre en cause ou sous la forme d'une vulgate tranquillement vécue.
Dans chacune de ses quatre parties (les principes, la loi de 1905, le rôle de la religion, les déclarations de N. Sarkozy), le sondage confirme ce diagnostic : en réunissant plus des trois-quarts de la population, la laïcité montre qu'elle appartient aux fondements politiques de notre régime (cf. encadré : I- La laïcité plébiscitée).
Laïcité postchrétienne contre laïcité libérale
Un regard plus attentif sur les rapports de force qui traversent ce soutien massif à la laïcité révèle une situation d'équilibre (cf. encadré : II- Premières fissures : "chacun sa laïcité"). S'ils peuvent apparaître ça et là, les clivages de types générationnel, socioprofessionnel ou géographique ne sont pas les plus déterminants. Ils s'enracinent plutôt dans l'opposition de deux modèles politiques, opposition qui est structurante de la laïcité française comme de la vie politique française.
Selon le premier modèle, la religion est extérieure au projet politique mais s'y intègre à proportion de son utilité sociale ; selon le second modèle, le projet politique pourvoit lui-même à ses besoins en valeurs, il est à lui-même son fondement transcendant et se présente par conséquent comme concurrent des projets religieux. Plus concrètement, il peut se définir comme une sécularisation postchrétienne, historiquement thématisée à gauche, et obsédée par le rapport au religieux parce qu'elle est elle-même de nature religieuse. La laïcité est alors la religion de la politique moderne, religion habillée en principe de neutralité et de tolérance , mais qui révèle très vite sa partialité et son intolérance comme le montre son attitude à l'égard des racines chrétiennes de la France ou des vertus civilisatrices des religions .
Face à cette sécularisation postchrétienne qui se pense comme reprenant et dépassant définitivement le message chrétien, la première conception tend plutôt à produire une sécularisation libérale. La laïcité n'y revêt pas la même importance, elle se définit principalement comme un principe de gestion du pluralisme religieux devant permettre aux diverses religions de s'exprimer. Elle s'intéresse peu aux religions sinon comme des horizons de sens utiles au lien social.
Un succès paradoxal ?
Le compromis entre sécularisation postchrétienne et sécularisation libérale est-il cohérent ? Quel est le contenu objectif de l'idée de laïcité si massivement approuvée qui en résulte ? Abordant ce second niveau de lecture de notre sondage, on ne peut manquer de s'étonner des principes républicains retenus par les sondeurs de l'Ifop puisque aucun d'eux ne date des origines de la République. Il est vrai que l'unité et l'indivisibilité de la Nation française ou la séparation des pouvoirs n'auraient peut-être pas été perçues par les sondés comme aussi concrètes que le suffrage universel, la laïcité ou la liberté d'association. Ce constat attire notre attention sur la réalité que mesure notre sondage : non pas l'attachement à un fondement politique objectif, juridiquement établi, de notre société, mais le degré d'adhésion à un concept subjectivement perçu au travers du débat public.
Or justement, vue sous cet angle, l'importance accordée à la laïcité par les Français est étonnante : la religiosité française est à un plus bas historique mais la laïcité se porte, elle, très bien. Compte tenu du niveau de l'indifférence religieuse dans notre pays par rapport à l'importance du milieu associatif, la liberté d'association aurait dû devancer la laïcité. C'est loin d'être le cas. Contradiction ? Pas si l'on se rappelle le clivage mis en évidence précédemment. Car tant la sécularisation postchrétienne que la sécularisation libérale ont besoin de la religion pour s'affirmer et, à défaut de religion réelle, au moins de son spectre. La première y trouve la justification de sa posture progressiste, la seconde le lieu exemplaire pour mettre en œuvre la gestion du pluralisme.
Mais une troisième raison doit être avancée : dans le sondage Ifop, la catégorie la plus représentative de l'ensemble des sondés, celle qui tombe toujours dans la moyenne, est la catégorie des catholiques non pratiquants. C'est elle qui, si l'on peut dire, donne le ton de la laïcité : elle est encore suffisamment proche de la tradition catholique pour accorder à la religion une importance ; dans le même temps, elle s'est suffisamment détachée de cette tradition pour demander à la laïcité de valider ce choix individuel.
Les contradictions du contenu
La confluence de ces trois sources d'inspiration dans la conception subjectivement perçue de la laïcité conduit à une réelle contradiction dans le message, bien reflétée par les phrases courantes soumises aux sondés : dans le même temps les religions sont jugées source de tension mais aussi comme des atouts pour la société ; on apprécie les valeurs sociales qu'elles transmettent mais on estime pourtant qu'elles sont purement du domaine de l'opinion privée ; on définit la laïcité comme une tolérance mais on refuse aux personnalités religieuses le droit de s'exprimer publiquement.
En matière de laïcité, les Français approuvent donc tout et son contraire. Ils approuvent massivement tout et son contraire. Tout simplement parce qu'entre la laïcité-religion du sécularisme postchrétien, la laïcité-pluralisme du sécularisme libéral, et la laïcité-qui-justifie-de-ne-plus-pratiquer-sa-religion des catholiques de tradition, tout le monde à de bonnes raisons d'aimer la laïcité. Pourtant, aucune de ces définitions ne concorde avec ce qui était l'objet premier de la laïcité, à savoir définir un cadre de relation entre le champ religieux et le champ politique. Aucune d'entre elles en effet n'organise un dialogue. La laïcité française est devenue ce qui était peut-être son destin depuis sa dernière cristallisation, il y a un siècle : un colossal monologue qui sonne creux.
*Le Fr. Emmanuel Perrier op est dominicain de la province de Toulouse.
ANALYSELes Français, la laïcité et le rôle des religions
Sondage Ifop-La Croix, mars 2008
I- La laïcité plébiscitée
1. Placée en concurrence face à d'autres principes dits républicains par l'Ifop, la laïcité se place juste derrière le suffrage universel, respectivement à 30 % et 41 %, loin devant les différentes libertés d'association, à 12 % et moins. Notre tradition non-libérale et étatiste en ressort confirmée : nous nous définissons collectivement moins par les libertés individuelles que par une sorte de formalisme démocratique. Lorsque plusieurs réponses sont permises, le suffrage universel est cité dans 71 % des réponses, la laïcité dans 58 %. Au contraire, aucune des différentes libertés d'association ne dépasse les 25 %.
2. L'attachement à la loi de 1905 et à son intangibilité recueille 71 % d'opinions favorables. Quelle que soit la connaissance de son contenu par les sondés, dont d'autres études d'opinion ont montré qu'elle était très floue, ce qui importe ici est la valeur symbolique qui lui est attachée : elle incarne un mode de rapport entre politique et religieux qui satisfait près des trois-quarts de la population. A ce niveau de popularité, la loi de 1905 appartient au domaine des fondements politiques de notre société.
3. La troisième partie s'efforce de cerner le contenu de notre laïcité française en mettant à l'épreuve quatre de ses expressions politiques courantes, qui ressortent encore mieux approuvées que le principe de laïcité lui-même. Pour 87 % des sondés, les religions peuvent créer des tensions au sein de la société . Ce quasi-plébiscite montre la prégnance du principe hobbesien dans la constitution des nations occidentales : la défiance à l'égard des religions est principalement motivée par la crainte qu'elles alimentent une guerre de tous contre tous . L'unité politique ne passe donc pas seulement par d'autres voies que la religion, elle doit aussi se défier des religions. Les guerres de religion européennes étant bien loin, on supposera que c'est l'islam fondamentaliste qui, amalgamé à l'imaginaire des croisades ou de l'Inquisition, permet de maintenir cette crainte fondatrice à un tel niveau.
Dans le même temps, une utilité sociale est très largement reconnue aux religions : ces dernières, juge-t-on à 79 %, peuvent contribuer à transmettre aux jeunes des valeurs et des repères . On considère aussi à 79 % que la laïcité se définit par son respect de toutes les croyances et qu'elle ne doit pas considérer les religions comme un danger mais comme un atout . Enfin, la religion est considérée à 77 % comme une affaire privée, les responsables religieux n'ayant pas à intervenir. Même si d'autres formules auraient peut-être pu être soumises à approbation, il ne fait pas de doute que l'on trouve ici une expression canonique de la laïcité française : l'unité sociale ; l'utilité sociale des religions ; la tolérance comme valeur positive ; la privatisation. En comparaison de ces affirmations d'ordre politique rassemblant plus des trois-quarts de la population, on placera les 60 % recueillis par une affirmation d'ordre religieux : croire en Dieu, c'est une aide et un soutien dans la vie de tous les jours .
4. Face à cette expression canonique de la laïcité, les propos récents de Nicolas Sarkozy concernant les racines chrétiennes de la France et le rôle civilisateur des religions ne recueillent respectivement que 49 % et 42 % d'approbation. On quitte ici le domaine des fondements politiques de la société largement acceptés (de l'ordre de 75 %) et l'on retrouve des clivages internes à la vie politique, beaucoup plus discutés (autour de 50/50). En d'autres termes, les propos de Nicolas Sarkozy, bien que compatibles avec les affirmations canoniques sur la laïcité, n'ont pas été perçus comme des prolongements de ces affirmations mais comme des prises de position partisanes : Noli me tangere – Ne me touche pas , dit la laïcité aux hommes politiques.
II- Premières fissures : chacun sa laïcité
Derrière ce soutien massif, on peut discerner quelques lignes de fracture :
1. Les principes républicains en premier lieu apparaissent sujets à un sensible clivage politique. Le rapport de priorité entre suffrage universel et laïcité s'inverse entre la gauche et la droite : le premier est préféré à droite (53 % contre 26 % pour la laïcité chez les UMP), tandis que la seconde est une valeur fédératrice de la gauche (37 % contre 33 % pour le suffrage universel). Les catholiques de leur côté se montrent très attachés au suffrage universel, et ne font pas de la laïcité une question définissant l'identité républicaine même s'ils en acceptent le principe. Se dégage une loi sur laquelle on va revenir : Plus on est religieux moins on en fait une question politique et, à l'inverse, moins on est religieux, plus on tend à définir la politique par la question religieuse.
2. Les plus favorables à un aménagement de la loi de 1905 sont les employés (26 % veulent la modifier et 15 % la supprimer), les membres d'autres religions que le catholicisme (27 % / 10 %), et les militants de droite (25 % / 9 %). Les plus conservateurs sont au contraire les 25-35 ans (79 % souhaitent son maintien à l'identique), les professions libérales et les cadres supérieurs (77 %), les sans-religion (78 %) et les militants PS (80 %). Cet éparpillement explique le blocage actuel de toute proposition de réforme de la loi de 1905.
3. C'est sur son contenu canonique que la laïcité est la moins clivée : il y a un discours officiel, un contenu officiel de la laïcité, qui dépasse notamment les frontières politiques. Certaines catégories apparaissent cependant particulièrement sensibles à tel ou tel aspect : les militants du Modem sont ainsi presque tous convaincus (95 %) que les religions sont des sources de tension. On ne saurait mieux définir le parti centriste que par cette crainte de la montée aux extrêmes. Dans un autre ordre, les catholiques défendent fermement l'utilité sociale des religions (à 96 %) et la tolérance positive (94 %), points sur lesquels les sans-religion (60 % et 64 %) ou les communistes sont les plus en retrait. Il n'est pas étonnant de voir cette ligne de fracture réapparaître sur la question de la privatisation de la religion, qui convainc 88 % des sans-religion, mais seulement 67 % des professions libérales et cadres supérieurs, 65 % des catholiques et 62 % des membres d'autres religions.
Dès lors, en revanche, que l'on quitte le domaine politique pour entrer dans le domaine religieux, les clivages sont tout autres, et bien connus : nettement plus de femmes (65 %) que d'hommes (54 %) pensent que Dieu est une aide dans leur vie. Les moins convaincus sont les 35-49 ans (51 %), les employés (45 %), ou les communistes (39 %), tandis que les plus convaincus sont les plus de 65 ans (70 %), les catholiques (94 %), les membres d'autres religions (73 %) ou les militants UMP (72 %). Le bord politique est en revanche indifférent : les chiffres sont globalement équivalents au PS, chez les Verts, au Modem, et sur l'ensemble de la droite.
4. L'affirmation politique des racines chrétiennes de la France cristallise la plus évidente ligne de fracture entre droite et gauche : elle répugne à 65 % de militants du PS et 78 % de ceux du PC, tandis qu'elle convient à 72 % des électeurs de droite. De même, l'affirmation politique d'un rôle civilisateur des religions est réprouvée par environ 74 % d'électeurs PC-PS mais appréciée par 67 % d'électeurs UMP. Si l'on ne peut exclure que l'impopularité actuelle de Nicolas Sarkozy ait pesé dans ces résultats, on sait cependant qu'il s'agit là d'une répartition classique.
E. P.
Pour en savoir plus :■ Les résultats détaillés du sondage Ifop-La Croix Les Français, la laïcité et le rôle des religions (mars 2008)
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