[Source: Liberté Politique]
Le profil des trois familles ramenées par le pape François de l'île de Lesbos confirme ce qu'on croyait savoir des réfugiés syriens qui passent de Turquie en Grèce : ils appartiennent surtout à la petite bourgeoisie du Sud de la Syrie : enseignants, artisans, qui seule a les moyens de payer les sommes considérables exigées par les passeurs (alors qu'il serait si simple de leur permettre d'acheter un billet d'avion d'Istanbul à Berlin, si vraiment les Allemands sont prêts à les recevoir ! ). Deux de ces familles viennent de Damas qui est aujourd'hui relativement sécurisée. Les mafieux qui organisent les transferts vont les chercher, en leur faisant miroiter l'espoir d'une vie meilleure, et les emmènent d'abord vers le Liban, puis du Liban à la Turquie occidentale en bateau ou en avion.
Les scandaleuses sanctions européennes
Il est vrai que la sécurité n'est pas tout : la population syrienne vit dans une pauvreté considérable. A côté de la guerre, la grande cause de cette pauvreté, ce sont les sanctions économiques que l'Union européenne inflige à la Syrie et qui interdisent entre autres d'y envoyer nourriture ou médicaments. Le pape François, à qui vient d'être remis le prix Charlemagne, s'élèvera-t-il contre ce scandale absolu ?
Les réfugiés syriens qui ont quitté le pays de force se trouvent parqués dans des conditions innommables à la frontière de la Turquie et, faute d'avoir les moyens de payer, la plupart ne partent pas.
Le Saint-Siège a fait savoir que s'il n'y avait pas de familles chrétiennes parmi celles qu'il a recueillies, c'est qu'aucune n'avait les papiers en règle. Pour avoir un dossier en règle, il faut passer, au Liban ou en Turquie, par des officines d'interprètes arabes qui, de manière notoire, privilégient les musulmans. Une raison plus compréhensible de l'absence de réfugiés chrétiens serait la crainte d'encourager les départs des chrétiens hors du Proche-Orient partagée par tous les chefs religieux d'Orient et d'Occident. Mais pourquoi dès lors encourager le départ des autres ?
Nous ne reprendrons pas à notre compte les accusations de ceux qui suspectent le Saint-Père de démagogie. Comment pourrait-il faire autrement, compte tenu de ce qu'il est, que d'encourager l'accueil des individus par des individus, ou celui des familles par des familles ?
Ethique de conviction et éthique de responsabilité
Mais il ne s'agit pas seulement de cela : la question est de savoir s'il faut accueillir des populations entières, arrivées en Europe dans des conditions qui sont loin d'être claires. Le jeu d'Erdogan, président de la Turquie, est le plus trouble qui soit : maîtrisant les flux de réfugiés ou assimilés vers l’Europe, il n'a rien fait pour les retenir. Volonté d'islamiser par ce biais le vieux continent européen, qu'il n'a pas cachée en d'autres temps, chantage pour recueillir des milliards ou bien pour obtenir le libre accès des Turcs en Europe ? Le mouvement des migrants, comme le rappelait récemment le roi Abdallah de Jordanie, n'a en tous les cas rien de spontané.
On soupçonne même le président turc de vouloir se servir de cette facilité pour expulser les Kurdes vers l'Europe et la Syrie et les remplacer par les réfugiés syriens de l'Est qui, eux, ne partent pas.
Dès lors, la décision d'accueillir ou de ne pas accueillir ces populations n'est plus de l’ordre de la charité individuelle mais de la décision politique. Elle ne ressortit plus, pour reprendre la célèbre distinction de Max Weber, à l’éthique de conviction, mais à l'éthique de responsabilité. S'il ne s'agissait que de moyens financiers, on pourrait penser que l'Europe a encore les moyens d'accueillir beaucoup de monde malgré le chômage qui y règne presque partout, sauf en Allemagne ; mais il ne s'agit pas que de cela : les chefs d'Etat européens ont-ils le droit de mettre en cause la sécurité de leurs populations : sécurité au quotidien mais aussi, à terme, sécurité de tout le pays, sachant que le multiculturalisme ou le pluralisme religieux, on ne le répètera jamais assez, ont toujours produit, un jour ou l'autre, la guerre civile ( Liban, Bosnie, Ceylan ) ?
Porter un jugement sur ce sujet est l'affaire des chefs d'Etat et de gouvernement et de personne d'autre. Le pape n'a en la matière aucune autorité. Il peut même arriver que des responsables politiques catholiques aient des opinions différentes de la sienne: c'est arrivé souvent dans l’histoire. La très catholique ville de Florence a longtemps fait la guerre à la papauté : Dante s'en fait l'écho. Charles Quint, qui se voulait pourtant le champion de l'Eglise catholique, a laissé sa soldatesque ravager la ville de Rome (1525). La bataille de La Boyne (1690) oppose le parti protestant d'Angleterre et les catholiques d'Angleterre et d'Irlande soutenus par Louis XIV. Le pape était du côté de protestants et a fait chanter le Te Deum à la basilique Saint-Pierre quand les protestants eurent écrasé les catholiques.
Depuis la Révolution de 1789, les catholiques de France ont pris l'habitude intellectuellement confortable d'être ultramontains (ce qui veut dire prendre le parti de la papauté non seulement sur le plan religieux mais aussi sur le plan politique). Au XXe siècle, il s'est trouvé que les causes défendues par la papauté, hostilité au communisme en particulier, coïncidaient avec les intérêts l'Europe occidentale. La question migratoire peut être l'occasion pour les catholiques européens de retrouver en matière politique la saine indépendance d'esprit qui a longtemps fait le génie de l’Europe. Les Polonais et les Hongrois leur montrent l'exemple.
C'est en vain en effet qu’on culpabilise les catholiques, en cette année de la miséricorde, en disant qu'ils manquent de générosité ou qu'ils doivent surmonter leurs peurs. Il est vrai qu'ils ont peur et pas seulement que leurs filles soient violées, ce qui serait après tout légitime pour des pères de famille. Ils ont d'abord peur que l'Europe cesse d'être chrétienne, qu’il lui arrive ce qui est arrivé à l'Asie mineure au cours des siècles : jadis première terre chrétienne, aujourd'hui vidée de ses chrétiens, les massacres de 1916 leur ayant porté le coup final. La population musulmane est en passe d'être majoritaire à Londres et à Bruxelles. Le nouveau maire de Londres est musulman. En prolongeant avec lucidité les courbes actuelles de l'immigration, de la natalité et, il faut bien le dire, de la déchristianisation, c'est toute l'Europe qui le sera à terme plus ou moins rapproché. Sauf miracle sur lequel un homme d'Eglise peut certes miser mais pas un homme d'Etat.
Etre attaché à son pays, à sa patrie, à sa civilisation est le sentiment le plus noble qui soit. Il est aussi le plus puissant : jamais dans l'histoire le sentiment religieux ne l'a emporté sur le sentiment national ou identitaire. Le catholicisme en Pologne ou en Irlande, l'orthodoxie en Russie ou en Serbie, l'islam dans le monde arabe et au Pakistan n'ont eu tant de force, comme l'avait si bien compris Jean Paul II, que parce qu'ils s’identifiaient à la nation. Il est vrai que le chrétien se doit d'être " tout à Dieu" et donc, croit-on, d'être prêt à tout lui sacrifier, y compris sa patrie. Mais sacrifier sa patrie, n'est-ce pas cesser d'être ? Et avant d'être chrétien, ne faut-il pas être tout court ? Malgré les Lumières, une partie de l'Europe sent que son identité est inséparable de l'héritage chrétien. L'idée que ce sentiment, parfaitement naturel, le mette en contradiction avec ses pasteurs qui ne verraient là, fort injustement, qu'une forme d'égoïsme, risque de gravement les détourner d'eux.
Roland Hureaux
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