Un projet de décret sur la retraite progressive avait été approuvé il y a un an par le conseil d'administration de la CNAV, puis mis sous le coude pour coût excessif ; selon Les Echos du 2 mars 2006, il refait surface, modifié pour être moins onéreux, dans le cadre du plan pour l'emploi des seniors.

Il s'agit d'assouplir – expression à la mode – les dispositions actuelles, qui permettent de passer à temps partiel en touchant une partie de sa pension seulement quand sont remplies les conditions requises pour la liquider à taux plein (60 ans et 160 trimestres validés). Il semblerait que l'exigence relative à l'âge ne changerait pas, mais que le nombre de trimestres d'assurance requis serait abaissé à 150. Un salarié remplissant ces conditions pourrait alors toucher 30 % de sa pension de la Sécurité sociale en réduisant son temps de travail de 20 % à 40 % ; la moitié de sa pension en ne travaillant plus qu'entre 40 % et 60 % d'un temps plein, et 70 % de sa pension en réduisant son temps de travail à moins de 40 %. Le décret précisera nécessairement aussi la façon dont s'appliqueront dans ce cas particulier la décote et la surcote. Restera aux partenaires sociaux à fixer des conditions analogues relatives aux pensions complémentaires.

Pourquoi s'intéresser à ce ravaudage d'un dispositif qui n'a jamais connu le succès ? Parce qu'il est très révélateur de la façon dont la sphère politique aborde le problème de la retraite, et dont elle se comporte de manière générale pour prendre les dispositions qui régentent notre existence. Ce simple exemple permet d'analyser une bonne partie du handicap dont souffre la France, handicap qui s'accroît au fur et à mesure que s'accumulent les couches sédimentaires bureaucratiques déposées par nos gouvernements et législateurs successifs.

Beaucoup de personnes souhaiteraient réduire progressivement leur activité professionnelle, au lieu de passer brusquement de tout à rien. Mais pourquoi faudrait-il que l'État crée pour cela des dispositifs particuliers ? Pourquoi l'État déciderait-il à la place des intéressés quelle fraction de leurs retraites ils toucheront lorsqu'ils commenceront à réduire leur activité ? Cela est un cas particulier d'une question plus générale : pourquoi l'État veut-il absolument classer les personnes dans des catégories bureaucratiques qui définissent limitativement ce qu'ils ont le droit de faire, alors que les choix personnels intègrent beaucoup plus de critères et peuvent être effectués librement sans inconvénient pour la collectivité ?

Premièrement, parce que nos dirigeants sont convaincus que les Français ne savent pas ce qui est bon pour eux. Ils se sentent donc en charge de ce que Tocqueville appelait "un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d'assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux" (De la Démocratie en Amérique, chap. 37). Quand on dirige un État-Providence, comment imaginer que les simples citoyens puissent organiser leur passage progressif de l'activité professionnelle à la retraite sans que des dispositions particulières aient été prises pour "favoriser" leur comportement ? Tout choix de vie ne doit-il pas être soupesé par nos élus, puis encadré, réglementé : accompagné, protégé et subventionné s'il est jugé bon ; soumis à des conditions dissuasives et restrictives, et taxé, s'il est jugé mauvais ?

Deuxièmement, la manie du subventionnement exclut la mise en place de dispositifs tels que le coût pour la collectivité (ici, pour les caisses de retraite) soit indépendant du choix effectué. Les dirigeants se sentent tenus de faire des cadeaux (aux frais des cotisants et contribuables, bien entendu) à ceux qui ont un comportement conforme à ce qu'ils préconisent. Mais les caisses ne sont pas tellement pleines qu'il soit possible de donner sans compter. Si bien que les gouvernants sont automatiquement conduits à rationner l'accès à ces avantages, c'est-à-dire à rendre plus difficiles les comportements qu'ils préconisent.

Telle est la contradiction tapie au cœur même du dirigisme : les dirigistes veulent que les Français prennent leur retraite de façon progressive, donc ils accordent des avantages coûteux pour les caisses à ceux qui le font, donc ils mettent des conditions draconiennes et bêtement bureaucratiques pour éviter que beaucoup de gens aient recours à la formule. On subventionne pour inciter car (dans la philosophie dirigiste) inciter c'est agir, et on réglemente tant et plus, car il ne faut pas trop dépenser, donc il faut décourager une forte proportion de ceux que l'on dit inciter.

Troisièmement, les dispositifs existant sont généralement si rigides qu'un comportement nouvellement classé comme "bon" peut difficilement se développer sans qu'il soit procédé à leur assouplissement. Des dispositions compliquées, catégorielles, circonstancielles et dirigistes ont été accumulées depuis des décennies ; cela rend très difficile d'agir à la marge, petitement, comme savent le faire nos dirigeants, autrement qu'en rajoutant une couche de complication et de dirigisme.

Pour faire autrement, il faudrait réaliser de vraies réformes. Or, si la "théorie des cents jours" (des changements importants réalisés en début de quinquennat) devient à la mode [1], ce n'est encore qu'une idée abstraite sans portée effective : par exemple le champion de la "rupture" ne vient-il pas, parce que les médias ont rapporté des débordements racistes dans des stades, d'expliquer qu'il fallait légiférer en la matière, montrant ainsi que l'utilisation de la loi pour traiter les problèmes au coup par coup est encore le réflexe spontané de la classe politique française ?

Mais rêvons un peu. Supposons que les retraites aient été réformées plutôt que ravaudées : nous disposerions d'un régime unique de retraite par répartition, fonctionnant par points comme les actuels régimes complémentaires, et appliquant le principe de la neutralité actuarielle. Dans un tel cadre, chacun pourrait convertir en rente, au moment jugé par lui opportun, une fraction de ses points plutôt que la totalité, sans que ce choix du moment opportun puisse peser de quelque manière que ce soit sur l'équilibre financier du régime unique. M. Dupont, 63 ans, désireux de passer à mi-temps, n'aurait pas à regarder si un décret l'autorise à toucher tel pourcentage de sa retraite ; il déciderait lui-même, en fonction d'une multitude de critères que, fort heureusement, ni le législateur ni l'autorité réglementaire n'ont à prendre en compte : peut-être a-t-il encore des enfants à charge, ce qui l'amènera à convertir une partie importante de ses points ; peut-être, les enfants étant indépendants, et son épouse ayant une belle situation et nulle envie de s'arrêter ni de passer à temps partiel, choisira-t-il de ne convertir qu'une petite fraction de ses points, voire pas du tout ; peut-être...

Bref, chacun se construirait la retraite progressive correspondant à sa situation particulière, au lieu de devoir s'accommoder de ce qui est prévu par le règlement. La neutralité actuarielle garantissant qu'aucune solution ne pèserait plus qu'une autre sur les comptes du régime unique de retraite, la liberté pourrait être complète, et le code de la sécurité sociale serait allégé de quelques dizaines de pages totalement inutiles.

Par la même occasion, toutes les dispositions relatives au cumul emploi-retraite pourraient être supprimées. Plus question d'"assouplir" une interdiction de principe par une multitude de dérogations compliquées : la neutralité actuarielle, rempart de la liberté, remplacerait avantageusement ce fatras bureaucratique, puisqu'elle éviterait qu'une décision personnelle, quelle qu'elle soit, ait pour effet de faire supporter des coûts supplémentaires au régime, et donc à la collectivité.

Revenons à la réalité. La liberté responsable n'est pas au menu de l'auberge France. Elle ne sert que des interdictions accompagnées d'un pot-pourri d'exceptions, nappées d'une sauce à la complication, avec comme dessert un choix de subventions. Que l'on vienne s'y attabler pour l'emploi des seniors ou pour toute autre occasion, les plats y sont toujours préparés selon la même tradition.

Jacques Bichot est économiste, professeur à l'université Jean-Moulin (Lyon 3).

[1]Voir Françoise Fressoz, " Le quinquennat et la nouvelle gouvernance ", Les Echos, 1er mars 2006.

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