Les reproches qui sont adressés aux députés européens au cours de cette campagne électorale (absentéistes, divisés en trop petits groupes, pas assez professionnels...) cachent en réalité un malaise profond des Français devant les institutions européennes.

Depuis deux décennies au moins leurs gouvernements successifs ont eu un comportement schizophrène : d'un côté ils signaient les uns après les autres des traités privatifs de tel ou tel aspect de la souveraineté nationale, de l'autre ils expliquaient aux Français que tout cela ne changeait rien, ou si peu, et continuaient à considérer les institutions européennes avec condescendance.

Aujourd'hui, cette contradiction n'est plus gérable. Il faudrait regarder la réalité en face : nous sommes en train d'être dépassés par le système que nous avons mis en place, qui traite maintenant la France pour ce qu'elle est : 13 % des populations, 13 % qui pèsent bien peu lorsqu'il s'agit de voter les "lois européennes" qui s'imposeront au peuple français.

Devant cette perte de contrôle, cette rétrogradation du niveau de grande puissance fondatrice à celui de membre du rang, la première réaction consiste à battre le rappel : organisons-nous pour mieux défendre nos intérêts !

J'applaudis. Et dans le memorandum que j'ai présenté le 10 mai dernier (a href="http://www.libertepolitique.com/public/decryptage/article.php?id=972">Décryptage, 20 mai 2004), je propose des solutions, nourries par une expérience de dix ans au Parlement européen : notamment, remotiver les députés européens en leur donnant une visibilité politique au niveau national, ou mieux organiser leur base arrière à Paris, en leur affectant des bureaux au sein même du Parlement national, où ils devraient pouvoir travailler en plus grande synergie avec les députés et fonctionnaires français.

Mais là n'est pas l'essentiel.

Il y a un malentendu profond entre les Français, désireux que l'on défende les "intérêts nationaux", et les promoteurs d'une Europe fédérale qui repose sur d'autres bases. Par exemple, alors que jusqu'ici le traité fait des députés européens les "représentants des peuples des États membres", chacun portant la parole pour son peuple particulier, le projet de Constitution européenne les transformerait en représentants des "citoyens européens" en général. De même est en cours de finalisation un "statut unifié" des députés européens selon lequel ces élus seraient rémunérés, non plus par leurs pays respectifs comme aujourd'hui, mais par l'Europe, sur le budget communautaire ! Telle est la pente actuelle, et elle favorise de moins en moins, bien évidemment, la défense des intérêts nationaux.

Cette déformation n'affecte pas seulement le statut du parlementaire européen, mais plus largement le cadre général des institutions dans lequel nous travaillons. C'est essentiel. Car un cadre institutionnel vicié peut annuler tous nos efforts nationaux de réorganisation.

Au Parlement européen, la France disposera de 10,6 % des voix après les élections de 2004, et environ 9,8 % après celles de 2009. Avec de tels pourcentages, il est difficile de faire la pluie et le beau temps.

Tous les pays sont peu ou prou logés à la même enseigne. Seule l'Allemagne s'en tire mieux grâce au traité de Nice. Nous aboutissons ainsi à un Parlement européen où les majorités n'ont guère de structuration prévisible à l'avance, et où les délégations nationales, divisées et noyées dans des groupes politiques multinationaux, souvent d'ailleurs bien artificiels, n'ont aucune visibilité pour les citoyens. On ressentirait un malaise à moins. Or la même évolution est constatée au Conseil qui réunit les représentants des gouvernements : la France, après le projet constitutionnel, y pèserait 13,3 % selon le critère de population, et 4 % selon le critère du nombre d'États. Et ne parlons pas de la Commission : après l'abandon de notre deuxième commissaire dans le traité de Nice, nous n'y aurons plus qu'un commissaire sur 25 dans le prochain mandat, soit 4 %.

On comprend pourquoi les Français, comme d'autres peuples d'ailleurs, ont le sentiment d'institutions européennes éloignées, qu'ils ne contrôlent pas. C'est une interrogation grave et générale devant des institutions comme le Parlement européen, qui ne sont pas structurées par un peuple européen - lequel n'existe pas - et qui ne sont pas non plus contrôlées par les nations - lesquelles sont noyées dans le magma. Qui donc contrôle l'Europe ? Reconnaissons qu'elle est mal contrôlée, ou plutôt qu'elle s'autocontrôle largement, avec tous les défauts habituels de l'autocontrôle.

Un pays souverain peut-il à ce point, et dans ces conditions, se démettre de ses pouvoirs ? Les Français sentent confusément qu'on utilise une cause noble, l'Europe, pour les entraîner dans un système au contenu démocratique affaibli, qui va les soumettre - qui déjà les soumet - à des décisions non maîtrisées. Voilà les raisons profondes du malaise.

On n'en sortira pas en se jetant tête baissée, comme le fait le projet de Constitution européenne, dans une démocratie européenne sans consistance, qui ne fera qu'amplifier le mal. Il faut au contraire réinjecter du contrôle national dans le système, pour rétablir le seul vrai contrôle démocratique raisonnablement possible aujourd'hui, le contrôle par les démocraties nationales.

Georges Berthu est député européen sortant. Version originale d’un article paru dans La Tribune du 9 juin.

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