Nos coups de coeur
Historien des idées et des questions internationales, l'auteur est professeur de science politique à l'université de Rennes-I. Il consacre un volume à ce phénomène idéologique écrasant qui a dominé une bonne partie du XXe siècle : le totalitarisme.
Totalitarismes : le mot désigne des modes de domination absolue, spécifiques au siècle qui, de l'Allemagne d'Hitler au Cambodge de Pol Pot, ont conjugué système de parti unique, idéologie messianique et recours maximal à la terreur. Qualifiant une forme de pouvoir total , le mot désigne aussi un concept (l'idéal-type dudit pouvoir) et une théorie (une catégorie de régime opposé à la démocratie). Utilisé de façon polémique au temps de la Guerre froide, il a constitué un enjeu politique majeur et, aujourd'hui encore, son usage semble sacrilège pour ceux qui refusent tout parallèle entre l'Allemagne nazie et l'URSS stalinienne, entre une idéologie raciste et une utopie universaliste dévoyée.
Pourtant le concept de totalitarisme , élevé à sa plus grande dignité avec Hannah Arendt, reste controversé. Trop abstrait pour les uns, il traquerait l'essence de pouvoirs monolithiques au détriment de la complexité du réel mise à jour par l'histoire sociale. Trop globalisant pour les autres, il privilégierait l'identité des formes de pouvoir au risque de négliger la singularité d'expériences inscrites dans des utopies et des contextes différents. Mais le concept de totalitarisme est irremplaçable comme instrument d'intelligibilité des tragédies politiques du siècle passé. Établissant la généalogie du concept lui-même, l'ouvrage montre le poids des circonstances dans son élaboration progressive et précise les perspectives méthodologique et éthique de sa juste utilisation. Il étudie ensuite les conditions de possibilité du phénomène historique en tant que tel.
Éclairant la genèse de la logique totalitaire, Bruneteau passe en revue ses ressorts intellectuels, sociaux et politiques. Il décrit enfin des totalitarismes réels. À partir des pratiques de l'Italie fasciste, de l'Allemagne nazie et de l'URSS stalinienne, l'expérience totalitaire est tout à la fois unique et diverse. Si l'étude se focalise sur ces nouvelles tyrannies, elle ne s'écarte jamais d'une réflexion plus générale sur la démocratie. Structuré par le refus de la division d'une Communauté sacralisée (la race, la classe) et l'exclusion de l'Autre (le libéral, le juif, le bourgeois), le fantasme totalitaire est en effet le négatif radical de l'imaginaire d'une société démocratique qui manifeste son unité dans l'acceptation et la gestion de ses conflits.
Dans cette anthologie, l'auteur a sélectionné plus de cinquante textes souvent inédits ou oubliés. Ils mettent en lumière l'historicité d'un concept qui, en réalité, doit peu aux affrontements de la Guerre froide. En effet, c'est à chaud , dans les années 1930, en plein développement du communisme en URSS, du fascisme en Italie, puis du nazisme en Allemagne, que les premières perspectives comparatistes apparurent. Bien avant les analyses d'Hannah Arendt, des philosophes, des juristes, des historiens et des économistes, européens et américains, ont précisé les mécanismes idéologiques et les structures de pouvoir présidant à une convergence entre les trois régimes. Lieu commun de la réflexion politique dans l'avant-guerre, le totalitarisme est alors au cœur d'un renouvellement des questionnements sur la démocratie, sur sa refondation philosophique, sur la protection que peut lui assurer la loi.
Et pour ceux qui définissent une nouvelle catégorie de dictature, fondamentalement différente des formes traditionnelles, le combat contre elle va bien au-delà d'un antifascisme primaire.
Georges Leroy