On connaissait déjà les déficits abyssaux du budget de l'État. On a discuté toute l'année dernière, au sein de la Sécurité sociale, de la question des retraites et de leur impossible financement dans la situation actuelle.

Voilà maintenant, toujours au sein de la Sécurité sociale, que la question du déficit de l'assurance maladie, que l'on a déjà rencontré souvent dans notre histoire récente, se pose avec une ampleur inégalée.

Les chiffres qui ont été rendus publics par le ministère de la Santé sont sans appel : 2,1 milliards d'euros de déficit en 2001, 6,1 milliards en 2002, 10,6 milliards en 2003 et, si rien n'est fait, 14,1 milliards en 2004 : c'est beaucoup plus qu'au moment du plan Juppé. La Sécurité sociale est pratiquement en état de cessation de paiement. Sa trésorerie ne survit que grâce à l'aide inconditionnelle de la Caisse des dépôts et consignations. Le plafond des avances de la CDC va devoir être porté de 12,5 milliards à 15 milliards dans un premier temps et il est question de prés de 30 milliards l'an prochain.

Que faut-il alors penser du plan de redressement proposé par J.-Fr. Mattéi et J.-P. Raffarin ? Rien, car ce n'est pas un plan de redressement. Ce sont de petites mesures dont l'objectif avoué est seulement de limiter le déficit en 2004 à un niveau proche de celui atteint en 2003 (ce serait 10,9 milliards). On joue donc sur quelques recettes de poche comme le forfait hospitalier ou une hausse de la fiscalité sur le tabac : c'est tout sauf un plan de redressement jouant sur le fond des problèmes.

À vrai dire, cela n'a rien d'original, puisque c'est ainsi que l'on a procédé depuis des dizaines d'années que l'assurance maladie est régulièrement en déficit : d'un côté on cherche quelques recettes supplémentaires, dans une sorte de fuite en avant, en augmentant les cotisations sociales, qui ont pourtant atteint en France un niveau excessif et qui jouent contre l'emploi ; de l'autre, l'assurance maladie remplit de moins en moins bien son rôle puisque l'on cherche à faire des économies en réduisant les remboursements, ce qui mine le principe même de cette protection sociale. À terme, on paie de plus en plus pour un service de moins en moins intéressant.

Il y a à cela une raison de fond : il n'y a pas de pilote dans l'avion. Cela signifie que la Sécurité sociale n'a aucun mécanisme régulateur. Une grande partie de l'offre est publique et irresponsable : personne n'a intérêt à bien gérer ; l'offre privée n'est pas régulée par la demande, puisque ce n'est pas le client qui paie : il a un sentiment de gratuité, souvent accentué par le principe du tiers-payant. Pourquoi alors freiner sa demande de soins, ou même la réguler, puisque tout est gratuit ?

Cela provient du fait que le système français est mixte et qu'il a ainsi les inconvénients des deux systèmes sans en avoir les avantages. Certes, on peut choisir librement son médecin, mais la protection sociale publique ne peut ainsi financer à fonds perdus une demande quasi-illimitée. Bien entendu, on a essayé de réguler le système, par exemple en faisant voter par le Parlement un objectif national de dépenses d'assurance maladie : mais il ne sert à rien, puisque personne n'est incité à le respecter : ni les malades, ni les hôpitaux, ni les médecins, personne. Et d'ailleurs il n'est pas respecté.

On oublie que sur le marché de la santé, comme sur n'importe quel marché, il y a deux modes de gestion possible et deux seulement ; deux pilotes : l'État ou les prix. Le premier, c'est ce qui relève du système de plan : une offre de soins publique, une gratuité pour tous et donc un État qui fixe l'évolution des dépenses de santé : cela aboutit au rationnement des soins ; lorsque la limite financière est atteinte, on ne peut aller plus loin. C'est la caractéristique de tout système socialisé ou planifié : le rationnement et la pénurie est au bout du chemin. Nous l'avons vu, de manière généralisée, dans les pays de l'Est et le fait de l'appliquer au seul secteur de la santé n'enlève aucun des effets pervers. Ce système-là, les Français n'en veulent pas et ils ont raison. Ils souhaitent pouvoir correctement se soigner, sans être rationné et veulent pouvoir choisir leur médecin ou leur hôpital.

L'autre mode de gestion possible, c'est celui du marché. Cela passe par une liberté de l'offre : en l'occurrence, les établissements de soins – cliniques, hôpitaux — doivent fixer librement leur offre et leurs prix ; il faut alors libéraliser ce secteur, actuellement bureaucratisé. Cela passe aussi par la liberté des honoraires, par exemple pour les médecins, comme elle existe déjà dans le secteur 2 : le prix est le seul régulateur qui existe sur un système de marché. Il y a bien longtemps déjà que Jacques Rueff avait démontré qu'un faux prix aboutissait toujours à de fausses décisions et à des déséquilibres (pénurie par exemple).

Mais c'est surtout du côté de l'assurance maladie que la question se pose : pourquoi faut-il s'assurer à un monopole public obligatoire ? Est-on sûr que cela soit pleinement conforme au principe de subsidiarité ? Pourquoi ne pas envisager un pluralisme dans le domaine de l'assurance santé, avec des organismes se faisant concurrence ? Cela marche dans tous les domaines, y compris par exemple pour l'assurance automobile. Pourquoi pas dans le domaine de la santé ?

On oppose à cette évolution vers la concurrence deux objections.

La première, c'est l'obligation de s'assurer, car celui qui ne s'assurerait pas serait de fait à la charge des autres, car personne ne voudrait l'abandonner sans soins. Il faut donc une obligation d'assurance. Mais cela existe déjà pour l'automobile et n'impose en rien de passer par un assureur unique.

L'autre objection concerne ceux qui ne pourraient payer l'assurance. Mais ce n'est pas le cas pour la majorité de la population. Si chacun savait (par exemple par la feuille de paie vérité) ce que lui coûte réellement la Sécu, il verrait qu'il a largement de quoi financer un organisme de retraite de son choix ou payer une assurance maladie, d'autant plus que les vertus de la concurrence vont jouer ici comme ailleurs et permettre de rendre un meilleur service à moindre prix. Quant aux plus démunis, ceux qui n'ont pas de quoi payer, ils doivent bien entendu bénéficier de la solidarité de la nation et il peut exister des chèques assurance maladie (semblables aux chèques ou coupons scolaires par exemple) permettant de les aider à financer l'assurance de leur choix.

Ces propositions sont inaudibles en France, et ne sont pas politiquement correctes, parce que tout le monde est persuadé qu'avec la Sécurité sociale nous avons le meilleur système du monde. Mais on ne voit pas que ce système est à l'agonie et que demain il aura explosé sans retour. Ce système ne peut être sauvé : il est déjà moribond. Si on refuse le marché et la concurrence, c'est la socialisation et le rationnement qui s'imposeront. Partout dans le monde les systèmes de santé se libéralisent, permettant des soins pour tous à moindre coût. Partout dans le monde on sait qu'il y a d'autres solutions que le monopole public.

Il est normal que l'on dépense beaucoup pour se soigner : c'est une consommation prioritaire. Il est dommage que les sommes actuellement dépensées se perdent dans un système bureaucratique et irresponsable. Il faut que chacun sache ce que lui coûte sa santé et accepte d'y mettre le prix. L'imagination du marché fera le reste pour inventer les meilleures formules adaptées au cas de chacun. Le meilleur pilote de nos choix de santé, c'est encore nous-même. Nous savons mieux que l'État ce qui nous convient.

Jean-Yves Naudet est président de l'Association française des économistes catholiques, professeur à l'université d'Aix-Marseille III.

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