Laudato si’ : réponse aux “papo-sceptiques”

On connaissait les eurosceptiques, les climato-sceptiques, etc. L’encyclique Laudato si’ nous a permis de découvrir la catégorie des « papo-sceptiques ». Rarement un texte pontifical aura provoqué, à côté de réactions positives, voire enthousiastes, autant de réactions négatives, ironiques et parfois même insultantes. Des critiques infondées, qui appellent à la lecture du texte dans sa totalité, et dans la continuité de l’enseignement social de l’Église.

CHACUN est libre de ses opinions, même dans un commentaire, une discussion, voire une polémique, mais il y a, sinon le respect de la fonction, au moins le respect de la personne et de la vérité du texte qu’on commente. Laissons donc de côté les articles inutilement agressifs, et les commentaires, que permettent notamment les médias numériques, parfois odieux. Tout ce qui est excessif est insignifiant et dire que le pape n’est qu’un homme politique ou qu’il ne cherche qu’une gloire humaine ou encore qu’il est communiste ne montre guère que leurs auteurs aient compris quoi que ce soit à un texte qu’ils n’ont probablement pas lu. (François emploie d’ailleurs sans hésitations au n. 104 l’expression de « régimes totalitaires » pour qualifier aussi bien le nazisme que le communisme).

Trois critiques

En revanche, en France comme à l’étranger, on trouve trois critiques majeures, n’émanant pas toujours des mêmes personnes, vis-à-vis du texte de l’encyclique et donc des prises de position du pape François. Il y a d’abord ceux qui considèrent que François rompt avec la doctrine sociale de l’Église, qu’il serait un pape de rupture, ou de régression.

Il y a ensuite ceux qui trouvent qu’il a totalement condamné l’économie de marché et donc qu’il se situe dans une toute autre logique économique, étatiste et collectiviste, ce que la plupart du temps ils réprouvent.

Enfin, il y a ceux qui pensent que le pape François s’aligne purement et simplement sur les thèses des partis écologiques, qui seraient les seuls à trouver grâce à ses yeux et dont il approuverait, comme le ferait un militant, toutes les thèses.

Ces trois critiques transforment leurs auteurs en « papo-sceptiques » radicaux et systématiques et il faut retourner au texte de Laudato si’ pour montrer que ces critiques sont peu ou pas fondées. Encore une fois, on peut ne pas apprécier les analyses du pape, mais on ne peut le faire sans partir du texte complet ou en s’appuyant seulement sur quelques phrases isolées de leur contexte, ou sur le fait que tel ou tel homme politique ait approuvé les propos du pape.

I- LE PAPE ET LA DOCTRINE SOCIALE DE L’ÉGLISE

La doctrine sociale de l’Église constitue un corpus cohérent qui, pour s’en tenir à la période contemporaine, démarre avec Rerum novarum de Léon XIII en 1891. En près de 125 ans, le magistère, notamment romain, a fourni de nombreux textes, à commencer par les encycliques sociales, qui constituent un ensemble très riche, reposant sur un certain nombre de notions fondamentales qui, comme l’avait indiqué Jean-Paul II, engagent l’autorité du magistère.

Une lecture attentive du texte de François montre que tous ces fondamentaux, sans aucune exception, sont présents dans cette encyclique. Bien entendu, comme Benoît XVI l’avait souligné, s’il n’y a qu’une doctrine sociale, chaque pontife met plus l’accent sur un point ou un autre, approfondit plus l’un des concepts, bref apporte sa marque personnelle en éclairant les principes permanents d’une lumière toujours nouvelle. Et François le dit lui-même très bien : son texte « s’ajoute à la doctrine sociale de l’Église ». Il s’y ajoute, il n’en retranche rien. Comment pourrait-il en être autrement ? Si un pape disait le contraire de l’un de ses prédécesseurs, on ne serait plus dans un domaine doctrinal.

Ce qui rend cette évidence un peu obscure, c’est que chaque pape écrit à un moment de l’histoire et donne à son texte des applications dans un domaine ou dans un autre, des références à une situation donnée, des pistes de solutions concrètes qui n’entrent pas, comme le disait également Jean-Paul II, dans le cadre propre du magistère, mais qui relèvent d’un domaine plus « prudentiel » et donc qui sont données dans un esprit de sollicitude pastorale, pour éclairer les lecteurs et ne pas en rester aux principes généraux. Cela fournit quelques pistes.

Dans un contexte et dans la tradition

Tout d’abord une encyclique se lit en tenant compte du contexte politique, social, économique : Léon XIII est très marqué par la question sociale du XIXe siècle, Pie XI par les totalitarismes nazis et communistes et par la crise de 29, Jean XXIII ou Paul VI par la décolonisation et l’émergence du tiers-monde — et donc « la question sociale devenue mondiale » — ou encore Jean-Paul II par la chute du mur de Berlin et l’effondrement du communisme, cédant la place au marché généralisé et l’amenant à se demander si « le capitalisme st le système social qui l’emporte ». Benoît XVI se situe dans un monde globalisé et s’interroge légitimement sur la mondialisation et ses effets sur la planète entière. François, pour sa part, est dans un monde où les préoccupations environnementales ont pris une grande importance et, même si ses prédécesseurs en avaient un peu parlé, il est logique, compte tenu aussi de sa personnalité et du nom qu’il a choisi, qu’il consacre une encyclique à ce thème d’une grande actualité.

L’autre piste de compréhension, c’est qu’une encyclique sociale n’a pas vocation à reprendre tout ce qui a été déjà abordé et approfondi dans les textes précédents. Il faut donc la lire en ayant à l’esprit tout ce qui en est comme l’arrière-plan implicite et la base même, puisque c’est un corpus complet et non un ensemble de prises de positions autonomes. Ce que dit François ne rend ni obsolète, ni inutile ce qu’ont écrit ses prédécesseurs, mais il apporte sa pierre à un édifice patiemment construit. Il ne détruit pas, il agrandit. Et donc ceux qui trouvent qu’il fait « régresser » la compréhension du monde ou de l’économie confondent la doctrine sociale de l’Église avec un programme politique ou de gouvernement. L’élection d’un nouveau pape n’est pas une alternance politique qui efface le passé, mais qui l’enrichit. C’est le respect de la Tradition, comme de l’apport nouveau de chaque pontife.

Il suffit de regarder les références et citations de l’encyclique pour s’en persuader. Le pape François cite abondement ses prédécesseurs, et tout particulièrement les deux derniers, Jean-Paul II et Benoît XVI. Beaucoup d’éléments que certains critiquent comme novateurs ou en rupture avec le passé ne sont en réalité que des citations des papes précédents. L’élément plus novateur est dans le fait que François cite également de nombreuses conférences épiscopales. Cela vise à donner des exemples plus concrets et il est vrai aussi que, même si le successeur de saint Pierre a un rôle spécifique et déterminant, notamment en matière de doctrine, tous les évêques contribuent à l’enseignement magistériel, étant tous successeurs des apôtres. Cela n’enlève rien aux spécificités du ministère du pape, qui est certes l’évêque de Rome, mais aussi qui préside le collège des évêques et en assure l’unité.

Tous les principes de base de la doctrine sociale de l’Église sont présents dans ce texte, depuis la dignité de la personne humaine, jusqu’à la subsidiarité, en passant par la solidarité, la destination universelle des biens en lien avec la propriété privée, le rôle des corps intermédiaires et de la famille et, naturellement, le bien commun. Bien sûr, là encore, suivant les thèmes abordés et les moments de l’histoire, il est logique que chaque encyclique sociale développe plus un principe qu’un autre, mais aucune définition que donne François ne contredit les définitions de ses prédécesseurs. François lui-même l’explique très bien quand il dit (n. 15) que cette lettre « s’ajoute au Magistère social de l’Église ». Ajouter n’est pas retrancher.

Généraliser la propriété

Un exemple tout à fait intéressant est fourni par la propriété privée. Certains se sont émus de l’insistance du pape sur la destination universelle des biens, à laquelle la propriété privée est soumise : si les biens sont destinés à tous, n’est-ce pas du collectivisme, voire du communisme ?

En réalité, même une connaissance superficielle de l’enseignement social de l’Église montre que c’est conforme à la tradition de l’Église. Thomas d’Aquin avait déjà clairement expliqué cela, distinguant la question de la propriété des biens, parfaitement légitime et conforme au droit naturel, de celle de l’usage des biens, destinés à tous car donnés par Dieu à tous les hommes dès la Création. Cette destination universelle des biens est de droit naturel. Aucun pape n’a dit le contraire.

Ceux qui ont été choqués par la phrase suivante (n. 93) : « Le principe de la subordination de la propriété privée à la destination universelle des biens et, par conséquent, le droit universel à leur usage, est une règle d’or du comportement social et “le premier principe de tout l’ordre éthico-social” » devraient savoir que la fin de cette phrase est de Jean-Paul II. Et c’est encore à Jean-Paul II que François fait appel en disant dans le même paragraphe qu’il « a expliqué que l’Église défend certes, le droit à la propriété privée, mais elle enseigne avec non moins de clarté que sur toute propriété pèse toujours une hypothèque sociale ».

Mais il faut rappeler que le chapitre IV de Centesimus annus de Jean-Paul II s’intitulait « Propriété privée et destination universelle des biens ». « Et » et pas « ou ». Et donc la question centrale est de chercher comment concilier les deux, et non comment détruire la propriété au nom de la destination universelle des biens, ou comment détruire la destination universelle au nom de la propriété privée. Léon XIII avait montré comment la propriété privée pouvait largement contribuer à la destination universelle des biens, en particulier en affirmant « qui en manque y supplée par le travail », autrement dit celui qui travaille perçoit un salaire qui lui permet d’accéder aux biens.

Cela pose certes diverses questions, allant du juste salaire au chômage, mais cela n’oppose pas les deux notions. Jean-Paul II ajoute pour sa part que le propriétaire a le devoir de faire fructifier sa propriété, créant ainsi des biens, des emplois, des revenus pour tous : une propriété non exploitée ou valorisée perd de sa légitimité, et le propriétaire est plus vu comme un bon intendant que comme quelqu’un ayant un pouvoir arbitraire. François le dit à sa façon (n. 94) : « Celui qui s’approprie quelque chose, c’est seulement pour l’administrer pour le bien de tous. »

Droit naturel

Mais il peut arriver que la propriété ne suffise pas à assurer à tous la destination universelle des biens, par exemple pour ceux qu’on appelle « les exclus » ou encore pour de larges fractions du tiers-monde, et, dans ce cas, la destination universelle des biens fait obligation morale à ceux qui possèdent d’aider ceux qui n’ont rien : la propriété s’efface alors devant le devoir de solidarité. On n’est pas, comme avec le marxisme, dans une contestation idéologique de la propriété privée, on est dans les droits des uns et les devoirs des autres. La solidarité, la charité, indispensables dans ce cas, n’ont rien à voir avec le collectivisme obligatoire. Mais une obligation morale est plus qu’un simple conseil !

Notons d’ailleurs que quand François cite les évêques du Paraguay (n. 94) : « Tout paysan a le droit naturel de posséder un lot de terre raisonnable », il ne défend pas un principe collectiviste, mais, comme l’avait fait Léon XIII, l’idée que tous ont vocation à devenir propriétaires : ce n’est pas la disparition, mais la généralisation de la propriété privée que l’Église propose !

De même, au n. 152, il met en avant « la possession d’un logement (qui) est très étroitement liée à la dignité des personnes et au développement des familles. C’est une question centrale de l’écologie humaine ». Là encore, c’est François lui-même qui, dans ce cas, met en avant l’importance de la propriété, ici des logements. C’est déjà ce que disait Léon XIII, parlant d’un logement et d’un lopin de terre, donnant à chacun une certaine zone d’autonomie familiale.

Autorité et subsidiarité

Un autre exemple est fourni par l’idée d’une « autorité politique mondiale », qui a provoqué des réactions diverses, certains s’insurgeant contre la « proposition » d’un gouvernement mondial centralisateur, à un moment où bien des organisations internationales montrent leur inefficacité, quand ce n’est pas leur pouvoir de nuisance, avec des mesures radicalement opposées à ce que l’Église propose. Là encore, que de confusions.

D’abord, cette idée d’autorité mondiale est présente chez ses prédécesseurs, non seulement chez Benoît XVI dans Caritas in veritate, mais encore déjà chez Jean XXIII, les deux étant d’ailleurs cités par François (n. 175). Il est vrai que la citation de Caritas in veritate faite par François est tronquée au milieu, mais il suffit de se reporter au texte complet de Benoît XVI pour voir qu’un des mots clefs dans cette affaire, à côté du bien commun, c’est le principe de subsidiarité. Et il est évident qu’une autorité mondiale, que Benoît XVI avait, dans un commentaire, présentée comme d’abord morale, n’est pas un gouvernement mondial, qui semblerait bien irréaliste aujourd’hui.

François ne rompt en rien avec la doctrine sociale de l’Église. Bien entendu, il met des accents différents : si tous les papes écrivaient la même encyclique, cela ne servirait à rien. On comprend qu’un Léon XIII, confronté à la montée des idées marxistes collectivistes, ou un Jean-Paul II, attentif aux ravages du communisme, se préoccupent plus de mettre la lumière sur la défense de la propriété, qu’un François, confronté à une question, celle de l’écologie, mondiale et dans laquelle la définition des droits de propriété n’est pas spontanément évidente à traiter. C’est d’ailleurs ce qui lui vaudra une autre critique, celle de ceux qui pensent que François a condamné l’économie de marché.

II- LE PAPE ET L’ECONOMIE DE MARCHE

Ici encore, il faut lire ce texte en le mettant en perspective. Ce n’est pas d’abord un texte sur le système économique, comme Centesimus annus qui pose carrément la question du « modèle » qui l’emporte et qui juge le capitalisme, tout en préférant le nom d’économie de marché ou d’économie libre. Laudato si’ ne peut effacer ces analyses. Mais il est tout à fait exact qu’on sent le pape actuel moins en phase avec le marché qu’un Jean-Paul II, certes critique, mais ayant mesuré les impasses du modèle alternatif.

Il y a sans doute à cela des raisons liées au fait que François a essentiellement connu en Argentine un capitalisme dévoyé, un capitalisme de connivence (crony capitalism), fait de privilèges et de complicités entre la classe politique et celle des « capitalistes », gangréné par la corruption, fort éloigné de l’État de droit, et de la liberté responsable nécessaires au bon fonctionnement d’une économie de marché.

Marché et société marchande

Ceci étant, ceux qui s’inquiètent de ce regard critique du pape confondent souvent la critique du marché et celle de la société marchande et de consommation. Oui, il est très critique de la société consumériste. Mais Jean-Paul II ne l’était-il pas tout autant : « La société de consommation ne rend pas les hommes heureux » avait-il déclaré en 1980 aux jeunes Français réunis au Parc des Princes. Dire de cette façon, par cette formule, que l’homme ne vit pas seulement de pain a tout simplement la nouveauté de l’Évangile.

Le glissement de l’économie de marché, légitime dans son ordre, à la société marchande, où tout s’achète et se vend, les éléments du corps humain, quand ce n’est pas l’homme lui-même, les produits les plus illicites ou immoraux, voire, avec la corruption, les autorisations administratives, ou, avec des formes extrêmes de lobbying, les votes des parlementaires, et même parfois les diplômes universitaires, ce glissement n’a jamais été accepté par l’Église. Le marché, comme tout instrument, connait des limites et ne peut s’appliquer à tous les domaines.

D’ailleurs, même s’il appelle vigoureusement les hommes politiques à agir et à prendre leurs responsabilités, il connaît les limites de l’action politique, du désir « d’immédiateté » (n. 178), allant jusqu’à souligner « la myopie de la logique du pouvoir », qui n’est pas sans rappeler ce que les économistes appellent le public choice : les gouvernants sont plus sensibles aux effets immédiats et visibles qu’aux effets à plus long terme et invisibles, et « les résultats demandent beaucoup de temps et supposent des coûts immédiats, avec des effets qui ne seront pas visibles au cours du mandat du gouvernement concerné » (n. 181) : on ne saurait mieux définir la myopie des gouvernants et les thèses du public choice.

Le pouvoir technologique

Une lecture attentive du texte montre que la critique principale s’adresse plus à la logique technique et technocratique, au « pouvoir technologique » qu’au marché lui-même. Benoît XVI avait déjà abordé ce thème, en expliquant que l’impact technique positif ne suffisait pas à justifier une décision (soigner quelqu’un au prix de la destruction d’une autre vie humaine par exemple) et donc que la fin ne justifiait pas les moyens. Conséquence : « Le paradigme technocratique tend aussi à exercer son emprise sur l’économie et sur la politique » (n. 109). Il faut donc nous en libérer (n. 122). Question d’éducation, question d’éthique.

La responsabilisation de la société civile

Il est frappant d’ailleurs de voir combien cette question de l’éthique est centrale dans l’encyclique : le terme est cité 26 fois (et celui de morale sept fois), alors qu’un mot comme « État » n’y figure que huit fois (et le mot marché 17 fois). Certes, un mot peut être souvent cité pour le critiquer, mais on voir bien que le pape ne s’exprime pas d’abord en « économiste » ou en « politique », ce n’est pas son rôle, mais en moraliste. Bien sûr, cela ne l’empêche pas de critiquer certains mécanismes économiques, ou d’en proposer d’autres, mais c’est d’abord un appel à la conscience, à l’éthique, qu’il lance.

De même, il fait plus souvent appel à des mécanismes décentralisés, à des corps intermédiaires, à la famille, aux associations pour faire évoluer les choses qu’à un pouvoir centralisé. On est bien plus dans l’appel à la responsabilisation de la société civile que dans le collectivisme que certains ont cru déceler.

Il y a même des passages que les critiques se sont bien gardés de souligner, comme celui concernant les entrepreneurs, quand il affirme (n. 129) que « pour qu’il continue d’être possible de donner du travail, il est impérieux de promouvoir une économie qui favorise la diversité productive et la créativité entrepreneuriale ». Et un peu plus loin quand il défend « une liberté économique dont tous puissent effectivement bénéficier », ce qui peut nécessiter des limites au pouvoir de certains et qu’il souligne que l’activité d’entreprise est « une vocation noble orientée à produire de la richesse et à améliorer le monde pour tous ». Tout cela ne me semble pas très « collectiviste ».

Ni la loi ni le marché ne règlent tout

Il y a aussi l’idée, très thomiste, que la loi ne suffit pas à tout régler : « L’existence de lois et de normes n’est pas suffisante à long terme pour limiter les mauvais comportements, même si un contrôle effectif existe. Pour que la norme juridique produise des effets importants et durables, il est nécessaire que la plupart des membres de la société l’aient acceptée grâce à des motivations appropriées et réagissent à partir d’un changement personnel » (n. 211). Et cela nécessite de solides vertus. La loi ne suffit donc pas, et l’on retrouve le rôle de la morale, donc de l’éducation, etc.

Tout ceci étant dit, il ne faut pas minimiser les critiques que le pape adresse aux mécanismes du marché, même si ces critiques devaient être mises en perspective. Mais il y a une critique qui n’en n’est pas une : « Le marché ne garantit pas en soi le développement humain intégral ni l’inclusion sociale », reprenant d’ailleurs là une idée de Benoît XVI.

On peut certes soutenir que le marché est non seulement nécessaire, mais qu’il est une des conditions sociales du bien commun, tout en admettant évidement que le marché ne suffit pas à garantir le développement intégral de l’homme, qui n’est pas uniquement matériel. Il n’y a que les technocrates pour croire au « bonheur national brut ». On peut avoir conscience du fait que le rôle du marché est de permettre à chacun de rendre des services et de bénéficier des services des autres, mais qu’il n’est pas suffisant pour assurer le bonheur et le développement intégral des personnes, ne serait-ce que parce que « l’homme ne vit pas seulement de pain ».

La gestion des ressources rares

En revanche, le pape est très sceptique sur la capacité du marché à résoudre les questions environnementales. C’est un point d’ordre prudentiel, qui a d’ailleurs divisé les économistes eux-mêmes. Mais le scepticisme du pape s’explique par le fait que le marché ne peut résoudre les problèmes de la gestion des ressources rares, des matières premières aux bancs de poissons ou aux forêts, comme d’ailleurs ceux liés aux déséconomies externes (comme la pollution) que s’il existe des droits de propriété clairement définis, exclusifs et transférables. Les biens dont les droits de propriété sont clairement définis sont rarement gaspillés par ceux qui possèdent ces droits de propriété, les exemples abondent et saint Thomas d’Aquin, après Aristote, avait remarqué qu’on gérait mieux ce qui nous appartenait en propre qu’un bien commun à tous ou à plusieurs.

On n’a donc pas ici affaire à une défaillance du marché, mais à une insuffisance des droits de propriété. L’exemple des déchets montre bien que ces questions environnementales peuvent être gérées par des procédures marchandes, car les déchets, transformés, ont une valeur pour celui qui possède ou a acquis des droits de propriété sur eux.

La main invisible

Il est vrai que le pape, notamment dans un paragraphe sur le relativisme (n. 123) critique la logique « intérieure de celui qui dit : “Laissons les forces invisibles du marché réguler l’économie, parce que ses impacts sur la société et sur la nature sont des dommages inévitables”. S’il n’existe pas de vérités objectives ni de principes solides hors de la réalisation de projets personnels », alors il n’y a plus de limites et on peut avoir la traite des êtres humains ou la criminalité organisée. Il y a deux aspects dans cette affirmation.

Le premier porte sur le marché, la fameuse « main invisible » chère à Adam Smith. Cette main invisible n’a rien de mystérieux et consiste avant tout dans le mécanisme des prix, qui exprime les raretés, et donc les pénuries et les excédents. Les impacts négatifs qui existent, comme dans toute décision humaine (les « externalités ») ne posent problème que si personne n’en est responsable et donc si elles « n’appartiennent » à personne ; il y a là un problème technique, assez facile à résoudre : plus les droits de propriété sont flous, imprécis ou inexistants, plus ces déséconomies externes sont importantes et mal gérées.

De ce point de vue, François est sceptique sur les solutions marchandes face aux questions écologiques, notamment à propos des marchés de droits à polluer (n. 171), mais on est vraiment là dans un domaine prudentiel et on peut montrer que ces techniques marchandes sont plus efficaces que des techniques étatiques. Le pape s’en méfie, car il leur trouve une dimension spéculative, ce qui est vrai au sens où il s’agit de gérer des incertitudes, donc de faire des anticipations, ce qui est une forme de spéculation, certains prenant le risque à la place d’autres ; mais l’alternative, qui consiste à faire appel à l’État, dont à l’obligation et à la contrainte, est-elle moralement supérieure ? Entre une solution qui laisse une place à la liberté humaine, et qui est efficace, et une solution imposée, obligatoire, même si elle était aussi efficace, ce qui se discute, il n’est pas évident moralement que la contrainte soit supérieure au libre choix.

L’effet du relativisme moral

Le second aspect du problème soulevé dans le n. 123 est radicalement différent : c’est la question de la moralité des choix dans le cadre du marché. Ici, la réponse est très claire et Jean-Paul II l’avait longuement analysée dans Centesimus annus : le marché est une technique, dont le principe fondamental n’est pas contraire à la morale (deux volontés libres qui se rencontrent, disait Jean-Paul II). Mais les volontés peuvent s’accorder pour faire le bien ou le mal. Le marché peut permettre de se procurer du pain ou de nourrir ses enfants, comme il peut aboutir à vendre de la drogue, à la prostitution, voire à vendre des personnes ou à acheter des enfants !

Donc le marché n’est pas le problème ; le problème, c’est l’alliance du marché et du relativisme moral. Jean-Paul II avait parfaitement distingué le bon et le mauvais capitalisme, et le mauvais, c’est le marché sans un cadre juridique stable et sans éthique. Ce n’est donc pas le moyen (« les forces invisibles du marché ») qui est mauvais, mais les hommes qui sont derrière ces forces et qui prennent des décisions.

Mais c’est vrai de tout élément, depuis l’État (qui peut protéger les droits fondamentaux ou au contraire être totalitaire) jusqu’à la force et aux armes, qui peuvent sauver des vies ou en détruire, en passant par la sexualité dont on peut faire un usage moral ou immoral. François a parfaitement raison, après Benoît XVI, de dénoncer la « culture du relativisme », mais elle n’est en rien propre au marché, et les hommes politiques font preuve d’au moins autant de relativisme que les hommes d’entreprise et probablement même de plus encore, il suffit de songer aux lois contraires au respect de la vie, de son commencement à sa fin ultime.

Ce sont les hommes qui commettent des fautes morales, pas les institutions ou les instruments. D’ailleurs, dans le n. 123, François dit bien que les projets politiques et la force de la loi ne suffiront pas non plus si on ne reconnait pas des principes universels et une vérité objective. Et c’est évidement là, plus que sur les techniques économiques, que l’Église, par sa Doctrine sociale, par sa morale, par son rôle éducatif, joue un rôle fondamental et irremplaçable.

III- LE PAPE ET LES ECOLOGISTES

La critique la plus virulente adressée au pape François consiste à l’accuser de s’aligner totalement sur les positions écologistes, voire sur les partis écologistes. Là encore il y a de nombreuses confusions. Il est vrai que François accepte la thèse du réchauffement climatique causé par l’homme. C’est un problème d’abord d’ordre scientifique que l’auteur de cet article n’a aucune compétence à aborder. On peut constater que les opinions sont diverses, même si l’opinion majoritaire chez les scientifiques va dans ce sens-là. Mais d’autres scientifiques contestent totalement la validité de ces analyses. François s’est informé et il reconnaît lui-même qu’il y a diverses analyses, mais il affirme (n. 23 par exemple) qu’il « existe un consensus scientifique très solide » en faveur du réchauffement climatique.

L’Église et les débats scientifiques

Or il ajoute (n. 60) : « Reconnaissons que diverses visions et lignes de pensée se sont développées à propos de la situation et des solutions possibles » et il présente diverses analyses, affirmant « qu’il n’y a pas une seule issue » et que « sur beaucoup de questions concrètes, en principe, l’Église n’a pas de raison de proposer une parole définitive » (n. 6). Mais il prend tout de même position, parlant juste après d’une « grande détérioration de notre maison commune ».

Il est d’ailleurs plus prudent sur d’autres questions, comme celle des OGM, affirmant qu’il « est difficile d’émettre un jugement général sur les développements de transgéniques (OGM), végétaux ou animaux » (n. 133) et plus loin, qu’« il devient difficile d’avoir un jugement équilibré et prudent » (n. 135). C’est un débat scientifique, le pape a beaucoup consulté, il s’est forgé une opinion ; d’autres, de bonne foi, en cherchant aussi à s’informer, ont pu s’en forger une autre. Ce n’est pas sur ce débat scientifique qu’on attend l’Église. « L’Église n’a pas la prétention de juger des questions scientifiques ni de se substituer à la politique », c’est François qui le dit (n. 188).

La place et le devoir de l’homme

En revanche, l’accusation de s’aligner sur les thèses écologistes comporte plusieurs inexactitudes. La première est parfaitement expliquée dans de très nombreux passages de l'encyclique : l’Église, s’appuyant sur l’Écriture sainte, sur la Révélation, sur sa conception de l’homme et de la nature, a toujours accordé une place majeure à la nature, au sens large du terme, à la création tout entière. Les récits de la Création fondent cette conception. Bien sûr, l’homme est le couronnement de la Création, la seule créature que Dieu ait voulu pour elle-même, et le psaume 8 en dit assez long sur cette conception : « À peine le fis-tu moindre qu’un dieu / Tu le couronnes de gloire et de beauté, pour qu’il domine sur l’œuvre de tes mains / Tout fut mis par toi sous ses pieds. »

Pour autant, l’homme fait partie de la création et les animaux, végétaux, minéraux font partie de l’œuvre de Dieu et donc ont une importance considérable. La dignité spécifique de la personne humaine ne peut pas conduire à mépriser le reste de la création. En ce sens, si être écologiste signifie prendre soin de toute la création, en admirer la beauté, les croyants n’ont pas attendu les partis écologistes pour l’être avant eux et saint François d’Assise, cher au pape François, n’en est qu’un exemple parmi d’autres. Et François dit bien que si l’homme a une dignité infinie, lui qui est créé à l’image de Dieu, « les autres êtres vivants ont une valeur propre devant Dieu » (n. 69) et c’est justement en raison de sa dignité unique que l’homme est appelé à respecter la création et son « mode d’emploi ».

Cultiver et garder la Création

Tout cela n’est pas quelque chose qui vient des partis écologistes, mais d’une bonne théologie de la Création. C’est sans doute là qu’il y a une difficulté, car il y a dans la Genèse deux récits de la Création et ils sont indissociables. Dans le premier (Gn 1, 28), l’ordre reçu de Dieu par l’homme est de soumette la terre et de la dominer. Et Jean-Paul II, dans Laborem exercens a expliqué comment l’expression « Dominez la terre » a une portée immense. Et en un sens elle justifie toute l’activité de l’homme sur la terre pour la transformer, depuis les activités économiques jusqu’aux activités artistiques. Et cette transformation peut d’ailleurs limiter ou empêcher les dégâts de la nature elle-même, car la nature peut agresser l’homme (tremblements de terre, tsunamis, animaux sauvages dangereux, marais insalubres inondations, etc.).

Si la nature est bien un don de Dieu, l’homme a le droit et le devoir de se protéger, en transformant la nature, des effets néfastes de celle-ci. Mais dans le second récit (Gn 2,15), l’accent est mis sur le fait que Dieu a mis l’homme dans le jardin d’Eden « pour le cultiver et le garder ».

On peut tirer le premier récit dans le sens d’une domination absolue de l’homme sur la terre, qui aurait le droit d’y puiser sans limites, comme s’il en avait la propriété absolue, exclusive, immédiate. François souligne (n. 67) que certains ont accusé la pensée judéo-chrétienne de favoriser ainsi « l’exploitation sauvage de la nature en présentant une image de l’être humain comme dominateur et destructeur ». Mais dominer ne signifie pas une domination sans limite. C’est là, explique François, que le second récit nous éclaire, puisqu’il s’agit de « cultiver et garder » le jardin du monde. Et il ajoute : « Alors que “cultiver” signifie labourer, défricher ou travailler, “garder” signifie protéger, sauvegarder, préserver, soigner, surveiller. » Au fond, l’homme est considéré non comme le propriétaire absolu de la terre, mais comme un intendant, qui doit à la fois la cultiver et la sauvegarder.

Au-delà de ces récits, il y a tout ce que François appelle (c’est le titre du chapitre II) « L’Évangile de la Création » depuis le projet d’amour de Dieu (n. 76) dans « lequel chaque créature a une valeur et une signification », même si cela « ne signifie pas que tous les êtres vivants sont égaux ni ne retire à l’être humain sa valeur particulière » (n. 90), jusqu’au « regard de Jésus » qui « vivait en pleine harmonie avec la création » (n. 98). Remarquons d’ailleurs que Jésus travaillait de ses mains pendant la plus grande partie de sa vie comme charpentier, transformant ainsi la matière et sanctifiant le travail, donc la vie économique, qui n’est pas méprisée.

Il y a donc bien un regard chrétien, ou judéo-chrétien sur la nature, qui a une dimension écologique, et il serait regrettable que la récupération que certains partis écologistes font de l’encyclique masque le fait que ce n’est pas le pape qui rejoint les écologistes, mais que l’écologie chrétienne repose sur des fondements extrêmement anciens et solides du point de vue de la foi. Ici, François est dans la pure tradition de la théologie de la création.

Une écologie intégrale

Or c’est là que les commentateurs commettent une deuxième erreur. Car l’écologie de François n’est pas l’écologie des partis écologistes. La sienne est une « écologie intégrale » qui intègre donc, ce que Jean-Paul II avait déjà expliqué, l’écologie de la nature et l’écologie humaine. Ce qui conduit François à avoir un regard très critique sur certains mouvements écologistes. « Il est préoccupant que certains mouvements écologiques qui défendent l’intégrité de l’environnement et exigent avec raison certaines limites à la recherche scientifique, n’appliquent pas ces mêmes principes à la vie humaine. En général, on justifie le dépassement de toutes les limites quand on fait des expérimentations sur les embryons humains vivants » (n. 136).

« Tout est lié » répète François tout au long de l’encyclique : le respect de la nature et le respect de l’homme ; c’est cela l’écologie intégrale. Et l’écologie humaine implique le respect de la vie comme celui des conditions (y compris sociales) de vie.

Les mouvements écologistes qui ont applaudi des deux mains l’encyclique de François et en ont chanté les louanges partagent-ils sa défense, répétée sans cesse, de la famille comme « cellule de base de la société » (n. 157), y compris en citant largement Jean-Paul II sur l’importance centrale de la famille (n. 213) ? Sont-ils d’accord avec sa demande que la politique et l’économie se mettent « au service de la vie, spécialement de la vie humaine » (n. 189), et avec sa défense de la « culture de la vie » contre la « culture de la mort » (expressions de Jean-Paul II à nouveau), bref avec sa condamnation de toutes les atteintes à la vie humaine, au début comme à la fin de la vie ? Ou les mouvements écologistes prennent-ils dans l’encyclique ce qui les arrange en passant sous silence ce qui les dérange ?

Il ne semble pas que depuis la parution de l’encyclique ces mouvements aient pris la tête de la défense de la famille et du respect de la vie ; on les voit plus souvent défendre certaines espèces animales que les enfants des hommes, coupant ainsi l’écologie intégrale de sa dimension fondamentale : le respect de l’homme. Et si pour François « tout est lié », c’est parce que respecter la nature, qui est le lieu où l’homme vit, qui est la « maison » de l’homme, c’est aussi une façon de respecter l’homme.

« Tout est lié »

« Tout est lié, et la protection authentique de notre propre vie comme de nos relations avec la nature est inséparable de la fraternité, de la justice ainsi que de la fidélité aux autres » (n. 70). Benoît XVI ne disait pas autre chose dans Caritas in veritate, quand il écrivait que « la question sociale est devenue radicalement anthropologique » (n. 75) : la question sociale (et donc l’enseignement social de l’Église) concerne l’homme tout entier, et donc les questions sociales au sens étroit aussi bien que le respect de la vie et que le respect dans conditions dans lesquelles les hommes vivent : respect du cadre de vie des hommes, respect des conditions économiques, sociales, politiques de la vie des hommes et de la vie des hommes elle-même, tout cela est lié.

Les écologistes qui disent que François vient de les rejoindre sont-ils prêts à le suivre dans ses batailles pour la vie et pour la famille ? On ne les a guère entendus sur ce terrain-là. Or si François nous dit qu’on ne peut aimer l’homme sans aimer la nature, il dit aux écologistes qu’on ne peut aimer la nature sans aimer et protéger l’homme, à commencer par les plus fragiles, ceux qui sont sans défense (n. 117 où il cite « la valeur d’un pauvre, d’un embryon humain, d’une personne vivant en situation de handicap »).

« Tout est lié » est sûrement une clef de lecture de l’encyclique. Benoît XVI avait déjà lié dimension sociale et respect de la vie ; François met l’accent sur le troisième élément, le respect de notre environnement ; cela n’a rien de passéiste, ni d’opposition de principe, comme certains ont cru le voir, à l’activité économique. François insiste en permanence sur l’importance de la solidarité et de l’aide aux plus démunis et au développement de tous et de tous les pays et donc il ne méprise pas le développement de l’activité économique : comment faire disparaître la pauvreté sans produire plus de biens et services indispensables, de la nourriture aux services de santé, des logements à l’éducation ?

L’humanité de l’économie

Il est vrai qu’il interpelle les pays riches non seulement sur leur devoir de solidarité, mais aussi sur leurs modes de vie et même sur des formes de progrès autres que le développement permanent de la production et de la consommation : ce n’est que le rappel permanent du fait que la vie de l’homme ne se limite pas au « pain ». Mais l’activité économique, cela inclut aussi les arts, la musique, la peinture, la littérature, etc., tous « services » qui, aux côtés de la santé ou de l’éducation, permettent à l’homme d’être « plus homme ». L’appel du pape à une vie moins matérialiste et plus frugale, que l’on avait déjà chez ses prédécesseurs, n’est pas un appel à freiner nos efforts économiques pour apporter à tous nourriture, conditions de vie acceptables, éducation, santé, culture.

Mais dans tous ces domaines où il nous appelle à réfléchir sur le sens de l’économie (n. 194), il insiste beaucoup sur les responsabilités de tous en vue du bien commun. Cela veut dire responsabilités des politiques, des dirigeants d’entreprise, mais aussi de tous les corps intermédiaires, et donc du tissu associatif et de la société civile, mais encore de la famille enfin de chacun d’entre nous. Il donne même des conseils très concrets, dont certains se sont moqués, en matière « d’éducation à la responsabilité environnementale » (n. 211) : de petits efforts quotidiens dont « il ne faut pas penser que ces efforts ne vont pas changer le monde » (n. 212).

On est donc loin de l’image véhiculée par certains d’un pape qui ne verrait de salut que dans le recours à l’État. Il met chacun devant ses responsabilités, parce que les choses ne changeront que quand chacun aura changé son cœur et ses comportements. Chacun a une part de responsabilité dans le bien commun. Qu’il considère que le politique est le responsable ultime du bien commun est conforme à l’enseignement permanent de l’Église et n’a rien de révolutionnaire, mais, comme le disait Benoît XVI, il n’y aura pas de société juste s’il n’y a pas d’abord des hommes justes.

Un enseignement social constant et enrichi

Laudato si’ et son auteur ne méritent pas certains procès d’intention. Bien entendu, chaque pape a sa sensibilité ; un pape venu de l’Est, un autre d’Allemagne, un troisième du tiers-monde n’abordent pas les questions économiques, sociales, environnementales, etc. de la même façon, avec le même regard ; chacun peut légitimement se sentir plus à l’aise avec une approche qu’avec une autre ; mais quand François répète « je suis un fils de l’Église », tout est dit ; il n’est pas un pape de rupture, faisant table-rase du passé. Oui, il apporte son propre éclairage venu de sa propre histoire et de sa propre sensibilité : il n’a pas choisi le nom de François pour rien ; il ne bouleverse pas l’enseignement social de l’Église, mais il l’enrichit, que ce soit du côté des principes comme des applications dans le domaine économique ou dans celui de l’écologie.

Affirmer que le texte de François constitue, comme on a pu l’écrire, « une inquiétante régression intellectuelle » montre que l’on mélange l’essentiel et l’accessoire et que l’on a confondu l’enseignement social de l’Église et un programme politique ; aucun pape ne rejette l’enseignement de ses prédécesseurs et ne part de zéro, mais chaque pape recueille une tradition et l’enrichit de son éclairage particulier.

Que l’Église, pour s’en tenir aux trois derniers papes, ait eu comme évêque de Rome des personnalités aussi riches et aussi différentes que Jean-Paul II, Benoît XVI et François, riches de leurs particularités et totalement unis par la même foi au Christ et le même attachement à l’Église, est plutôt le signe d’une belle vitalité de la part de l’Église et de sa capacité à maintenir l’unité de la foi et du dogme, qui n’est pas l’uniformité en tout domaine. D’une certaine façon, heureusement que chaque pape n’est pas le « clone » du précédent, du moment qu’ils sont unis sur l’essentiel, l’attachement au Christ et à son Église, à la vérité sur Dieu comme sur l’homme et la création, et à la doctrine catholique. Il n’y a donc pas plus de raison d’être « papo-sceptique » à propos de François qu’à propos de ses prédécesseurs.

 

Jean-Yves Naudet est professeur à l’Université d’Aix-Marseille, président de l’Association des économistes catholiques (AEC), membre de l’Académie catholique de France. Derniers ouvrages parus : La doctrine sociale de l'Eglise : une éthique économique pour notre temps, Presses Universitaires d'Aix-Marseille (2011) ; La Subsidiarité (dir.), Presses Universitaires d'Aix-Marseille (2014).

 

Date à retenir :
 Paris, 17 octobre 2015, église catholique St-Pierre-du-Gros-Caillou, VIIIe colloque de l’AEC, Actualité de la doctrine sociale de l’Eglise, sur l’encyclique Laudato si’,

Pour aller plus loin :
 Laudato si', le texte intégral (pdf)

Laudato si' : ne nous trompns pas d'encyclique ! par Jean-Yves Naudet
Laudato si’ : l’écologie comme science de la maison de la famille humaine, par Henri Hude
Laudato si' : "Tout est lié", par Stanislas de Larminat

 

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