Le projet gouvernemental de réforme des retraites devrait permettre de réduire des deux tiers le déficit 2020, à environ 16 milliards d'euros au lieu de 45 milliards prévus en l'absence de nouvelles mesures. Une telle réforme n'est donc pas inutile. Elle est néanmoins décevante : il y avait tellement à faire, en comparaison de ce qui va être fait, et il aurait été possible de faire tellement mieux !

L'augmentation des âges légaux
La mesure phare est l'augmentation des deux âges légaux de la retraite, à raison de 4 mois par an pendant 6 ans, ce qui amènera les personnes nées en 1956 ( cohorte 1956) à partir au plus tôt à 62 ans (donc en 2008 au lieu de 2006) et à échapper à la décote au plus tard à 67 ans (au lieu de 65).
Ce relèvement des âges légaux est complété par la poursuite de l'allongement de la durée de cotisation requise pour échapper à la décote avant le deuxième âge légal, comme prévu par la loi retraite de 2003. Il devrait générer 20 milliards d'économies à l'horizon 2020, ce qui réduirait donc de 44 % le déficit de 45 milliards prévu pour cette échéance en l'absence de nouvelles dispositions.
Un choix dirigiste
Les départs à la retraite avant 62 ans vont ainsi être interdits, sauf cas particuliers (carrières longues et pénibilité). N'aurait-on pas pu procéder de manière moins dirigiste ? Une autre façon de procéder, laissant davantage le choix aux assurés sociaux, est en usage depuis longtemps aux États-Unis, dans leur régime par répartition OASDI (qui fonctionne par annuités), comme en Allemagne et en Suède, pour leurs régimes par points : la retraite à la carte avec neutralité actuarielle.
Adoptée en France, ce qui aurait été possible dans le cadre de la mini-réforme effectuée aujourd'hui, en quoi aurait consisté la retraite à la carte avec neutralité actuarielle ? Chacun aurait pu liquider sa pension à 60 ans, mais avec un taux inférieur à 50 %, révisable chaque année en fonction des évolutions économiques et démographiques. Pour percevoir une pension plus conséquente, il suffirait à ceux qui le voudraient de partir plus tard : grâce à la neutralité actuarielle, la pension mensuelle augmente non seulement parce que l'on a plus de trimestres [1] ou de points, mais aussi parce que, liquidée plus tard, elle est perçue moins longtemps [2]. Chacun aurait pris en main son propre destin, au lieu de se voir contraint par l'État.
À la liberté et à la responsabilité individuelle, conformes au principe de subsidiarité, les pouvoirs publics ont préféré une solution dirigiste : obliger les Français à se comporter de la manière jugée bonne en haut lieu. Les citoyens sont considérés par nos dirigeants comme des incapables majeurs dont les pouvoirs publics doivent assurer la tutelle pour les empêcher de commettre des bêtises, comme de liquider leur pension trop tôt au risque de ne pas avoir assez d'argent pour vivre correctement. Pourtant les Allemands, les Américains et les Suédois, qui sont traités en adultes, ne s'en trouvent pas plus mal. Quant à leurs systèmes de retraite, ils sont en meilleure posture que le nôtre, surtout l'OASDI américain : il affichait l'an dernier 150 milliards de dollars d'excédents.
En ce qui concerne le risque de se faire piéger par une décision de retraite trop précoce, il suffit pour le déjouer d'imiter les Suédois. Ceux-ci bénéficient d'un droit à l'erreur : ils peuvent revenir, en totalité ou en partie, sur la liquidation de leur pension, recommencer à acquérir des droits, et procéder ultérieurement à une nouvelle liquidation. Ainsi une personne qui a liquidé sa pension et qui s'aperçoit qu'elle est un peu juste pour vivre agréablement peut-elle faire machine arrière : en acquérant des couronnes notionnelles (les points suédois) supplémentaires et en laissant passer du temps avant une nouvelle liquidation, qui s'effectuera donc avec un coefficient actuariel supérieur, il obtiendra le moment venu une pension mensuelle plus élevée. Notre système de retraites sans possibilité de revenir sur une liquidation est à peu près aussi évolué qu'une automobile 1900 dépourvue de marche arrière ! Et son usage est aussi peu pratique dans la vie moderne que celui de ladite automobile 1900 le serait sur nos routes et dans nos villes.
Le paternalisme de l'État français ne constitue donc pas une nécessité pour équilibrer les comptes ou protéger nos compatriotes contre eux-mêmes, mais un véritable choix de société. Il serait temps que les membres de l'actuelle majorité qui ont fait ce choix disons conservateur et bonapartiste l'assument ouvertement, et que ceux qui restent fidèles à l'idéal de liberté tel qu'il figure en tête de la devise républicaine se démarquent d'eux. Tant que l'UMP servira à asseoir la domination des bonapartistes sur les républicains, les électeurs resteront orphelins d'une option fondamentale entre deux conceptions de la France.
Sans création d'emplois, rien n'est possible
Pour que chacun ait réellement le choix de travailler plus longtemps, encore faudrait-il que les emplois se multiplient. C'est la remarque de bon sens que font la plupart des Français. L'analyse économique le confirme : pour résoudre leurs problèmes, et notamment pour satisfaire de nombreux besoins aussi bien élémentaires qu'évolués, les Français devraient être trois à cinq millions de plus à travailler.
Remarquons simplement que cette condition s'impose aussi bien pour la réussite de la réforme Sarkozy que pour celle de ce que j'appellerais, cum grano salis, une réforme Bichot. Si l'on veut que de 60 à 62 ans nos concitoyens obligés de rester actifs soient des actifs occupés plutôt que des chômeurs, il faut davantage d'emplois, et donc de la croissance. Tout comme pour que de nombreuses personnes qui voudraient librement continuer à travailler ne se trouvent pas contraintes de prendre leur retraite par la rareté des offres d'emploi.
Aucune réforme des retraites, qu'elle soit dirigiste ou libérale, ne saurait donc donner de bons résultats sans de massives créations d'emploi. La seule différence – mais elle est de taille - tient au fait qu'un gouvernement assez réaliste et réformateur pour instaurer une retraite à la carte avec neutralité actuarielle, c'est-à-dire pour miser sur la liberté responsable, simplifierait vraisemblablement les codes du travail, des impôts, de procédure (civile, pénale, etc.), libérerait des terrains à bâtir, améliorerait le système scolaire, et plus généralement réduirait les innombrables liens lilliputiens qui entravent le Gulliver français : les créations d'emploi seraient boostées par ces suppressions d'obstacles bien plus efficacement que par la subventionnite aiguë, financée par l'emprunt, que pratiquent les gouvernements dirigistes.
Un lapin baptisé carpe
Le gouvernement annonce l'équilibre pour l'échéance 2018 ; mais il s'agit d'un équilibre fictif, résultat d'un tour de passe-passe. Le dossier de presse appelle en effet, sans raison aucune, réduction du déficit la prise en charge par l'État de l'accroissement du déficit des pensions civiles et militaires entre 2000 et 2010 (15,6 milliards).
Quand il voulait montrer la gravité de la situation, le gouvernement prenait en compte ces 15,6 milliards pour annoncer 32,3 milliards de déficit pour 2010. Mais il s'agit maintenant de montrer que les mesures qui vont être soumises au vote des parlementaires sont suffisantes pour rétablir l'équilibre. Or les économies et suppléments de ressources ne représentent que 29,5 milliards sur 45 milliards de besoin de financement : comment faire ?
Le moine de la légende, qui nommait carpe le lapin dont il voulait agrémenter son repas un vendredi de carême, apporta la solution : baptiser ressource le déficit gênant !
L'égalité devant la retraite renvoyée aux calendes
Nos dirigeants ne sont pas en délicatesse seulement avec le premier des principes républicains, la liberté. Il en va de même avec l'égalité : le projet gouvernemental ne dit rien de l'unification de notre système de retraites, composé actuellement de trois douzaines de régimes disparates, procurant des avantages très inégaux. Pourtant, cette complication empoisonne la vie de très nombreux Français. Mais le jour où le leader de la CFDT, à l'Elysée, a fait part de l'intérêt que son syndicat porte à cette audacieuse perspective de réforme systémique, le chef de l'État lui a ostensiblement tourné le dos pour privilégier la discussion avec son homologue de la CGT. Pour casser l'élan réformateur, il était difficile de trouver mieux.
Les Français sont désormais conscients des absurdités, injustices et dysfonctionnements que génère le morcellement de leur système de retraite, son organisation corporatiste plutôt que nationale. Or plusieurs années sont nécessaires pour préparer l'unification d'un patchwork de retraites disparates : la réforme 2010 était l'occasion non pas de réaliser ce grand projet, mais d'en lancer la préparation, travail considérable et d'une grande utilité. Parmi les enjeux, outre la gouvernance du système (composé de 36 régimes, il est très difficile à piloter), il y a la réalisation à terme de 3 milliards d'économies par an sur les coûts de gestion. Mais il est tellement plus simple de demander cette somme à l'impôt ...
L'impôt pour les retraites : une erreur de casting
Le gouvernement compte sur deux milliards de recettes fiscales supplémentaires à l'horizon 2018 : relèvement de 40 % à 41 % du taux maximal de l'impôt sur le revenu ; augmentation de la taxation des stock-options et des retraites chapeaux ; augmentation du taux de prélèvement sur les revenus du capital et sur les plus-values ; suppression du crédit d'impôt relatif aux dividendes. Discuter l'intérêt de chacune de ces mesures irait bien au delà du cadre du présent article ; ce qui est en question ici est plutôt l'affectation des recettes correspondantes : pourquoi iraient-elles au système de retraites plutôt qu'à l'État ?
Les finances de celui-ci sont au trente-sixième dessous. Il a besoin d'argent plus encore que le système de retraites. Son endettement risque de poser assez prochainement des problèmes [3]. Alors pourquoi ne pas lui affecter les maigres recettes fiscales que l'on peut grappiller ici ou là ?
Probablement parce que les feux des projecteurs sont braqués actuellement sur les retraites : on veut donner l'impression que la mère des réformes va produire des effets radicaux, et plaire à ceux qui disent : Faites payer les riches.
Pour cela, la technique consiste momentanément à déshabiller Pierre (l'État) pour habiller Paul (la Sécurité sociale). Ultérieurement, quand les projecteurs, s'étant déplacés, éclaireront le budget de l'État, il sera toujours temps pour Pierre de se rhabiller en reprenant à Paul ce qu'il lui avait donné, ou d'autres vêtements.
Nous sommes dans la politique spectacle, dans le royaume des apparences et des faux-semblants, comme il a été vu plus haut ( un lapin baptisé carpe ). Le méli-mélo entre finances de l'État et finances sociales, sans cesse développé depuis 1995, et, la tuyauterie digne d'une usine à gaz qui en est la conséquence, facilitent la tâche aux illusionnistes ; ce n'est pas pour rien que les gouvernements successifs leur sont si attachés.
*Jacques Bichot est économiste, professeur émérite à l'université Lyon 3, vice-président de l'Association des économistes catholiques, auteur de Retraites. Le Dictionnaire de la réforme, l'Harmattan, 2010.

Sur ce sujet :
Jacques Bichot : Réforme des retraites : une dangereuse prudence (9 juin)
Note bleue aux parlementaires : Retraites, la voie de l'audace et de la justice (16 juin) (pdf)
Notre dossier Réforme des retraites

[1] Il faudrait évidemment supprimer l'actuel bridage du coefficient de proratisation qui intervient dans le calcul de la pension dans les régimes par annuités. Ce nombre est égal à N/D, où N est le nombre de trimestres validés, et D la durée requise (162 trimestres pour la cohorte 1950), si N n'excède pas D, et à 1 sinon. Cela veut dire qu'une personne née en 1950 et ayant travaillé sans interruption depuis qu'elle a 16 ans, qui a donc validé 176 trimestres à 60 ans, a les mêmes droits qu'une autre ayant débuté à 19 ans ½ et ayant donc validé 162 trimestres : sauf si elle a recours au dispositif carrière longue , la première se voit volée de 14 trimestres !
[2] Supposons que quelqu'un ait droit à 400 000 € de pension : il est équivalent pour les caisses de retraite de les lui verser en 25 ans à raison de 1 333 € par mois (liquidation à 60 ans), ou en 20 ans à raison de 1667 € par mois (liquidation à 65 ans).
[3] La France doit déjà supporter sur ses emprunts obligataires des taux d'intérêt supérieurs de près de 50 points de base (0,5%) à ceux que paye son voisin germanique. Les financiers internationaux, qui détiennent les deux tiers des titres émis par le Trésor français, commencent à juger inquiétant l'état de nos finances, et il est difficile de leur donner tort.
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