L'INSEE vient de rendre publics les principaux résultats de ses nouvelles projections démographiques [1] (les précédentes dataient de 2006). Voici quelques-unes des leçons qu'il est possible de tirer de cet exercice, qui concerne seulement la France métropolitaine. À quelques heures du vote définitif de la loi de réforme des retraites, ces indications arrivent à point nommé. Première leçon : l'âge de la vieillesse n'en finit pas de reculer.

1/ La mortalité aux grands âges a baissé beaucoup plus rapidement qu'on ne l'envisageait il y a quatre ans. Au delà de 85 ans pour les hommes et 91 ans pour les femmes, la mortalité précédemment prévue à ces âges pour 2050 est d'ores et déjà atteinte . Il y a déjà 15 000 centenaires en France, et si la tendance se prolonge il y en aura 200 000 en 2060.
2/ La population des 75 ans et plus va (probablement) plus que doubler entre 2007 et 2060, passant de 5,25 à 11,92 millions (scénario central). En pourcentage de la population totale, cette classe d'âge passerait de 8,5 % à 16,2 %. Ainsi, à eux seuls, les 75 ans et plus représenteront en 2060 (si la projection se vérifie) un pourcentage de la population presque égal à celui des 65 ans et plus en 2007 (16,6 %) et à celui des 60 ans et plus en 1960 (16,7 %). Le pourcentage des 60 ans et plus en 2007 (qui est à peu près celui des retraités) s'élevant à 21,5 %, pour ne pas imposer un fardeau supplémentaire aux actifs il faudrait qu'en 2060 l'âge moyen de départ à la retraite avoisine 70 ans.
En utilisant une autre approche, basée sur le ratio de dépendance économique (rapport de la population d'âge actif à la population en âge de se former ou d'être à la retraite), l'INSEE indique qu'il faudrait faire passer de 60 à 68 ans l'âge pivot de la définition , celui qui sépare l'activité de la retraite.
Il y a donc dans le tuyau trois ou quatre réformes des retraites analogues à celle qui vient d'être votée. Comptons-en quatre : la dernière devrait être promulguée vers 2040, pour porter le gros de ses effets en 2050, car de 2050 à 2060 les données démographiques évolueront (selon la projection) beaucoup moins vite qu'auparavant. À titre d'exemple, il pourrait y avoir des lois retraites en 2017, 2024, 2032 et 2040. Longue vie aux grèves, manifestations et obstructions au travail d'autrui !
Une réforme du système des retraites reste nécessaire
3/ Pour éviter un tel enchaînement de modifications paramétriques génératrices de troubles sociaux, une réforme systémique est nécessaire. Un article de la loi 2010 dispose heureusement (grâce au Sénat, et plus particulièrement au Sénateur Dominique Leclerc) qu'un grand débat devrait être ouvert sur ce sujet en 2013. Pour peu que des gouvernants intelligents prennent l'initiative de lancer immédiatement les indispensables études préalables à ce débat, celui-ci pourrait déboucher sur une refondation de notre système de retraite propre à sortir la France de l'ornière.
4/ La préparation du débat de 2013 devra comporter également une révolution concernant la perception de l'âge de la vieillesse. En effet, les chances d'aboutir sont fort minces si l'on continue à s'imaginer que cet âge est constant. Les études relatives à l'espérance de vie sans incapacité [2] montrent que celle-ci augmente au moins aussi rapidement que l'espérance de vie totale. Il est donc absurde de prétendre obstinément que la vieillesse commence à 60 ans, comme en 1900, ou à tout autre âge fixé une fois pour toutes. La sagesse des nations ne dit-elle pas que l'on a l'âge de ses artères ? Tant que l'on ne souffre d'aucune incapacité, on n'a pas franchi le seuil de la vieillesse. Ce seuil recule au fil des ans : il était peut-être de 60 ans au début du XXe siècle ; il est sans doute supérieur à 70 ans au début du XXIe ; et il ne sera probablement pas inférieur à 75 ans en 2060.
Il est donc indispensable de faire entrer dans notre culture, dans notre manière d'envisager les choses de la vie, et notamment les grandes étapes de l'existence, le fait que l'âge de la vieillesse augmente, tout comme l'âge de fin d'études et l'âge à la maternité. Les Français ont connu un cycle de vie où l'on entrait en activité à 16 ans, où les femmes avaient leur premier bébé peu après 20 ans – si ce n'est avant, et où il était temps de se retirer à 60 ans. Mais ce cycle de vie appartient au passé, il faut en prendre acte. Cela s'est produit pour les passages de 16 à 20, et de 20 à 26 ou 27 : ils se sont bien inscrits dans les têtes comme dans les faits. En revanche le passage de 60 à 65 ne se réalise ni dans les têtes ni dans les faits, à la différence de ce qui se passe dans les pays scandinaves, au Japon ou aux Etats-Unis. C'est un des gros problèmes de la France.
En conclusion, les projections de l'INSEE n'ont rien de catastrophique : elles montrent seulement que la fin de l'histoire , pour reprendre la célèbre expression de Fukuyama, est loin d'être survenue en démographie. Les âges des étapes de la vie évoluent : la transition de la jeunesse à l'état adulte est plus tardive, la procréation se décale dans le temps, la vieillesse arrive à un âge plus avancé, et la mort attend plus longtemps son heure. Il faut nous adapter à ces transformations. Le recul de l'âge moyen de départ en retraite fait partie de cette adaptation. On aurait pu l'obtenir par des méthodes moins caporalistes, et c'est dommage que nos gouvernants ne l'aient pas compris, mais mieux vaut cette loi maladroite que rien du tout.
*Jacques Bichot est professeur émérite à l'université Lyon III, vice-président de l'association des économistes catholiques.
[1] INSEE Première, n° 1318, 1319 et 1320, octobre 2010.
[2] Voir G. Caselli et alii, L'espérance de vie sans incapacité continue d'augmenter , Dress, Dossiers solidarité et santé, n°2, avril-juin 2006.
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