Les aspects financiers de la crise ont fourni l'occasion de regretter que la finance se préoccupe trop peu des personnes : les prêts immobiliers subprime, par exemple, ont été souvent accordés sans attention suffisante à la situation personnelle et familiale des emprunteurs.

Une fois l'insolvabilité avérée, du fait de la baisse du prix des logements dans les pays anglo-saxons, et d'autres facteurs comme la montée du chômage, il semble que le souci statistique ait continué à l'emporter sur le traitement personnalisé des drames humains : on s'est fortement demandé de combien le pourcentage des sinistres (défauts de paiement) dépasserait celui sur lequel avaient été effectués les calculs de rentabilité initiaux ; il y a eu moins d'attention portée à la détresse ou, à tout le moins, aux difficultés des ménages obligés d'abandonner une maison mise aux enchères par l'organisme créancier.
La Fondation Abbé-Pierre, par une lettre ouverte au Premier ministre dont elle propose à ses sympathisants la signature et l'envoi, pose pour la France un problème analogue. Ce texte demande en effet au gouvernement de suspendre les expulsions locatives des personnes de bonne foi, dans le parc privé comme dans le parc social, jusqu'à la fin de l'année 2009 . Il s'agit cette fois de locataires, non d'accédants à la propriété, et donc de loyers impayés plutôt que d'échéances bancaires non honorées, mais le fond de la question est le même : comment traiter humainement les personnes mises par les circonstances, ou par leur propre comportement, dans des situations très difficiles ?
Embaucher, pourquoi pas ?
La Fondation, judicieusement, demande que l'État mandate et finance un organisme capable de se substituer temporairement au locataire pour payer le loyer et permettre ainsi le maintien dans les lieux dans l'attente d'un relogement. La CAF, par exemple, qui gère à la fois les aides aux logements, les prestations familiales et, conjointement avec les départements, des aides telles que le RMI, pourrait se voir confier une telle mission. Mais comment en remplirait-elle le volet connaissance du cas particulier et accompagnement des personnes avec les moyens dont elle dispose, elle dont le personnel est déjà débordé par la multiplicité des tâches à accomplir, et va l'être plus encore avec la prochaine entrée en vigueur du RSA [1] ?
Embaucher, pourquoi pas ? Encore faudrait-il former, et pas seulement dans une salle de cours, les personnes affectées à cette mission importante mais délicate. Cela prendra du temps. Et les budgets de fonctionnement exploseront si l'on se met à traiter avec toute l'attention due aux personnes, non seulement ces cas d'impayés de loyer (la Fondation parle de 100 000 résiliations de bail, et de dizaines de milliers d'expulsion, chaque année), mais aussi bien d'autres cas difficiles.
Il existe toutefois un facteur sur lequel, à terme, il est possible de jouer. La complication de notre législation sociale augmente considérablement les coûts administratifs. Par exemple, en ce qui concerne les retraites par répartition, un régime unique appliquant des règles raisonnablement simplifiées économiserait en frais de gestion environ deux milliards d'euros chaque année, par rapport au système actuel [2]. Pour les prestations familiales, dont la complication est légendaire, les aides au logement et les minima sociaux, qui les valent bien sous ce rapport, la simplification permettrait pareillement de dégager des ressources importantes.
Simplifier la gestion
Les pouvoirs publics n'ont guère de marge de manœuvre budgétaire, même si la crise paraît abolir bien des disciplines en matière de finances publiques. Il leur faut donc choisir :

  • ou bien maintenir un système social comparable à ces beaux trois-mâts que l'on construisait avant l'arrivée des bateaux à vapeur, et dont la manœuvre exigeait un très grand nombre de matelots ;
  • ou bien simplifier la législation sociale, de manière à rendre sa gestion moins dispendieuse, et disposer ainsi des ressources nécessaires pour s'occuper de façon humaine, plutôt que bureaucratique, des nombreux cas qui relèvent d'un traitement personnalisé.

Insistons : nous n'avons pas les moyens d'assurer un traitement personnalisé des situations délicates, ni même simplement des situations catastrophiques, tout en mettant en œuvre des dizaines de milliers de pages de lois, décrets et arrêtés, car cette activité administrative au sens strict mobilise des centaines de milliers d'agents (de l'État, des collectivités territoriales, et des organismes sociaux). La complication de la norme juridique est ainsi l'ennemie jurée du véritable État-providence, c'est-à-dire de l'attention portée aux plus pauvres et à ceux qui ont été mis ou qui se sont mis dans des situations pas possibles.
Ce constat vaut également pour le domaine judiciaire. Perdant leur temps dans des activités procédurales, officiers de police judiciaire, procureurs, juges et greffiers en manquent dramatiquement pour traiter humainement – et traiter dans des délais convenables – les problèmes de la vie réelle : les couples qui se déchirent, les adolescents qui dérivent vers la délinquance, les braves gens aux prises avec des escrocs, etc.
À l'interface du judiciaire, du financier et du social, le traitement du surendettement pose un problème analogue. Le rôle du crédit à la consommation dans le surendettement de nombreux ménages n'est plus à démontrer. Sa titrisation a participé, conjointement à celle des prêts hypothécaires, à la production d'actifs toxiques. On a préféré affecter du personnel et des budgets à la complication financière, au démarchage (voire racolage) ridicule des emprunteurs, plutôt qu'au contact réel et approfondi avec la clientèle.
Micro-crédits
Un État-providence qui laisse les gens s'enfoncer en contractant des crédits à des taux pouvant aller jusqu'à 20 % ne mérite certes pas son nom !
Pourtant le problème est simple : actuellement, le risque de défaillance est géré de façon purement statistique ; les taux sont fixés à des niveaux suffisants pour compenser les frais de recouvrement auprès de débiteurs peu solvables, et les impayés. Or en consacrant 10 % des encours à une gestion réellement personnalisée de ces crédits, à un contact effectif et humain avec les débiteurs, plutôt qu'à des procédures contentieuses suivies éventuellement d'un passage par profits et pertes, on limiterait sérieusement la casse – à commencer par les dégâts humains, mais aussi les impayés. Pour le même prix, le service rendu serait très supérieur. Ce serait une vraie création de valeur !
Il serait possible par exemple de s'inspirer des techniques du micro-crédit pour réaliser une gestion humaniste des prêts à la consommation. Une technique de labellisation des organismes pratiquant ce crédit suffirait peut-être à éradiquer (ou limiter fortement) les abus actuellement pratiqués. Ces organismes seraient amenés à travailler en relation avec les assistantes sociales et autres personnels d'un certain nombre d'institutions sociales ayant pour mission de traiter et prévenir la pauvreté. Les banques et autres institutions financières qui ne souhaiteraient pas s'engager dans cette voie du crédit social (mais en fait tout simplement humanisé) auraient probablement un peu de mal à prospérer sur ce segment : inutile de pleurer sur leur sort.
Ne multiplions pas davantage les exemples : ceux qui précèdent suffisent à en évoquer bien d'autres dans l'esprit de chaque lecteur. Dans de nombreux domaines la complication et la préférence pour les activités abstraites, où les personnes sont réduites à l'état de dossiers, conduit à gaspiller du travail qui pourrait être utilement affecté à s'occuper des gens et de leurs problèmes réels. Des chrétiens réfléchissent, proposent et agissent déjà pour que l'attention portée aux personnes gagne des parts de marché sur la bureaucratisation, la financiarisation et la complication. Mais, à voir son état, cette vigne-là manque encore singulièrement de bras !
*Jacques Bichot est économiste, professeur émérite à l'Université Lyon III, vice-président de l'Association des économistes catholiques.

 

[1] Les bénéficiaires du RSA seront bien plus nombreux que ceux du RMI.
[2] Voir sur ce point, et d'autres analogues, J. Bichot, Ce que nous coûte la complication administrative, Les monographies de Contribuables associés, n° 20, février 2009.
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