Source [Thierry Martin pour Liberté politique] Parler de « conservatisme britannique » est presque une forme de pléonasme, tant le conservatisme est intrinsèquement lié à l’histoire et à la politique du Royaume-Uni. A l’ère de Boris Johnson, comment le conservatisme continue-t-il d’irriguer la vie politique britannique, toutes formations confondues ?
Quand nous parlons de conservatisme, nous pensons tout de suite au conservatisme anglais, à tel point que parler de conservatisme anglais est une forme de pléonasme, même si dans un langage plus savant nous devrions parler de conservatisme britannique.
Le sociologue radical Ralph Miliband défend[1] l’idée que le Parti travailliste, en soutenant les institutions de la politique britannique, a en réalité réduit la classe ouvrière au silence et ainsi participé à contenir la « pression venue d’en bas » qui a conduit à la révolution partout ailleurs. Dans le même temps, il reconnaît à contrecœur que la capacité des institutions britannique à contenir les protestations du peuple explique la paix inégalée dont jouissent les Britanniques depuis la fin du XVIIème siècles. « Remplacez le verbe « contenir » par « répondre à » poursuit le regretté philosophe conservateur Sir Roger Scruton[2], et cette phrase pourrait être la première étape d’une riposte de droite à la vision biaisée qu’avait Miliband de notre Histoire nationale. »[3]
Le conservatisme a son pays d’élection, l’Angleterre, et le conservatisme anglais est l’héritier d’une longue histoire nationale enracinée dans une géographie, repérable au premier coup d’œil, telle Big Ben, un autobus à l’impérial rouge à deux étages, un taxi noir ou une iconique cabine téléphonique aux croisillons rouges qui perdure sans téléphone à l’intérieur, aussi intangible que les Seven Sisters, ces falaises crayeuses de la côte sud de l’Angleterre ou la chasse aux renards. Ce qui caractérise ce conservatisme, c’est qu’il empreigne la littérature anglaise à tel point qu’il imprègne le peuple au fil des générations, et ce au grand dam de certains critiques modernes.
C’est la langue qui fait l’âme d’un peuple, l’homme, le pays… et c’est l’enjeu de la littérature. « Le vieux Marley, l’associé de Scrooge, était aussi mort qu’un clou de porte » (as dead as a doornail) : c’est ainsi que commence Un Chant de Noël de Charles Dickens, une histoire de fantômes pour Noël.[4] L’écrivain nous confie qu’il aurait lui-même plutôt parlé d’un clou de cercueil pour faire une métaphore sur la mort. « Mais la sagesse de nos ancêtres est dans l’analogie, et mes mains profanes n’y toucheront pas ; autrement le pays est perdu. Vous me permettrez donc de répéter avec insistance que Marley était aussi mort qu’un clou de porte. » (the wisdom of our ancestors is in the simile; and my unhallowed hands shall not disturb it, or the Country’s done for.) Tout le conservatisme so British tient dans cette phrase, un conservatisme qui est le socle de la civilisation britannique. « Si vous vous approchez de moi à un arrêt de bus et murmurez « Ô toi, l’épouse encore inviolée de la quiétude, »[5] alors je suis instantanément conscient que je suis en présence de littérature. Si les romans n’étaient pas jetés en pâture aux masses, ils pourraient réagir en dressant des barricades. »[6] Le constat amer du marxiste Terry Eagleton, théoricien et critique de la littérature britannique, qui fait suite à l’évocation d’un vers du célèbre poème « Ode à une urne grecque » de John Keats, ne confirme-t-il pas, à son corps défendant, ce qu’écrivait Dickens sur la nécessaire conservation de ce qui nous vient de la sagesse de nos ancêtres, et le rôle conservateur, de fait, de la littérature anglaise ?
Le conservatisme est une philosophie politique qui est en faveur des valeurs traditionnelles et qui s'oppose au progressisme. Le conservatisme cherche à adapter l'environnement pour qu'il continue à répondre à nos attentes seulement lorsque c'est nécessaire et non pas par anticipation. De Burke à Oakeshott[7], le conservatisme, courant d’idées, philosophie, sensibilité, style, ligne claire, s’incarne dans une pratique politique fort ancienne en Angleterre et qui s’est remarquablement exportée.
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[1] Ralph Miliband, Capitalism Democracy in Britain, Oxford University Press, 1982.
[2] Roger Scruton (1944 – 2020) disparu récemment le 12 janvier.
lefigaro.fr/vox/societe/hommage-a-roger-scruton-un-conservateur-qui-a-deconstruit-la-gauche-20200115
[3] In L’Erreur et l’orgueil, penseurs de la gauche moderne, ch. 2, Ressentiment en Grande-Bretagne : Hobsbawm et Thompson, p. 46.
[4] Charles Dickens, A Christmas Carol, 1843, réed. Penguin Books, 2008
[5] “Thou still unravished bride of quietness”, in Ode on a Grecian Urn, poème écrit par le poète romantique John Keats au mois de mai 1819.
[6] T. Eagleton, Literary Theory: An Introduction, « The Rise of English », Blackwell Publishing, 1983, p. 25.
[7] Michael Oakeshott (1901-1990) est un philosophe et historien britannique conservateur de grande renommée.