J'avais parié sur une courte victoire de la coalition potentielle emmenée par Edmund Stoiber (chrétiens-démocrates et libéraux)... Les libéraux ont bien obtenu un score faible, comme je l'avais envisagé mais les Verts ont réalisé un score inespéré.

On aurait pu penser qu'un certain nombre de déçus du parti Vert ne voteraient plus pour lui. En fait, c'est Gerhard Schröder qui l'a relancé en introduisant dans la campagne le thème du refus à une guerre contre l'Irak. Les Verts déçus de Joschka Fischer ont à nouveau voté écologiste pour offrir une coalition au Chancelier. Ils ont fait de Fischer le vainqueur apparent de l'élection. Mais il ne faut pas s'y tromper : le vrai vainqueur est G. Schröder, qui a montré une capacité à redresser la situation inattendue et un sens tactique aiguisé.

Que dire de Stoiber ? Le soir de l'élection, le ministre-président de Bavière a perdu son sang froid : il a annoncé qu'il avait gagné, alors que personne ne pouvait se prononcer puis il a expliqué qu'il donnait un an à un gouvernement Rouge-Vert reconduit, avant de s'effondrer. D'une manière générale, l'homme a fait une mauvaise campagne. Ayant peur de paraître trop à droite, il a développé un discours confus ; alors qu'en Bavière, il sait faire intervenir l'État dans l'économie quand il s'agit de protéger les intérêts de ses électeurs, il a eu l'air de ne promettre qu'un remède de cheval dérégulateur à l'économie allemande. Il n'a pas compris que le sentiment qui domine en Allemagne est le souci de la sécurité dans tous les domaines : préserver le niveau de vie, la protection sociale, éviter l'aventurisme militaire, etc. On peut dire la même chose des libéraux. Cela dit, Edmund Stoiber a failli gagner.

La carte électorale est saisissante. Elle montre une Allemagne coupée en deux, en gros suivant la vieille fracture confessionnelle : au Sud et dans la vallée du Rhin, on a mis la démocratie-chrétienne en tête ; au nord et à l'est, les sociaux-démocrates. Le contraste est d'autant plus frappant que Ed. Stoiber atteint 60 % en Bavière. À cette opposition nord/sud se superpose une opposition est/ouest héritée des années d'après-guerre : les Verts sont un parti de l'Ouest, autant que le PDS, successeur du parti communiste est-allemand, est un parti de l'Est. Si l'on veut faire la synthèse entre ces deux enseignements, le SPD et les Verts sont avant tout ancrés dans l'Allemagne protestante. Pour parler en termes structurels, ce qui a sauvé G. Schröder, c'est le fait que l'Allemagne réunifiée soit redevenue de fond majoritaire protestant (aussi sécularisé soit-il).

Revenons sur l'élément décisif qu'est le succès de l'argumentation anti-belliciste de G. Schröder. J'y vois confirmée mon impression, depuis la réunification, que la fièvre pichrocoline des dirigeants allemands, dont le rêve secret était de faire jeu égal avec les États-Unis sur le plan économique et diplomatique, ne correspond pas au vœu de la majorité des Allemands, qui ont des aspirations au confort et à la sécurité très " suisses " ou très " suédoises ". La fin de la Guerre froide permet que s'exprime sans crainte le pacifisme auquel une grande partie de l'Allemagne protestante – qui avait été plus perméable au nazisme que l'Allemagne catholique et qui est allée plus loin qu'elle dans la remise en cause de la politique de puissance — adhère depuis les années cinquante (influence de Heinemann, de Willy Brandt à partir des années soixante, des Verts à partir des années quatre-vingt). Le véritable enjeu des années à venir est le suivant : les dirigeants allemands continueront-ils à entretenir des rêves de puissance à l'abri des alliances (Union européenne, OTAN), en rivalité/émulation avec " l'hyperpuissance américaine ", ou bien mèneront-ils une politique correspondant au vœu majoritaire de leur population ?

Il s'agit d'un enjeu décisif et la victoire des forces de paix n'est pas assurée. G. Schröder est un opportuniste ; il a présidé à l'engagement de la Bundeswehr dans deux guerres (Kosovo et Afghanistan) et l'on peut supposer que sans l'élection, il aurait tenu une position beaucoup plus proche de celle de J. Chirac : s'il y a un mandat de l'ONU, nous irons... Il est vrai que trois facteurs s'opposent maintenant à un reniement trop brutal de G. Schröder :

1/ le monde économique allemand a beaucoup à perdre, en termes de débouchés dans la région du Golfe, si l'Irak est détruit et l'environnement géopolitique bouleversé ;

2/ le gouvernement Bush voudrait braquer les dirigeants allemands qu'il ne montrerait pas plus d'arrogance qu'en ce moment envers le gouvernement allemand réélu ;

3/ G. Schröder est allé si loin dans l'engagement pour la paix et sa majorité est si courte qu'il a beaucoup à perdre s'il se montre trop vite trop opportuniste.

Il n'empêche que G. Schröder n'est pas de Gaulle. Il n'est pas sûr qu'il tiendra le coup. C'est là que la France peut jouer un rôle décisif, en appuyant G. Schröder. Pour cela, bien sûr, il faudrait que les dirigeants français se rappellent l'héritage gaullien. Il faudrait surtout que nous nous débarrassions de notre " complexe de Rapallo " qui, depuis des décennies, nous a fait confondre pacifisme et nationalisme allemands. Que, dans les années cinquante, le pacifisme allemand ait été vu comme pouvant faire le jeu de l'Union soviétique, on peut le comprendre. Mais la France post-gaullienne a raté le tournant des années soixante-dix. Pompidou a marqué une méfiance funeste vis-à-vis de Brandt ; Mitterrand a commis un contresens historique en soutenant l'installation des Pershing 2 : loin de lui en savoir gré, la coalition des chrétiens-démocrates et des libéraux — celle-là même dont Jacques Chirac souhaitait le retour, de manière un peu trop voyante au début de l'été — a mené la réunification sans consulter la France ; elle a empêché ses partenaires européens de prévenir, quand il en était encore temps, le conflit entre les nations yougoslaves ; elle a forcé la France à accepter un élargissement de l'Union européenne qui pourrait conduire à la remise en cause de la PAC et va empoisonner les relations franco-allemandes dans les années qui viennent, alors que les deux pays pourraient tant faire ensemble au service de la paix et de l'équilibre du monde.

La dernière leçon de ces élections, c'est l'absence de percée de l'extrême-droite. Paradoxe : tandis que les dirigeants américains ont sombré dans la violence impériale et tandis que les voisins occidentaux de l'Allemagne connaissent des poussées populistes, l'Allemagne apparaît comme une démocratie stable et raisonnable.

Alors, l'Allemagne — pacifique, méfiante vis-à-vis de la mondialisation et refusant les manipulations d'embryon — nouveau point d'ancrage de la raison occidentale ? L'Allemagne est un pays fragile, qu'il faut plutôt voir comme plus lente à se détacher des normes de l'après-guerre que ses voisins occidentaux. À nous de l'aider à sauver l'héritage de Konrad Adenauer et de Willy Brandt.