Jacques Garello a publié le 5 juin, dans le Figaro, un vibrant plaidoyer : il existerait une seule bonne réforme des retraites, qui consisterait à remplacer totalement la répartition par la capitalisation.

Sa thèse est développée plus en détail dans un ouvrage qu'il vient de publier avec Georges Lane [1]. Elle a également été exposée récemment avec brio par le réalisateur de la réforme chilienne [2]. D'autres libéraux, tels qu'Alain Madelin et l'auteur de ces lignes, estiment pourtant que la répartition est nécessaire et qu'il faut en conséquence réformer plutôt que supprimer les régimes qui la mettent en œuvre en dépit du bon sens [3].

Dans les pays développés, les pensions permettent aujourd'hui d'acquérir entre 10 et 15 % du PIB. En 2007, en France, il a été prélevé pour elles, presque exclusivement sur les revenus du travail, environ 240 Md€. Or les trois composantes de la valeur ajoutée sont les salaires (y compris toutes les cotisations sociales) pour 976 Md€ ; les revenus mixtes bruts (entrepreneurs individuels) pour 124 Md€ ; et l'excédent brut d'exploitation pour 534 Md€. Même si les revenus des entrepreneurs individuels n'étaient dus que pour moitié à leur travail, estimation très faible, on aurait 1038 Md€ pour la rémunération du travail, et 596 pour l'excédent brut d'exploitation, dont la moitié environ correspond à l'amortissement : il reste au plus 300 Md€ de revenus de capitaux susceptibles d'être imposés [4], distribués ou affectés à l'investissement net. S'il fallait en consacrer 240 aux retraites, la quasi totalité du capital devrait appartenir aux fonds de pension et organismes de ce genre : nous entrerions dans un véritable socialisme des fonds de pension, avec comme conséquence la quasi disparition de la propriété privée des logements et des petites entreprises, ainsi que de l'actionnariat individuel.

La capitalisation contre la propriété

On notera que la propriété privée, en particulier du logement, ainsi que de l'outil de travail de l'entrepreneur individuel (par exemple pour un agriculteur : la terre, les bâtiments d'exploitation et les machines) a constamment été défendue par la doctrine sociale de l'Église, aussi bien contre un capitalisme oligarchique (trop souvent, hélas, assimilé au libéralisme) que contre le communisme. Les raisons invoquées par Léon XIII pour développer l'esprit de propriété, notamment dans les masses populaires [5] restent valables : incitation au travail et à l'économie, prévention de la scission de la société en deux classes.

Il en va de même pour sa prise de position en faveur du patrimoine familial et de l'héritage [6], objectif d'ailleurs particulièrement cher aux Français (ceux-ci sont très réticents vis-à-vis des rentes viagères parce qu'elles amputent le patrimoine à transmettre à leurs enfants). Il faut avoir bien conscience, à cet égard, de ce que le remplacement de la répartition par la capitalisation aurait pour effet inéluctable la transformation quasiment complète du patrimoine familial (transmis des parents aux enfants) en une propriété strictement individuelle et viagère, non transmissible aux enfants lors du décès des parents.

Ainsi les libéraux partisans du tout capitalisation , si on suivait leurs conseils, seraient-ils responsables de la quasi disparition de la propriété privée et familiale. Ce rempart des libertés individuelles, également point d'ancrage patrimonial de la famille, aurait été sacrifié au mythe selon lequel la répartition, par nature, ne pourrait pas fonctionner convenablement, tandis que la capitalisation ferait à coup sûr des merveilles.

En réalité, si certains sont des monstres, en particulier nos régimes spéciaux (y compris celui des fonctionnaires) et celui de la Sécurité sociale, il existe des systèmes par répartition qui fonctionnent assez bien, comme les régimes complémentaires français et le régime de base suédois. Coté capitalisation, il en va de même : certaines formules ont donné des résultats catastrophiques – les grandes compagnies automobiles ou aériennes américaines ont été sinistrées parce qu'elles ont eu recours pour leurs employés à de la capitalisation mal organisée – tandis que d'autres fonctionnent correctement.

Pourquoi cela ? En capitalisation comme en répartition, les systèmes à prestations définies finissent généralement par se révéler être à spoliation et déception garanties, tandis que les systèmes à cotisations définies parviennent sans pressurer les actifs à fournir des pensions correctes aux personnes qui acceptent de ne pas prendre leur retraite trop précocement. Quand on prépare des rentes qui seront versées vingt, quarante et soixante ans plus tard, il est impossible de promettre sérieusement le montant de ces rentes – à moins de quitter la Terre pour une planète où rien ne change d'une année sur l'autre. Dès lors que l'avenir n'est écrit nulle part, promettre avec précision ce qui sera versé dans des décennies relève soit de l'inconscience, soit de l'abus de confiance.

Priorité à l'investissement

Mais au fait, comment peut-on préparer à trente ou quarante ans la rente que l'on percevra à soixante-dix et quatre-vingt ans ? La seule façon de procéder consiste à investir dans des facteurs de production : les investisseurs ont des droits sur la production en provenance de leurs investissements. Investir dans les infrastructures, les équipements et la technologie, bien sûr : c'est l'objet des fonds de pension. Mais aussi investir dans l'homme, dans les générations montantes – et c'est sur cet investissement, complémentaire du premier, que reposent les retraites par répartition.

En fait, il n'y a de retraites que par capitalisation : répartition est simplement le surnom des régimes fonctionnant grâce à l'investissement dans le capital humain. Deux circonstances expliquent pourquoi cela est si rarement compris : En faisant des cotisations versées dans les régimes par répartition l'acte créateur des droits à pension, la loi nous induit dramatiquement en erreur. Elle incite à assimiler ces cotisations, destinées à l'entretien des personnes âgées, aux cotisations versées aux fonds de pension pour qu'ils les investissent. On confond ainsi consommation et investissement. En bonne logique économique, dans un système dit par répartition, les droits à pension devraient être calculés au prorata des contributions apportées à l'entretien et à l'éducation des jeunes générations : ce sont ces contributions qui correspondent économiquement aux cotisations versées aux fonds de pension. En revanche, en répartition, les cotisations constituent une sorte de dividende versé par les actifs aux personnes ayant antérieurement investi dans leur formation. Elles n'ont absolument pas le même rôle économique que les cotisations versées aux formules d'épargne en vue de la retraite. Quand on voit des auteurs s'échiner à comparer la rentabilité des cotisations dans les deux systèmes, on ne peut que rire ou pleurer : c'est évidemment à la rentabilité de l'investissement dans le capital humain que doit être comparée celle de l'investissement dans le capital classique.

Certains répugnent à ce que l'on puisse envisager des droits sur le capital humain, des devoirs des actifs envers ceux qui les ont mis au monde, éduqués, entretenus, qui ont financé leur instruction et leur formation professionnelle, etc. Ils assimilent cette redevance (que les adultes ont depuis des millénaires versées à leurs aînés) à un impôt dont il faudrait se débarrasser. L'idée d'un échange entre générations successives les offusque. Toute forme de droit sur le capital humain leur paraît assimilable à de l'esclavage. C'est oublier un peu vite que la famille a su durant des millénaires, et sait encore dans de nombreuses parties du monde, organiser de façon acceptable un droit des anciens sur les actifs qu'ils ont élevés. Certes, l'intervention de l'État-providence comme organisateur des échanges entre générations successives comporte des risques d'atteintes aux libertés et à l'humanisme ; mais il faut être bien naïf pour croire que de tels risques n'existaient pas quand l'opérateur était la famille ou la tribu.Le premier point (constatant la confusion consommation/investissement) désigne un élément important de ce que devrait être une réforme des retraites par répartition : cesser d'attribuer des droits au prorata des cotisations versées pour les pensions des retraités ; prendre comme base les contributions à l'investissement dans la jeunesse.

Quant au second, il nous incite à poursuivre – mais pas hic et nunc – une passionnante discussion philosophique. Les droits de l'homme sur l'homme constituent un sujet de très haute importance, qui requiert peut-être de nouveaux développements de la doctrine sociale de l'Église.



*Jacques Bichot est économiste, professeur à l'Université Jean-Moulin (Lyon III).



[1] J. Garello et G. Lane, Futur des retraites et Retraites du futur, IREF et Contribuables associés, 2008.
[2] José Pinera, Le Taureau par les cornes ; comment résoudre la crise des retraites, Institut Charles Coquelin, 2008.
[3] Voir A. Madelin et J. Bichot, Quand les autruches prendront leur retraite, Seuil, 2003, et J. Bichot, Urgence retraites : petit traité de réanimation, Seuil, 2008.
[4] L'impôt sur les sociétés représente à lui seul 46 Md€ en 2007.
[5] Rerum novarum, titre du paragraphe 35.

 

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