Un cygne noir est un événement dont personne ne prévoit la survenance et dont les conséquences, s’il survient, sont d’une portée majeure.
A entendre les commentateurs depuis dimanche soir, le « télévangéliste » est déjà Président de la République, qu’on se le dise ! Lui-même s’est d’ailleurs comporté comme tel et on nous rabâche le scénario de 2002, sondages à la clé. A bien y regarder, c’est un peu plus compliqué qu’il n’y paraît et le résultat de dimanche dernier mérite une analyse sérieuse pour tenter de comprendre ce qui peut se passer maintenant, analyse que nous avions faite voici un mois avec un ami économiste dans un tout autre cadre mais qui s’applique parfaitement à notre sujet.
La situation de nos économies développées et notamment de la France est plutôt en voie d’amélioration depuis un an, avec de bonnes perspectives. On pourrait donc penser qu’il y a là de quoi calmer le débat entre « souverainistes » et « européens-mondialistes » ; or, celui-ci s’est amplifié comme jamais durant cette campagne, entre des candidats proposant des programmes que l’on pourra qualifier de « nationaux-socialistes ou communistes » (Le Pen, Mélenchon entre autres) et ceux qui nous invitaient à poursuivre dans la voie actuelle en l’infléchissant vers davantage de souveraineté (Fillon), de socialisme (Hamon) ou de libéralisme-libertarisme (Macron).
On peut légitimement s’interroger sur les raisons d’une telle fracture entre ces deux grands modèles de développement antagonistes pour ne pas dire plus ! En fait, la question n’est pas économique, mais sociologique. Le problème vient du fait que les dirigeants politiques actuels de nos démocraties, qui n’ont pas compris ni intégré la révolution numérique dans les bouleversements qu’elle induit, voient encore au sein de nos sociétés une fracture entre riches et pauvres, qui concentre toute leur attention, quand ils ignorent la véritable fracture actuelle, celle qui explique notamment les surprises que nos démocraties ont connues lors du référendum sur le Brexit et de l’élection présidentielle américaine. Cette nouvelle fracture, c’est celle qui oppose les « globaux » aux « locaux », comme le soulignait Alain Finkielkraut.
Les premiers, les « globaux », ont initié cette révolution industrielle, rejoints par tous ceux qui y ont contribué et en ont bénéficié : la culture de la mondialisation propagée par les grandes entreprises qui ont su faire du monde leur terrain de jeu, a progressivement provoqué l’émergence d’instances et d’alliances internationales dont le but était d’assurer une concurrence parfaite entre les acteurs de cette économie mondialisée, par-dessus les Etats-Nations devenus des empêcheurs de tourner en rond (comme les traités commerciaux TAFTA et CETA). Cette situation a été particulièrement marquée en France où les dirigeants politiques nationaux se sont laissé imposer cette culture et on le voit bien dans les conséquences de la construction même de l’Union prolongée par celle de l’Euro. Ce faisant, ils ont alors trahi consciemment ou non les seconds, les « locaux », qui au sein de la Nation, n’ont pas réussi à passer du côté de la mondialisation mais, plus grave encore, n’en ont subi que les conséquences les plus néfastes : L’ouverture de l’Europe à la mondialisation avec le choc frontal de la concurrence des pays émergents ; l’intégration progressive de critères de rentabilité dans les services publics conduisant les gouvernements à les supprimer progressivement là où ces critères n’étaient plus constatés, au détriment des populations locales ; la désertion de ces zones par l’économie marchande qui s’en est suivie et ses conséquences sociales. Autrement dit, quand une fraction de la population bénéficiait de cette accélération de l’Histoire, la majorité la subissait et se retrouvait piégée par elle tant en termes de qualité que de niveau de vie car aujourd’hui, c’est bien une majorité de la population qui se range malgré elle dans la catégorie des « locaux ». Au sein de celle-ci, les plus faibles ont vu baisser leur pouvoir d’achat quand celui des plus riches parmi les « globaux » explosait !
Or, cette population des « locaux » ne croit plus dans le discours des dirigeants quand ils lui expliquent que quitter le système mondialisé provoquera sa ruine, au contraire, et le Brexit en est le témoignage comme, d’une autre façon, l’élection de Donald Trump. Une des raisons de cette défiance réside dans le fait que les bénéficiaires de la mondialisation, car il y en a beaucoup, ont été les populations des pays émergents et non la population « locale » de nos pays développés. Du coup, le discours des « globaux », quand ils vantent les mérites, réels, de la mondialisation, n’est plus audible par les « locaux ». L’échec de François Fillon est la cruelle illustration de ce phénomène, malgré la volonté clairement affirmée dans son programme de réintégrer les « locaux » dans le modèle par le biais de ses réformes et d’un retour à la prospérité. Mais ce phénomène qui a conduit à l’élimination de François Fillon devrait jouer tout autant sinon davantage contre Emmanuel Macron et il est donc permis de douter, fortement, de sa prochaine victoire, les mêmes causes produisant les mêmes effets et le candidat « En Marche » incarnant en outre la quintessence de ce modèle que rejettent les « locaux ».
Or, ces derniers sont devenus majoritaires dimanche, si l’on totalise les voix de tous les candidats rejetant le modèle libéral et européen, qu’ils prônent ou non la sortie immédiate de l’Europe et de l’Euro. A partir de ces résultats, et à la lumière de cette analyse sociologique de l’électorat, on peut tenter d’imaginer le comportement des électeurs des différents candidats éliminés dimanche dernier, lors du second tour de la présidentielle. - Les électeurs de François Fillon, très remontés contre ce système politico-médiatique qui leur a « volé » leur élection, pourraient bien s’abstenir ou voter blanc – ce qui revient au même électoralement - pour la moitié d’entre eux, l’autre moitié se répartissant entre un vote en faveur d’Emmanuel Macron – 20 % des électeurs de FF au 1er tour - et en faveur de Marine Le Pen – 30 % des mêmes électeurs du 1er tour. - Les électeurs de Jean Luc Mélenchon devraient eux aussi s’abstenir ou voter blanc à 50 % d’entre eux, 10 % votant Macron et 40 % votant Marine Le Pen – correspondant à cette fraction de l’électorat ouvrier que Mélenchon lui a siphonnée au 1er tour. - Les électeurs de Benoît Hamon devraient voter à 70 % d’entre eux en faveur de Macron, mais on peut penser que 30 % d’entre eux, socialistes historiques, pourraient s’abstenir ou voter blanc, sanctionnant ainsi la trahison des grands élus du PS. Pour les électeurs d’extrême gauche, on peut penser qu’il n’y aura aucun report sur Emmanuel Macron, qui incarne l’oligarchie financière et technocratique qu’ils haïssent. - Les électeurs de Nathalie Arthaud devraient donc se répartir entre l’abstention et, à la marge, le vote Marine Le Pen (10 %). - Ceux de Philippe Poutou idem. En revanche, pour les électeurs des candidats de la droite souverainiste, le vote Le Pen devrait être plus significatif : - Les électeurs de Nicolas Dupont-Aignan pourraient se répartir entre 50 % d’abstention ou vote blanc et 50 % de vote en faveur de Marine Le Pen. - Les électeurs de François Asselineau également. - Ceux de Jacques Cheminade idem. Enfin, les électeurs de Jean Lassalle, moins marqués politiquement, pourraient se répartir entre 50 % d’abstention, 25 % en faveur de Macron (les vrais centristes) et 25 % en faveur de Marine Le Pen.
L’idée qui préside à ces projections de report de voix est que nombre des électeurs des candidats éliminés au 1er tour pensent qu’ils n’ont de toute façon plus rien à perdre – ce que Jean Lassalle a bien stigmatisé dans son livre relatant son tour de France à pied - et que l’élection de Marine Le Pen provoquera sans doute une crise politique majeure, souhaitée par beaucoup qui jugent notre système à bout de souffle, ce qui n’est pas faux. C’est donc le vote « après moi le déluge », ou la vengeance de l’électorat sur les élites (cf. le Brexit) ! Sur la base du nombre de voix recueilli par chacun de ces candidats et du total des abstentions et des votes blancs et nuls lors du 1er tour, auxquels on applique ces pourcentages de reports de voix ou de nouvelles abstentions, le résultat du second tour donnerait :
- Total des électeurs inscrits : 46.316.165
- Total des abstentions, blancs et nuls : 20.292.024 soit un taux de 43 ,81 % (1)
- Total des suffrages exprimés : 26.024.141
- Marine Le Pen : 13.794.389 voix soit 53,01 %
- Emmanuel Macron : 12.229.752 voix soit 46,99 % (1) Contre 23,35 % au 1er tour
Bien entendu, ces chiffres incluent pour Marine Le Pen et Emmanuel Macron le report à 100 % en leur faveur des voix qu’ils ont obtenues au 1er tour. Beaucoup de choses peuvent évidemment se produire d’ici au 7 mai et ce ne sont que des hypothèses, mais les résultats du 1er tour ont toutefois montré que le vote des « locaux » était désormais majoritaire ; par quel miracle ne le serait-il pas au second ? Par ailleurs, l’appel des dirigeants de tous bords à un « front républicain » contre Marine Le Pen semble assez contreproductif, le « vote FN » étant dédiabolisé aujourd’hui. Enfin, les positions très libertaires du candidat « En Marche » sur les grands sujets de société peuvent crisper l’électorat de droite et du centre, voire une partie de la gauche ouvrière et paysanne, redoutant le multiculturalisme, les communautarismes et notamment l’Islam radical et la déconstruction des repères de notre société. Dans ce sens, le discours et le comportement d’Emmanuel Macron de dimanche soir ne va certainement pas inciter les électeurs non représentés au 2ème tour à lui apporter leurs suffrages. De surcroît, les messages de félicitations en provenance des démocrates américains (le clan Clinton) et des dirigeants allemands (Schauble et Gabriel) lundi matin sont venus enfoncer le clou de la mondialisation triomphante dans le costume du candidat « En Marche » ! Les certitudes pour ne pas dire l’arrogance qui semblent habiter nos médias et la plupart des dirigeants depuis ce 23 avril pourraient donc bien leur tomber des yeux comme les écailles de ceux de Saint Paul le 7 mai prochain, le « cygne noir » tant redouté leur apparaissant alors dans la beauté fatale de son éclosion ! Emmanuel Macron confiait au JDD en février dernier : « il faut osciller entre humilité et arrogance ; si vous tombez d’un côté, vous devenez soit inefficace soit dangereux ».
Ce à quoi on peut faire répondre Paul Valéry : « Le plus farouche orgueil nait surtout à l’occasion d’une impuissance » !