Être libéral selon la Constitution française, c'est être attaché à la liberté en général, et à toute liberté en particulier dès lors qu'elle ne s'exerce pas au détriment d'autrui.

La Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789, texte à valeur constitutionnelle, fait de ce libéralisme un principe de base en lui consacrant deux articles, le 4 et le 5. Ces quelques lignes, admirables de clarté, de concision et d'élégance, indiquent le sens précis que la République donne au mot liberté quand nous l'apercevons au fronton d'un édifice public. Relisons-les :

Article 4
La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. Ainsi, l'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi.
Article 5
La loi n'a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société. Tout ce qui n'est pas défendu par la loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu'elle n'ordonne pas.

Au fil des questions prioritaires de constitutionnalité , le Conseil constitutionnel sera probablement amené à se référer assez souvent à ces deux articles, car la loi française (elle n'est pas la seule ! mais le juge constitutionnel français n'a pas autorité sur les autres) enfreint souvent leur lettre et leur esprit. Prenons-en trois exemples.
Les terrains constructibles
La semaine dernière, des indications en provenance du réseau d'agences immobilières Century 21, de la fédération d'agences Fnaim, et des notaires, ont montré que la baisse des prix immobiliers était désormais de l'histoire ancienne. Deux mois plus tôt, l'Insee avait déjà indiqué une inflexion des prix des logements anciens dès le premier trimestre 2009 [1]. Autrement dit, la correction qui a eu lieu en 2008 après dix années de forte hausse a été brève et, de ce fait, modeste : l'indice Notaires-Insee des prix des logements anciens, passé de 83 à 207 entre 1998 et fin 2007, n'est redescendu qu'à 188 (au 2e trimestre 2009) avant de reprendre sa progression. Certains anciens propriétaires se sont prodigieusement enrichis, au détriment des nouveaux accédants à la propriété – principalement des jeunes ménages. D'où vient cette valorisation excessive des biens immobiliers ?
La baisse des taux du crédit immobilier, liée à celle des taux du marché monétaire, a joué un rôle sur la période récente : comme l'écrivait François Vidal, la capacité d'emprunt des candidats à l'achat s'en trouve dopée [2] . Mais le facteur principal reste la rareté des terrains à bâtir.
Cette pénurie n'a rien de physique : des pays comme l'Allemagne, la Grande-Bretagne, les Pays-Bas, qui disposent de deux à trois fois moins de superficie par habitant que la France, sont dans une moins mauvaise situation ! La rareté des terrains constructibles en France provient principalement des règles d'urbanisme, dont le principe est en schématisant le suivant : toute construction est a priori interdite, sauf si les pouvoirs publics locaux en décident autrement. La liberté de construire sauf si cela nuit à autrui a beau découler immédiatement du principe constitutionnel de liberté, elle est réduite quasiment à néant par la législation et la réglementation. Les propriétaires fonciers sont pour la plupart empêchés de vendre leur terre (souvent agricole, ou classée telle) à des personnes désireuses d'y édifier des locaux d'habitation, alors même que cette construction, et la vente qui la rendrait possible, n'auraient rien de nuisible à la société , bien au contraire puisqu'elles permettraient aux jeunes ménages de se loger sans avoir à se saigner aux quatre veines.
La démonstration de ce qui précède, trop longue pour être synthétisée dans ce bref article, a été faite par Christian Julienne dans plusieurs ouvrages [3] : que le lecteur curieux veuille bien s'y référer, il ne perdra pas son temps ! Il ne s'agit naturellement pas de défendre une liberté de construire n'importe quoi n'importe où : ce qui ferait du tort à autrui doit être prohibé. Mais on ne peut pas considérer comme nuisible toute utilisation de terre cultivable pour y installer les maisons avec jardins [4], les voies de communication et les infrastructures qui rendent la vie agréable, sauf lorsqu'il s'agit d'une décision – et, parfois, d'une lubie – politico-administrative : cela contristerait seulement quelques idéologues désireux de réserver toute la surface disponible à des cultures bio ayant un très faible rendement à l'hectare, et certains édiles locaux dont le pouvoir et l'aptitude à trouver des arrangements en faveur d'intérêts particuliers sont renforcés par la distribution au compte-goutte des permis de construire.
La dépendance
Ce sujet doit être traité après les retraites par le gouvernement et le législateur. Un député, Valérie Rosso-Debord, épaulé par une mission d'information , a rédigé un rapport d'information sur la prise en charge des personnes âgées dépendantes [5] . Sa proposition phare (n° 12) est la suivante : Rendre obligatoire dès l'âge de 50 ans la souscription d'une assurance perte d'autonomie liée à l'âge et assurer son universalité progressive par la mutualisation des cotisations et la création d'un fonds de garantie. Il y a une chance notable qu'elle serve de base au projet gouvernemental.
L'obligation de s'assurer existe dans de nombreux domaines, souvent à juste titre : il convient par exemple que la liberté de circuler en voiture ne débouche pas sur des dommages causés à autrui qui, du fait de l'insolvabilité du conducteur, ne seraient pas indemnisés, ou le seraient par la solidarité nationale , c'est-à-dire en puisant dans le portefeuille de tous les contribuables. Mais le cas de la dépendance est-il analogue à celui de la responsabilité civile d'un conducteur qui a provoqué un accident ?
La perte d'autonomie liée à l'âge n'est pas un tort fait à autrui. La personne devenue dépendante a souvent besoin de moyens supplémentaires pour vivre correctement, mais il ne s'agit pas là de quelque chose de différent du besoin qu'elle a eu d'un revenu de substitution à partir du moment où elle a cessé de travailler. Le jeune retraité , qui peut en fait continuer à travailler professionnellement, pourrait se contenter d'une pension moindre que ce qui lui sera nécessaire lorsque ses capacités auront commencé à décliner, sans qu'il ait pour autant besoin d'une tierce personne. Puis, devenu dépendant de l'aide d'un ou plusieurs professionnels, ses besoins pécuniaires deviendront encore plus élevés. Tout cela ne relève pas d'une problématique nuire à autrui quand on perd son autonomie , mais d'une modulation intelligente des pensions de retraite.
On ne voit donc pas ce qui pourrait justifier le recours à une obligation d'assurance-dépendance pour résoudre un problème qui relève typiquement de la réforme des retraites. L'honorable parlementaire s'est laissé contaminer par le mépris dans lequel trop de nos dirigeants tiennent les articles 4 et 5 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen : dès qu'un problème surgit sur le devant de la scène, ces fléaux de la liberté sortent, sinon leur revolver, du moins l'imposition par le législateur d'une obligation que seule justifie leur incapacité à analyser correctement le problème en question. La création de contraintes nouvelles est devenu un réflexe de Pavlov de la classe politique dans son ensemble, droite et gauche confondues.
En l'espèce, pourquoi ce refus de situer le problème de la perte d'autonomie liée à l'âge dans le cadre naturel qui est le sien, celui de la retraite ? Par manque de courage. Car si la couverture de base [6] de la dépendance des personnes âgées était conçue comme une modalité des retraites par répartition, un choix s'imposerait : ou bien augmenter les prélèvements sur les actifs, ou bien accélérer la réforme des retraites de telle manière que l'on puisse, sans augmenter les taux de prélèvement, organiser les majorations requises en faveur des retraités dépendants. Séparer les deux domaines, c'est diviser non pour régner mais pour échapper aux responsabilités du pouvoir (notamment gouverner, c'est choisir ).
Le rapport Rosso-Debord parle de 30 euros par mois à verser à une compagnie d'assurance ou à une mutuelle à partir de 60 ans pour obtenir une rente de 1 000 euros en cas de dépendance. De quoi s'agit-il sinon d'une façon déguisée de diminuer la pension des retraités bien portant pour augmenter celle de leurs congénères dépendants ? Or cette dissimulation a un prix : l'intervention d'organismes extérieurs, qui vont devoir encaisser des cotisations minimes, ce qui coûtera cher, et tenir des dossiers faisant double emploi avec ceux des caisses de retraite. En somme, on aura trouvé le moyen de faire faire par deux personnes ce qui pouvait l'être par une seule : c'est de cette manière-là que l'on diminue la productivité globale de l'entreprise France, que l'on gaspille en frais administratifs inutiles des ressources qui pourraient être utilisées pour accroître le bien-être.
Certes, tout le monde n'y perdra pas : les assureurs effectueront un travail supplémentaire, et percevront les rémunérations afférentes, mais ce sera au détriment du bien commun, puisque ce travail est superfétatoire. Obliger les gens à payer des services d'assurance sans utilité parce que nos dirigeants manquent de l'intelligence et du courage nécessaires pour mettre en place une couverture dépendance aussi efficace, moins onéreuse et respectant davantage les intérêts légitimes des générations montantes, tel sera le comportement des pouvoirs publics français s'ils souscrivent à la douzième proposition du rapport cité.
Mon professeur de philo, quand j'étais en terminale, nous disait : Si l'on vous offre un bon salaire pour fabriquer des cocottes en papier, refusez. Il nous proposait ce disant un précepte moral de la plus haute importance : il n'est pas digne d'un homme libre et responsable de gagner de l'argent en effectuant une tâche inutile, car cet argent est nécessairement volé à autrui. J'espère que les responsables d'organismes d'assurance, qu'ils soient mutualistes ou capitalistes, auront eu un professeur de philo comme le mien.
Ce qu'il faudrait, c'est engager l'unification de nos régimes de retraite, et utiliser une partie du personnel rendu disponible par la suppression des tâches inutiles effectuées aujourd'hui par des organismes superposés pour effectuer le suivi personnalisé dont les retraités ont besoin quand ils avancent en âge, et particulièrement quand leur autonomie commence à décliner. Débureaucratiser le service public des retraites, voilà qui serait plus digne d'amis de la liberté que d'adjoindre à une bureaucratie publique conservée en l'état une bureaucratie supplémentaire, privée, payée par de nouveaux prélèvements obligatoires que l'on aura simplement renommés primes d'assurance .
Les retraites
Nous avons déjà déploré, sur ce site et ailleurs [7], le choix qui a été fait par le gouvernement d'interdire la liquidation des pensions avant 62 ans, au lieu d'instaurer des coefficients actuariels rendant l'équilibre budgétaire des caisses de retraite insensible à la décision prise par chaque assuré social. Revenons un instant sur ce sujet en analysant plus avant son rapport avec le principe constitutionnel de liberté des citoyens.
Permettre à des assurés sociaux de liquider leur pension à 60 ans aux mêmes conditions qu'à 62 serait autoriser des actions nuisibles à la société , puisque ce faisant ils accapareraient des ressources au détriment des autres assurés sociaux, ou contribueraient au déficit du régime, donc à l'endettement public, donc au fardeau pesant sur les générations montantes. En revanche, l'existence de coefficients actuariels permet de laisser chacun libre de ses choix : partir à 60 ou à 62 ans (ou à 55, ou à 70 ...) ne lèse personne, ces coefficients étant calculés précisément dans ce but.
Expliquons-nous. Supposons que quelqu'un ait droit à percevoir au total 400 000 euros de pensions, et que l'espérance de vie à 60 ans soit 25 ans : s'il liquide à cet âge, il a droit à 1 333 € par mois ; s'il attend 62 ans, les 400 000 € sont à répartir sur 23 ans, et non plus sur 25, donc il peut sans léser personne toucher chaque mois 1 449 €. Et en attendant 70 ans, il atteindrait 2 222 € par mois. Cela sans compter les droits supplémentaires qu'il pourrait acquérir (en continuant à travailler) entre 60 et 62 ou 70 ans. Les coefficients actuariels correspondant à cet exemple seraient 1 à 62 ans, 1,53 à 70 ans, et 0,92 à 60 ans.
Les calculs effectués par les actuaires pour déterminer les coefficients actuariels sont plus complexes que ceux présentés dans cet exemple simplifié, mais le principe de la neutralité actuarielle est facile à comprendre : elle constitue le moyen d'étendre les libertés admissibles en matière de choix de l'âge auquel liquider sa pension, c'est à dire celles dont l'usage ne cause aucun tort à autrui. Un gouvernement libéral se caractérise par l'adoption de solutions techniques qui ouvrent l'éventail des choix admissibles en toute équité, sans mettre en péril l'équilibre financier. Un gouvernement dirigiste opte au contraire pour des dispositions qui, pour arriver (espère-t-il) à cet équilibre, mettent en œuvre des contraintes, des obligations en réalité inutiles.
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Le dirigisme peut correspondre soit au caractère limité des capacités d'analyse et de synthèse des dirigeants quand leur carrière politique ne dépend pas directement de leur agilité intellectuelle [8], soit au plaisir que certains peuvent ressentir en restreignant les libertés individuelles. Quelle est la dominante dans les trois cas de dirigisme passés ci-dessus en revue ? Sans être inexistant, le plaisir pervers de la domination n'est probablement pas la cause principale. En revanche, une sorte d'indifférence de la majorité des hommes politiques français à l'égard de la liberté des citoyens explique conjointement avec la faiblesse de leur aptitude à la recherche de solutions intelligentes au service de l'intérêt général la fréquence du choix des solutions les plus simplistes [9], celles auxquelles on arrive sans trop se creuser la cervelle, et qui sont généralement les plus dirigistes.
*Jacques Bichot est professeur émérite à l'université Lyon 3, vice-président de l'association des économistes catholiques.
[1] Prix des logements anciens. Insee Première, n° 1297, mai 2010.
[2] Les Echos, 7 juillet 2010.
[3] Dernier en date : Comprendre la crise du logement, Les Belles Lettres, 2009.
[4] Celles-ci restent la formule préférée des Français : malgré leur prix plus élevé, il y a eu de juin 2009 à mai 2010 inclusivement 223 000 logements individuels construits en France pour 161 000 appartements (Commissariat Général au développement durable, Chiffres et statistiques, n° 126, juin 2010).
[5] Enregistré le 23 juin 2010, disponible sur le site de l'Assemblée, (128 p.).
[6] Bien entendu, chacun doit être libre de se procurer une couverture complémentaire, via l'épargne individuelle ou par le truchement d'une assurance spécifique.
[7] Voir en particulier Retraites, une réforme paternaliste , la Croix du 8 juillet 2010
[8] Autrement dit, comme beaucoup d'hommes les politiciens développent davantage la forme d'intelligence qui leur est utile à eux personnellement que celle qui serait utile au bien commun. La parabole de l'intendant infidèle (Lc, 16, 1-8), si peu avisé quand il s'agissait de gérer le patrimoine de son maître, mais si astucieux (au détriment de celui-ci) dès lors qu'il lui fallut défendre ses propres intérêts, correspond fort bien à cette situation : l'intelligence vient plus facilement à cette partie de nous-mêmes qui est enfant de ce monde qu'à cette autre partie qui est enfant de lumière .
[9] Je ne dis pas les plus simples ! Comme tout ce qui provient d'une analyse simpliste, le résultat obtenu par empilement de mesures mal conçues et non harmonisées est souvent effroyablement compliqué.
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