Il est difficile de savoir à l'avance ce que le pape François dira aux chefs d'État européens qui seront à Rome à la fin de cette semaine pour fêter le 60ème anniversaire du traité de Rome.
On peut cependant espérer que le Saint Père saura aller au-delà d'un certain nombre de lieux communs véhiculés depuis des années dès qu'il est question de l'Eglise et de l'Europe, et qui sont trompeurs.
D'abord sur la position de l'Eglise catholique elle-même. Il existe des institutions ecclésiastiques qui sont très favorables au processus de construction européenne : la Conférence des évêques de France n'est pas la moindre ; elle ne manque pas une occasion d'exprimer son soutien à l'Europe de Bruxelles. Ensuite le Conseil des conférences épiscopales d'Europe dont les positions sont analogues. Pourtant, cela ne se sait pas assez, leurs options ne reflètent pas celle du Saint-Siège, beaucoup plus réservé. Le pape Jean-Paul II, pendant les 27 années de son pontificat, a maintenu sur ce sujet une ligne claire et cohérente : le Saint-Siège soutient tout effort de coopération entre les peuples d'Europe sans se prononcer sur leur expression institutionnelle. Si Pie XII avait paru encourager les débuts de la construction européenne, c'était d'abord dans l'optique de la guerre froide, dans le souci de contenir l'Union soviétique, alors au faîte de son agressivité. Depuis, les choses ont évolué. L'affaire Buttiglione en 2002, ce candidat à un poste de commissaire européen, proche du Vatican, recalé en raison de son attachement à la doctrine de l'Eglise catholique sur les sujets sociétaux, n'a rien fait pour rehausser la cote de Bruxelles à Rome.
Un projet pas si catholique qu'on dit
Il convient aussi de relativiser le mythe d'une Europe, grand projet chrétien, cofondé par les "Pères de l'Europe": Schuman, De Gasperi et Adenauer, tous trois catholiques fervents. Les tenants de cette vision voient le projet de Bruxelles comme une sorte de grande cathédrale tendant en quelque sorte à reconstituer la chrétienté du Moyen-âge. Cette vision, il faut bien le dire, plait davantage en terre germanique (d'où étaient issus les trois fondateurs évoqués) que française. La réalité est moins simple. Adenauer et De Gasperi étaient tous deux des patriotes placés à la tête de deux pays, l'Allemagne et l'Italie, défaits, ruinés et déshonorés. Leur souci était de reconstruire leur pays et aussi de le réintroduire dans le concert international. Le projet de construction européenne en fut pour eux l'occasion. Quant à Robert Schuman, dont l'envergure réelle ne doit pas être surestimée et qui avait voté les pleins pouvoirs au maréchal Pétain, il était, comme ministre des affaires étrangères de la France, très proche de Jean Monnet, lui-même en cheville avec l'ambassade des Etats-Unis. La fameuse déclaration Schuman du 9 mai 1950 a été préparée par Monnet en liaison étroite avec les Américains ; la levée du secret sur les archives diplomatiques américaines le montre.
Au demeurant, les premières initiatives européennes de la fin des années quarante n'aboutirent à rien (hors le Conseil de l'Europe qui suit une autre démarche) : la CECA a disparu avec la récession des secteurs du charbon et de l'acier en Europe, la CED (Communauté européenne de défense) est mort-née du fait du refus de la France d'avaliser le réarmement allemand qu'elle impliquait.
Le vrai démarrage de la construction européenne fut le traité de Rome de 1957. Il a constitué la base de ce qui est aujourd'hui l'Union européenne. Mais il s'en fallut de peu qu'il ait lui aussi avorté. Sa principale composante était le marché commun agricole qui instituait une protection commune des productions des six pays fondateurs. Les Etats-Unis, pourtant favorables à la construction européenne, tentèrent de le vider de sa substance pour que leurs produits continuent à entrer en Europe massivement. Il ne fut sauvé que par l'obstination du général de Gaulle qui, certes ne voulait pas, comme Jean Monnet, d'une Europe supranationale abolissant les nations mais souhaitait une coopération économique et même politique (plan Fouché). Aujourd'hui le marché commun agricole a perdu de sa substance, du fait des accords de l'OMC ; il a été remplacé, pour le meilleur et pour le pire, dans sa fonction fédératrice par la monnaie unique. L'Euratom signé en 1957 n'est non plus jamais sorti des limbes. Compte tenu de son rôle central, le général de Gaulle était considéré par l'archiduc Otto de Habsbourg comme un des Pères de l'Europe.
Des trois fondateurs précités, seul Adenauer a participé à la négociation du traité de Rome, De Gasperi était mort et Schuman n'était plus aux affaires.
Il faut aussi dire qu'aux origines du processus européen , en particulier du traité de Rome, aux côtés des démocrates-chrétiens, ont joué un rôle au moins aussi important des laïques[1], socialistes, sociaux -démocrates ou radicaux, tels Guy Mollet, Christian Pineau, Maurice Faure, Paul-Henri Spaak ou encore Jean Monnet lui-même. Plus tard, Pietro Nenni. La franc-maçonnerie a poussé très fort en faveur de la construction européenne.
L'Europe contre la paix
Troisième erreur à éviter : l'Europe de Bruxelles, facteur de paix. Il faut renverser la causalité. C'est parce que l'Europe vivait en paix depuis plus de dix ans que la construction européenne a été rendue possible et non pas l'inverse.
La paix en a-t-elle été renforcée ? Au début, peut-être, mais sûrement pas aujourd'hui.
Le grand acte de réconciliation de l'après-guerre fut le traité franco-allemand du 23 janvier 1963, conclu entre Charles de Gaulle et Konrad Adenauer : Jean Monnet tenta de le saboter car il n'entrait pas dans la logique des traités européens.
Depuis le traité de Maastricht (1992), l'Union européenne est organiquement liée à l'OTAN, organisation militaire et donc coresponsable des initiatives de celle-ci. Bruxelles est directement impliquée dans les conflits armés qui se sont produits sur le continent européen depuis près de 30 ans. D'abord la guerre de Yougoslavie, déclenchée en 1999 où 13 pays, Etats-Unis en tête, se sont jetés sur la petite Serbie pour la bombarder sans mandat des Nations-Unies. Le prétexte en était la mort de 14 civils (ou partisans ?) dans le village de Raçak (Kosovo), mais en fait cette opération avait été décidée six mois avant : le bilan, 5 000 victimes presque toutes civiles. Le pape Jean-Paul II avait condamné cette guerre dès le départ.
Puis vint la guerre d'Ukraine où Bruxelles est plus directement impliquée : l'Union européenne a voulu à toute force signer un traité d'association avec Kiev, prélude d'une adhésion de l'Ukraine à l'UE et à l'OTAN. Le gouvernement légitime ne le voulant pas, les Etats-Unis ont organisé avec de fortes complicités en Europe ce que l'ancien président de la République Giscard d'Estaing a appelé le coup d'Etat de la place Maidan (21 février 2014) qui visait à sortir entièrement ce pays de l'orbite russe. La Russie a réagi en soutenant les séparatistes ukrainiens russophones de l'Est et en annexant la Crimée.
Les sanctions européennes imposées ensuite à la Russie apparaissent à la fois néfastes et dangereuses. Leur effet le plus sûr est d’enfoncer un coin durable entre l’Union européenne et la Russie qui aurait dû être son partenaire naturel. C’était d'ailleurs le principal objectif de Washington, ouvertement affiché par quelqu'un comme Brezinski.
Mais d'autres dangers encore plus graves résultent de cette animosité avec la Russie dans laquelle l'Union européenne a été entrainée. Un homme aussi pondéré que Helmut Schmidt est allé jusqu'à évoquer le risque d’une troisième Guerre mondiale. Et l'ancien chancelier allemand n'a pas eu de mots assez sévères pour fustiger dans cette affaire la commission européenne: il n'hésite pas à dire que Bruxelles a "une part de responsabilité dans l'aggravation de la crise ukrainienne". Dénonçant la tentative de la commission européenne d'intégrer l'Ukraine et la Géorgie, il s'emporte contre les bureaucrates qui "comprennent trop peu la politique étrangère". "Ils placent l'Ukraine devant le soi-disant choix de se décider entre l'Est et l'Ouest", estime-t-il. Bruxelles "se mêle trop de politique étrangère, alors que la plupart des commissaires européens la comprennent à peine"[2]
C'est encore le cas avec la guerre de Syrie où l'OTAN et ses composantes (EU, France, Royaume-Uni, Allemagne, Italie, Pays-Bas, Danemark) ont apporté pendant cinq ans une aide militaire aux djihadistes qui tentaient de renverser le président Assad. Cette action les rend complices du massacre et de l'exode des chrétiens d’Orient.
L'Union européenne en tant que telle n'est pas directement impliquée sur le plan militaire mais elle relaie activement la propagande d'une violence inouïe menée contre Assad et ses soutiens - à commencer par la Russie. Surtout, elle a décidé en 2012 d'imposer des sanctions très dures à la Syrie, sanctions qui interdisent les liaisons aériennes, les transactions bancaires et par là l'approvisionnement à partir de l'Europe alimentaire et pharmaceutique. Ce ne sont pas les dirigeants qui en souffrent mais le peuple et en bien des endroits, il en souffre plus que de la guerre elle-même. Ces sanctions sont levées dès que le territoire est repris par les djihadistes (pour lesquels l'UE a aussi levé l'embargo sur les armes). C'est la misère causée par les sanctions économiques qui a précipité de centaines de milliers de Syriens sur les routes de l'Europe.
L'anniversaire du traité de Rome pourrait être l'occasion pour le Saint Père de demander la levée immédiate de ces sanctions inhumaines par lesquelles l'Europe se déshonore et qui pourraient être reconduites après le 1er juin 2017.
Il y a bien d'autres sujets sur lesquels l'Union européenne n'est pas à la hauteur des attentes ! L'économie : le marché unique et la monnaie unique semblent n'avoir apporté que la récession et le chômage, selon des mécanismes que plusieurs Prix Nobel ont mis en évidence. La démographie : Bruxelles ne veut pas entendre parler du déclin démographique de l’Europe, car cela l'amènerait à promouvoir la famille, ce que rejettent les lobbies féministes dominants au point que Bruxelles semble être devenu le sanctuaire de la "culture de mort». La démocratie : le refus sourd de la mécanique européenne parmi les peuples a conduit les dirigeants à s'asseoir sur les résultats des référendums nationaux successifs, tous défavorables à la construction européenne : "il ne saurait y avoir de choix démocratique contre les traités européens" (Jean-Claude Juncker[3]). Un climat d'intolérance à l'égard de mouvements dits "populistes" qui contestent cette entreprise, se répand sur tout le continent. Mais c'est par rapport à l'objectif de la paix que l'Union européenne est le plus gravement en contradiction avec ses promesses. Au rebours de l'esprit des Pères fondateurs elle pourrait être aujourd'hui le principal facteur de guerre sur le continent.
[1] Laïque n'est pas ici le féminin de laïc. Un laïc est un fidèle non clerc, un laïque estun partisan de la laïcité souvent extérieur aux Eglises.
[2] Entretien - Bild 16 mai 2014
[3] Déclaration du 29 janvier 2015
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