Philippe Pouzoulet. L'analyse que Georges Berthu fait du projet de "Constitution" européenne est très révélatrice de la ligne de fracture qui démarque aujourd'hui le courant souverainiste et qui, je le crains pour M.

Berthu, condamne ce courant à un stérile isolement :

 

1. Primauté de la constitution ? Mais la primauté est consubstantielle à toute la construction communautaire pratiquement depuis l'origine. Rejeter le principe de primauté revient donc à rejeter, non pas la seule constitution européenne à venir, mais tout ce qui s'est fait depuis cinquante ans.

 

2. Super-État européen ? Mais il n'y a pas même d'État européen ! Pas de peuple européen, mais des peuples européens ; pas de territoire européen, mais un territoire communautaire où s'applique au cas par cas des règles communautaires, pas de gouvernement européen mais une Commission qui n'est pas encore tout à fait un exécutif, et des gouvernements européens qui délibèrent au sein du Conseil européen et des conseils de l'Union européenne. Toute la construction européenne est subsidiaire par rapport aux États-nations qui sont et resteront le substrat de la "fédération d'États-nations". Personnellement, j'aurais d'ailleurs préféré qu'on parle de "communauté d'États-nations" car le terme de communauté résume infiniment mieux ce qui a été édifié en Europe depuis la déclaration Schuman.

 

3. Supra-nationalité ? Mais elle existe elle aussi depuis l'origine par le fait même de certaines institutions telles que la Commission, la Cour, le Parlement européen et désormais la Banque centrale européenne ! On ne peut oublier que le peuple français s'est prononcé par référendum en 1992 et que l'entrée en vigueur du traité de Maastricht a clairement signifié la direction choisie pour l'avenir. Bref, la constitution européenne adapte aux nouvelles réalités d'une Union européenne à plus de vingt membres le dispositif originel plus qu'elle ne le bouleverse dans un sens "fédéral".

 

4. Irréversibilité ? Mais c'est au contraire une qualité de la construction européenne que de se présenter comme irréversible, envers et contre toutes les tentatives de "démantèlement". M. Berthu ne nous dit jamais jusqu'à quel point il souhaiterait pouvoir revenir en arrière et c'est plutôt cela qui m'inquiète en vérité...

 

5. Fusion des piliers ? Loin de la déplorer, il faut s'en féliciter. La persistance de mécanismes de délibérations intergouvernementaux, notamment dans le pilier de la justice, a apporté la preuve par neuf que le consensus aboutissait à la paralysie. Il est donc positif que l'on aille à présent aussi loin que possible dans l'application de la majorité qualifiée, dans l'extension de la compétence de la Cour de Justice qui est une garantie essentielle pour les citoyens que les États membres que l'Union européenne sera une communauté de droit renforcée, et dans la simplification des normes européennes qui en facilitera la lecture et l'application.

 

6. La double clé de la majorité (majorité d'États et majorité de la population de l'Union) ? Mais c'est le bon sens même. C'est en vérité la seule formule à la fois compréhensible pour le citoyen et opérationnelle dans la pratique des délibérations. Celle de Nice était tellement compliquée qu'il vaudrait mieux l'oublier au plus vite.

 

7. Quant à la charte des droits fondamentaux, on peut en critiquer certains principes mais elle a naturellement vocation à être intégrée dans la constitution européenne. M. Berthu devrait plutôt déplorer qu'il soit bientôt plus facile à un citoyen de se réclamer de ces principes que de ceux contenus dans notre propre constitution, faute d'une voie de recours nationale...

 

En réalité, la convention présidée par M. Giscard d'Estaing a réalisé ce que l'on aurait du faire dès la conférence de Nice, mais qu'il n'a pas été possible de réaliser faute de volonté politique de la part des gouvernements. Il faut souhaiter que cette volonté politique se manifeste à présent. Disons le tout net : s'il faut se méfier de quelque chose, ce n'est pas de l'Europe, mais bien des gouvernements des États membres qui risquent de mettre à mal le bébé de VGE...

 

Une nouvelle fois, on doit regretter que les souverainistes épuisent leur talent réel à défendre une vision idéologique et passéiste de l'unification européenne sans qu'on sache très bien d'ailleurs à quelle Europe du passé ils souhaitent revenir. Encore plus après la guerre d'Irak, la controverse opposant fédéralistes et souverainistes apparaît aujourd'hui inopérante. Le principal reproche que je ferai au projet de M. Giscard d'Estaing, c'est le lamentable préambule de sa constitution qui fait l'impasse sur l'héritage chrétien de l'Europe. Une bien coupable ingratitude !

 

 

La réponse de Georges Berthu. Je peux répondre à M. Pouzoulet en utilisant ses propres termes : la critique qu'il fait de mon article sur " l'Europe sans démocratie " est "très révélatrice de la ligne de fracture qui démarque aujourd'hui le courant fédéraliste et qui, je le crains pour M. Pouzoulet, condamne ce courant à conduire l'Europe dans une situation sans issue".

En effet, à chacune de ses critiques s'impose la même réponse : "Et la démocratie ?"

1/ La primauté du droit communautaire est une construction purement jurisprudentielle qui, n'a été acceptée au départ que parce qu'elle s'appliquait à des compétences techniques et limitées. Mais ces compétences se sont peu à peu étendues jusqu'à inclure maintenant des questions de souveraineté, sans que personne ne s'avise que les peuples n'avaient jamais été clairement consultés. Or si la primauté du droit communautaire est parfaitement acceptable dans les matières techniques, il n'en va plus de même lorsqu'elle prétend s'appliquer à des compétences essentielles à la vie des peuples, et notamment à leurs propres Constitutions nationales. Cette question est d'autant plus grave que la démocratie européenne qui voudrait légitimer ces décisions supérieures est elle-même de qualité défaillante.

2/ Effectivement, les conditions objectives d'un super-État européen n'existent pas, mais le problème, c'est que certains cherchent à le faire exister quand même. La démocratie européenne au sens plein du terme n'est pas possible sans peuple européen. Le résultat, c'est qu'on construira un super-État mal contrôlé qui va nuire gravement à l'Europe.

3/ Sur la supranationalité, voir réponse à la question précédente.

4/ Sur l'irréversibilité, voir l'article figurant dans le projet de Constitution, qui accepte le principe du droit de sécession.

5/ La fusion des piliers, dans la mesure où elle signifie l'alignement des procédures de décision sur la procédure communautaire (avec notamment la majorité qualifiée), n'est pas forcément une bonne chose. Ou alors, si l'on veut généraliser la majorité qualifiée, il faut établir en contrepartie un droit de veto (ou de non-participation) au profit des Parlements nationaux afin de laisser le dernier mot aux démocraties nationales et ne pas favoriser un super-État coupé des peuples.

6/ La règle de la double majorité pour la prise de décision européenne est effectivement plus lisible, mais comme toute règle majoritaire, elle enlève toute marge de manoeuvre aux minoritaires. Or les minoritaires ne sont pas ici des individus délibérant dans le cadre d'une communauté nationale, mais les démocraties nationales elles-mêmes. On ne peut pas marginaliser les démocraties nationales tout en sachant pertinemment que la démocratie européenne n'est qu'une hypothèse irréalisable, en tout cas dans l'immédiat. Sinon, on aboutit à faire l'impasse sur le problème de la démocratie en général, et c'est bien ce que je reproche aux fédéralistes.

7/ Sur la Charte des droits fondamentaux, je ne crois pas en avoir critiqué certains de ses principes. Au contraire, j'ai souvent dit que ces principes étaient de bon aloi. Mais ce que je critique, c'est précisément qu'on veuille intégrer ce texte dans une Constitution européenne, autrement dit qu'on veuille en faire une application rigide, uniforme et obligatoire pour tous les peuples d'une Union à 27 membres et plus. Dans les faits, cette Charte n'évoluerait plus que sous l'impulsion de la jurisprudence de la Cour de Justice. Là encore, je ne trouve pas très démocratique d'enlever des droits fondamentaux à chaque peuple pour les remettre à des juges.

En revanche, je suis d'accord avec M. Pouzoulet qui trouve lamentable l'oubli de la référence à Dieu, ou à l'héritage chrétien de l'Europe, dans le préambule du projet de Constitution. Mais je crois que cet oubli n'est pas accidentel. Il est lié à la nature même du projet européen que nous voyons se développer, et qui devrait logiquement conduire M. Pouzoulet à quelques révisions déchirantes.

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