À l'heure où l'Europe cherche les formes de son unité politique, la pensée du Saint-Père peut apporter sa contribution originale. Pour Jean Paul II, en effet, l'Europe n'est pas seulement un cadre géographique extérieur aux nations qui la composent, en se juxtaposant plus ou moins harmonieusement.

Elle a d'abord et avant tout une vocation spirituelle propre à chaque état. L'Europe est ainsi à la fois profondément une et diverse.

Quel est le secret de cette tension entre unité et diversité ? Une lecture rapide des documents pontificaux, en particulier des homélies prononcées dans les différentes capitales européennes, fait apparaître une sorte de fil conducteur souterrain. Ce fil conducteur est l'articulation, tout à fait originale dans la pensée du Saint-Père, entre la culture et la politique. Avant d'être politique, l'unité de l'Europe est culturelle : les déchirements qui ont obscurci au cours des siècles l'identité politique de l'Europe sont bien connus. Séparations confessionnelles, montées des nationalismes substituant progressivement l'idolâtrie de la nation à un patriotisme bien compris. Mais ces déchirures politiques n'ont pas pu faire disparaître l'unité proprement culturelle d'un continent qui a su forger au long de son histoire un patrimoine commun de valeurs éthiques et d'expériences religieuses. La pensée du Saint-Père prolonge de façon presque visionnaire ce qu'il a vécu lorsque son pays n'a dû sa survie qu'à la particularité de sa culture. On sait que le choix de faire vivre la culture polonaise à travers le théâtre a constitué pour Karol Wojtyla une forme authentique de résistance politique. C'est cette même intuition que le pape Jean Paul II met en œuvre chaque fois qu'il rappelle que les responsabilités politiques actuelles sont enracinées dans une continuité culturelle fondatrice.

Les régimes politiques des différentes nations peuvent changer, les intérêts peuvent être parfois antagonistes, l'Europe reste toujours une communauté de culture façonnée par une tradition pluriséculaire. C'est devant cette continuité transcendante aux États que le Pape rappelle, à chaque pays, à chaque gouvernement, sa responsabilité face au temps présent. Car si cette continuité culturelle s'impose à chaque État, elle s'impose de l'intérieur et non de l'extérieur : chaque État est à sa manière propre une concrétisation politique de l'unique culture européenne. Toute capitale est, comme aime à le rappeler Jean Paul II, à la fois capitale d'un pays et capitale européenne. Dans divers messages adressés à la France lors de ses visites pastorales, le Saint-Père n'a cessé de souligner cette double identité d'une capitale comme Paris : capitale d'un pays et en même temps une des capitales du continent européen. La diversité est donc appelée par la richesse même de la culture européenne : il revient à chaque pays de réaliser sa manière propre d'être membre de l'Europe.

Plus que quiconque, le pape sait à quel point une culture est fragile : il faut des siècles, et même des millénaires pour construire une culture ; il peut suffire de quelques générations pour la détruire. Le successeur de Pierre a une vive conscience de la responsabilité historique de la papauté dans la lente construction de la culture européenne : il a une conscience tout aussi vive de la fragilité de cette construction, que menacent plus que jamais les tentations de replis identitaires. Le danger de ces replis est de briser le lien qui, à travers la culture, doit unir le politique et le spirituel. Car c'est là sans doute le fond de la vision européenne du Saint-Père : ce qui est vrai de chaque continent l'est à un titre plus spécifique, du fait du poids de l'histoire, de l'Europe. Très nettement perceptible dans son encyclique Fides et Ratio, l'insistance du Saint-Père sur le rôle anthropologique de la culture est d'abord, dans son esprit, une insistance sur la médiation entre le spirituel et le politique. La culture est l'élément décisif de cette relation toujours problématique entre dimension spirituelle et dimension politique de l'Europe. La volonté du pape de promouvoir le rôle original de l'Église dans la culture procède de cette intuition centrale : la culture permet d'incarner dans la politique la vocation spirituelle d'un continent. " France, fille aînée de l'Église, qu'as-tu fait de ton baptême ? " Cette interrogation, l'Église l'adresse d'une certaine manière à toute l'Europe à travers la France, et elle s'adresse à la France non seulement au titre de son histoire, mais au titre de sa responsabilité actuelle dans la construction d'une unité politique qui soit vraiment l'expression d'une vocation spirituelle.

En vingt-cinq ans de magistère infatigable, les grands traits de cette vocation spirituelle, telle qu'elle doit s'incarner dans des orientations politiques cohérentes, se dessinent avec fermeté : " Pape des droits de l'homme ", c'est en tout domaine que Jean Paul II a montré que ces droits sont indivisibles, et que la liberté religieuse est la pierre de touche de l'unité organique de ces droits. Maintes fois, il a rappelé que cette importance politique des droits de l'homme trouve son orientation, son axe dans la liberté religieuse qui, finalement, fait aussi de ces droits des devoirs envers Dieu. Là où la culture européenne cherche encore cette articulation fondamentale entre droits de l'homme et devoirs envers Dieu, le pape reprend l'intuition du concile de Vatican II pour rappeler à l'Europe que la promotion de la liberté religieuse, valeur majeure dans l'histoire du continent, est le point décisif de médiation. Il ne peut pas y avoir de droits de l'homme sans le devoir pour l'homme d'être réellement libre face à Dieu et pour Dieu. En ce sens, l'Europe pourra, à travers son rayonnement culturel et son action politique, continuer à témoigner de sa vocation spirituelle.

Cette réflexion fondamentale, développée depuis le célèbre discours de 1980 à l'Unesco, s'assortit d'une exhortation à l'espérance dont le bouquet final vient de nous être donné par la lettre post-synodale Ecclesia in Europa (juin 2003) : " Réveille-toi, ranime ce qui te reste de vie défaillante (Ap 3, 2). Nos communautés ecclésiales [...] ont besoin, elles aussi, d'être à nouveau la voix de l'Époux qui les invite à la conversion, qui les pousse à se lancer avec audace sur des chemins nouveaux et qui les appelle à s'engager dans la grande œuvre de la "nouvelle évangélisation". C'est ainsi que Jésus-Christ appelle nos Églises en Europe à la conversion, et elles deviendront alors, avec leur Seigneur et par la force de sa présence, porteuses d'espérance pour l'humanité " (EE, 23). Jean Paul II tire la vigueur de son ton et l'élan de son espérance du texte de l'Apocalypse qui fait la trame spirituelle de ce texte.

Le souvenir le plus marquant de l'apostrophe lancée par Jean Paul II à l'Europe tout au long de son pontificat, est peut-être le discours qu'il a prononcé à Saint-Jacques-de-Compostelle, en 1982 : " Moi, évêque de Rome, et pasteur de l'Eglise universelle, je lance vers toi, vieille Europe, un cri plein d'amour : Retrouve-toi toi-même. Sois toi-même. Découvre tes origines. Avive tes racines. Tu peux être encore un phare de civilisation et un élan de progrès pour le monde. Les autres continents te regardent et attendent aussi de toi la réponse que saint Jacques a donnée au Christ : "Je le peux". "

© Fides, avec son aimable autorisation.

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