Le rapport publié par la Commission européenne le 9 septembre 2002 recommande la conclusion des négociations d'adhésion, à la fin de l'année 2002, avec dix pays candidats. Mais au-delà de cette apparence positive, les chapitres négociés (ils ne le sont pas tous encore) posent de multiples difficultés, en raison principalement de la volonté de la Commission de faire entrer de force des pays diversifiés dans un moule unique.

 

Depuis des années, on a trop abandonné les négociations d'adhésion à la Commission, qui les a conduites de manière bureaucratique, dans l'optique exclusive d'une Europe supranationale et centralisée. Aujourd'hui, cette méthode nous a conduits pratiquement dans le mur : les obstacles à l'élargissement venus de tous côtés s'ajoutent les uns aux autres. Ne vont-ils pas finir par élever une muraille infranchissable ?

LE 9 SEPTEMBRE dernier, la Commission européenne a publié un rapport d'ensemble qui recommande la conclusion des négociations d'adhésion, au Conseil de Copenhague (13-14 décembre 2002), avec dix pays candidats (Pologne, Hongrie, République tchèque, République slovaque, Estonie, Lettonie, Lituanie, Slovénie, Chypre et Malte). La Roumanie et la Bulgarie sont momentanément laissées de côté jusqu'en 2007. Aucune date n'est donnée pour le début d'éventuelles négociations avec la Turquie.

Il faut se réjouir de constater qu'avec dix pays au moins les négociations vont être conclues, pour que les traités correspondants soient signés au début de 2003, et que ces nouveaux membres entrent dans l'Union au début de 2004. Quinze ans après la chute du Mur de Berlin ! On ne peut pas dire que l'Union européenne se soit montrée pressée de réintégrer les pays de l'Est dans la famille.

Justement, il est apparu tout au long de ces années que la Commission européenne et certains membres allaient vers l'élargissement à reculons. De ce fait, de nombreuses occasions ont été manquées, et aujourd'hui encore, on peut s'interroger sur les modalités et l'échéancier retenus.

La conciliation impossible

Depuis le début, la Commission européenne a cherché à concilier le cadre institutionnel unitaire de l'Union européenne actuelle avec la diversité accrue qui va résulter de l'élargissement. C'était une mission impossible, car il est de notoriété publique que ce cadre ne fonctionne déjà plus convenablement avec quinze membres.

Dès le lendemain de la chute du communisme, certains responsables politiques clairvoyants avaient demandé que l'on crée immédiatement une Confédération politique de la grande Europe, à laquelle les pays de l'Est auraient pu adhérer sans tarder, pour bien montrer leur retour dans la famille. Sous cette Confédération politique, il aurait été admis que les politiques communes deviendraient à géométrie variable, et que les nouveaux membres pourraient y adhérer progressivement en fonction de leurs besoins et de leurs capacités.

La Commission européenne toutefois s'est opposée à ce projet qui, en introduisant la géométrie variable dans l'Union, plaçait au coeur de celle-ci le libre choix des pays et leur souveraineté, compromettant ainsi la perspective d'un super-État unifié.

Quinze ans plus tard, nous voyons le résultat des négociations qui ont tenté de résoudre l'équation impossible de la diversification et du monolithisme. Deux pays sont abandonnés momentanément sur le bord du chemin. Quant aux dix autres, leurs adhésions s'accompagnent d'un fatras inextricable de plusieurs centaines de mesures dérogatoires ou transitoires et de menaces à peine voilées de la Commission envers les candidats : elle introduira dans les traités une "clause de sauvegarde" qui permettra de menacer ceux qui ne s'aligneraient pas assez vite ; elle pourra leur envoyer des "lettres d'avertissement préventif" ; elle pourra les déférer devant la Cour de justice. Pour ceux qui n'avaient pas encore compris qu'ils entrent dans une Europe disciplinaire, la preuve est faite !

Bien entendu, il était tout à fait nécessaire d'inciter les pays de l'Est sortis du communisme à remettre en place un État de droit, une économie de marché, un environnement sain, une justice équitable. Mais était-il impossible d'y parvenir sans mettre en place un système autoritaire, unificateur et centralisateur ?

La Convention sur l'avenir de l'Union

Le traité d'Amsterdam n'avait pas rempli sa mission, qui était d'adapter les institutions à l'élargissement. Le traité de Nice avait apporté des précisions pratiques (nombres de députés européens, de commissaires, de voix au Conseil pour les futurs pays membres), mais n'avait pas non plus réussi à inventer une philosophie des institutions mieux adaptée.

Or c'est bien là le problème : chaque fois que l'on prétend adapter les institutions à l'élargissement par le renforcement de la supranationalité, on s'éloigne de la solution au lieu de s'en rapprocher. Malheureusement, quand on prépare un nouveau traité européen, les fédéralistes tiennent des positions stratégiques qui leur permettent de faire passer leurs idées, de sorte que, depuis des années, on s'enfonce sans cesse dans la mauvaise direction.

Les fédéralistes portent ainsi une responsabilité majeure dans les difficultés et les lenteurs de l'élargissement, et peut-être demain (nous ne le souhaitons pas) de son échec. Leur dernier mauvais coup dans ce domaine aura été de s'entêter à faire voter une deuxième fois les Irlandais alors que, clairement, il aurait été plus sage de renégocier le traité de Nice en 2001 (voir plus bas).

Les chefs d'État et de gouvernement, peut-être conscients que les méthodes actuelles de négociation des traités amènent systématiquement à des conclusions fédéralistes qui ne sont pas les bonnes, ont décidé au Conseil de Laeken (décembre 2001) d'innover en vue d'une troisième réforme : ils ont réuni sous la présidence de Valéry Giscard d'Estaing une "Convention" formée de représentants des États-membres, de la Commission, du Parlement européen, et surtout d'une majorité de parlementaires nationaux. Cette Convention devra remettre ses conclusions vers la mi-2003, pour une Conférence intergouvernementale à réunir dans le second semestre de la même année, en vue d'une révision des institutions par un troisième traité à ratifier en 2004.

La Convention devra se pencher à la fois sur le dilemme de la démocratie dans l'Union (plus on renforce les institutions supranationales, moins il y a de démocratie, et plus les peuples décrochent) et sur le dilemme de l'élargissement (plus on élargit, plus on diversifie, et moins les institutions unitaires et centralisées sont adaptées). Pour ces deux dilemmes, la solution, d'ailleurs, est à nos yeux la même : redonner la souveraineté des décisions aux démocraties nationales.

Dès le début des travaux de la Convention, la Commission a essayé de la diriger dans le sens fédéraliste habituel. Par sa communication du 22 mai 2002, elle a demandé que l'on donne un tour plus unitaire aux institutions, par un "traité constitutionnel" (p. 18) qui proclamerait que le droit de l'Union est supérieur au droit national (p. 21), qui ferait de la majorité qualifiée "l'unique règle de procédure" (p. 6), qui procèderait à un alignement des piliers sur les procédures communautaires (p. 18), qui supprimerait les dérogations se trouvant aujourd'hui dans les traités (p. 18-19), et qui donnerait à l'ensemble une personnalité juridique unique (p. 18). La Commission précise même (mais nous avions déjà compris) que ce traité de nature constitutionnelle "aura pour l'Union la même valeur qu'une Constitution pour un État membre" (p. 19).

Bien que la Commission pousse ainsi dans le sens fédéraliste, comme elle l'a fait lors des négociations d'Amsterdam et de Nice, les choses cette fois-ci ne se passent pas complètement comme d'habitude. La Convention élargie et son Président ont mal réagi à la sollicitation du 22 mai, et un débat plus ouvert que d'habitude pourrait être mené dans les mois à venir.

Toutefois, il faut bien dire que là aussi, à force de freiner les solutions de flexibilité institutionnelle qui sont nécessaires depuis des années, la Commission a mis l'élargissement dans un très mauvais pas : les pays candidats sont en effet en train de négocier aujourd'hui sans savoir exactement quelles institutions les accueilleront dans les années 2004 et suivantes.

Les hypothèques de la fin 2002

La conclusion des négociations avant la fin de l'année 2002 est soumise encore à de nombreuses hypothèques. Une soixantaine de chapitres sur 372 ne sont pas encore bouclés, et cela pour la seule transposition de l'acquis communautaire — sans parler des problèmes nouveaux. Même en laissant de côté la multitude de difficultés posées par les différences de niveau entre les candidats et l'Union, on voit que du côté de l'Union seulement, les hypothèques sont nombreuses.

Tout d'abord, les Quinze n'ont toujours pas réussi à régler entre eux les aspects financiers de l'élargissement, notamment les conditions d'extension de la politique agricole commune. On en discute depuis des années, mais rien n'est encore arrêté. Même ces derniers mois, tout a été gelé par les élections françaises et allemandes. Il va probablement falloir que le Conseil européen qui se réunira les 24-25 octobre à Bruxelles clôture la discussion en catastrophe.

La question turque fait peser une autre hypothèque. Dans son rapport du 9 septembre, la Commission n'a pas voulu donner une date pour l'ouverture des négociations avec ce pays, laissant le soin au Conseil de Copenhague (décembre 2001) de prendre cette décision particulièrement difficile. En effet, c'est avec une totale irresponsabilité que ces dernières années, depuis le Conseil d'Helsinki, on a donné à la Turquie un statut officiel de candidat, alors que, visiblement, ce pays n'est pas prêt à entrer dans l'Union. Il risque d'ailleurs de ne jamais être vraiment prêt, car il appartient à une autre sphère culturelle.

Dans ces conditions, l'absence de date dans le rapport du 9 septembre, venant après des ouvertures inconsidérées, est très mal vécue par la Turquie. Étant membre de l'OTAN, elle s'est mise, ces derniers mois, à compliquer les négociations de l'Union avec cette organisation en vue de l'utilisation de certaines facilités pour des opérations extérieures européennes. De plus, elle refuse d'évacuer le nord de Chypre, plaçant ainsi l'Union devant la perspective impossible d'avoir à accueillir un nouveau membre dont une partie du territoire est occupée par une puissance étrangère, elle-même candidate à l'Union ! Enfin, la Turquie demande aux États-Unis de faire pression sur l'Union européenne en faisant valoir qu'elle est un allié précieux dans l'hypothèse d'actions futures contre le régime irakien.

L'Union européenne se trouve ainsi dans une très mauvaise passe diplomatique. Dans l'immédiat, on va donner davantage de subventions à la Turquie pour la calmer. Bien sûr, la vraie solution aurait pu être d'associer ce pays à une Europe à géométrie variable, lui accordant certains droits, et pas d'autres. Mais les conditions d'une telle Europe flexible et différenciée ne sont pas là aujourd'hui, car la Commission les a freinées : voilà comment on se tire dans le pied.

Le référendum du 19 octobre en Irlande sur le traité de Nice, fait peser encore une hypothèque sur l'élargissement. Ce traité, dans un premier temps refusé surtout par les souverainistes (qui y voyaient une fédéralisation croissante de l'Europe), a peu à peu vu le nombre de ses adversaires croître du côté des fédéralistes, qui le trouvent mal bâti et considèrent qu'il donne un poids excessif à certains pays.

Si le "oui" l'emporte au référendum, beaucoup de fédéralistes regretteront finalement qu'on n'ait pas arrêté le processus après le premier vote négatif en Irlande, en 2001. Le traité de Nice fournit en effet une mauvaise base à l'élargissement, et il aurait été plus sain de renégocier en 2001-2002 pour aboutir à un cadre institutionnel plus flexible et plus adapté à la diversification des membres de l'Union.

Si au contraire le "non" l'emporte, l'élargissement ne sera pas définitivement compromis comme le prétendent certains, mais il est clair qu'il va être retardé, car il va falloir au minimum reprendre des dispositions du texte, et les réexaminer pour les inclure dans les traités d'adhésion.

De toute façon, dans tous les cas de figure, cette affaire nous aura fait perdre beaucoup de temps et aura porté un coup supplémentaire à des négociations d'élargissement qui n'en avaient pas besoin. On ne remerciera pas la France qui avait présidé à la préparation de ce traité !

Espérons pour conclure que les chefs d'État et de gouvernement vont reprendre en main la direction de l'élargissement. Depuis des années, on a trop abandonné ces négociations à la Commission, qui les a conduites de manière bureaucratique, dans l'optique exclusive d'une Europe supranationale et centralisée. Aujourd'hui, cette méthode nous a conduits pratiquement dans le mur. Les obstacles venus de tous côtés s'ajoutent les uns aux autres. Ne vont-ils pas finir par élever une muraille infranchissable ?

Nous avons besoin d'un sursaut politique pour réussir la réunification de la grande Europe. Ce sursaut politique, qui encore une fois ne pourra venir que des États membres eux-mêmes, et non des institutions de Bruxelles, devra enfin donner à l'Union l'objectif d'une Europe des nations coopérant librement dans le respect de la souveraineté de chacun.

Georges Berthu est député européen, membre de la Commission des affaires constitutionnelles.