Dans un rapport publié le 2 juin par la Commission mondiale sur la politique des drogues (Global Commission on Drug Policy), une kyrielle de personnalités estime que le combat mondial contre la drogue a échoué et que le seul recours acceptable est désormais la dépénalisation. Une vision défendue selon une approche qui se veut pragmatique, mais qui n'est pourtant pas sans poser quelques questions délicates.
On n'y attacherait pas autant d'importance si les signatures n'étaient si autorisées. Mais le rapport, paraphé par trois anciens présidents d'Amérique du Sud (Ernesto Zedillo du Mexique, César Gaviria de Colombie et Fernando Henrique Cardoso du Brésil), par l'ancien secrétaire général de l'ONU Kofi Annan, par l'ex-secrétaire d'État américain George Shultz, ou encore par l'économiste Paul Volcker, impose forcément qu'on s'y attarde.
Dans ses 24 pages, le rapport dévoilé début juin se penche sur le dernier demi-siècle de lutte contre l'usage et le trafic de drogues, pour affirmer d'emblée qu'il a non seulement échoué à en limiter la consommation, mais a aussi généré des dommages collatéraux importants : la guerre mondiale contre la drogue a échoué, avec des conséquences dévastatrices pour les individus et pour les sociétés dans le monde entier . Dès lors, selon les signataires, il est temps d'initier des politiques radicalement nouvelles afin de faire face au problème : une réforme urgente et fondamentale des politiques nationales et mondiales de contrôle de la drogue est nécessaire.
Sortir d'une logique répressive stérile
Le constat est sans appel : les opérations répressives contre les producteurs, les trafiquants et les consommateurs n'ont fait diminuer ni le trafic, ni la consommation. Les victoires apparentes dans l'élimination d'une organisation de trafiquants sont presque immédiatement réduites à néant par l'émergence de nouveaux réseaux et fournisseurs. La santé publique, en outre, souffre de cette politique répressive, avec notamment un détournement des efforts qui pourraient être déployés par exemple pour réduire le SIDA. Enfin, les coûts de traque et de répression sont disproportionnés par rapport à ce qu'ils fournissent comme résultats.
En réponse à ce demi-siècle de lutte infructueuse, 50 ans après la signature à l'ONU de la Convention sur les stupéfiants, le rapport préconise le recours à des principes nouveaux, et détaille ses recommandations. Il s'agit tout d'abord d'en finir avec la logique de criminalisation, marginalisation et stigmatisation de personnes qui consomment de la drogue mais ne font de mal à personne. Vient ensuite l'encouragement à expérimenter la régulation légale, plus spécifiquement du cannabis, afin de réduire le pouvoir du crime organisé .
Par ailleurs, annonce le rapport, les politiques devraient déployer un volet sanitaire important, qui traiterait les personnes en demande de drogue comme des malades, digne de droits et méritant d'abord des soins. Pareillement, si l'on remonte la chaîne de production des stupéfiants, le même principe devrait être appliqué aux fermiers, transporteurs et petits revendeurs , qui sont eux-mêmes victimes de violences et d'intimidations, ou bien dépendants . L'arrestation et l'incarcération de dizaines de millions d'entre eux depuis des décennies a détruit des vies sans rien réduire de l'accès aux drogues ou du pouvoir des organisations criminelles. Il semble, écrit le rapport, qu'il n'y ait pas de limite au nombre de ceux prêts à s'engager dans une telle activité pour améliorer leurs vies, nourrir leur famille et échapper à la pauvreté.
L'investissement de la lutte contre la toxicomanie pourrait alors être dirigé de façon profitable vers une prévention plus particulièrement orientée vers les populations à risque, et qui abandonnerait les messages simplistes. L'action répressive, elle, devrait être focalisée sur les organisations criminelles violentes , sans donner une priorité à la réduction du marché de la drogue, mais à la réduction de sa nocivité sur les individus et la société.
Il s'agit, finalement, de remplacer des stratégies conduites par l'idéologie et le confort politique par des politiques responsables , fondées sur la science, la santé, la sécurité et les droits de l'homme , à évaluer selon des critères appropriés. Briser le tabou sur ce débat et réformer , car c'est maintenant le temps de l'action , lance le rapport.
Des solutions en question
Si le propos d'un tel document semble dicté par les meilleures intentions, et affiche l'audace d'un pragmatisme qui ne craint pas les remises en questions profondes, quelques commentaires s'imposent.
Tout d'abord, la piste de la dépénalisation n'est pas aussi innovante que cela, et a déjà été mise en œuvre dans plusieurs pays, avec des résultats pour le moins discutables. C'est notamment le cas aux Pays-Bas, qui récemment encore, ont fait un nouveau pas en arrière en la matière, afin de limiter l'effet pervers de leur législation permissive qu'était le tourisme cannabique . Le rapport, pour sa part, affirme que la dépénalisation ne provoque pas de hausse significative de l'usage de drogue , sur la base de l'exemple du Portugal. Le moins qu'on puisse dire est qu'on rencontre ici un conflit d'interprétations, et que l'expérience espagnole en la matière, entre 1983 et 1992, mériterait par exemple d'être mise en balance.
Par ailleurs, la dialectique entre la répression et la prévention à laquelle se livre le rapport n'est pas la plus honnête, puisqu'en France notamment, où la détention et la consommation de stupéfiants sont punies, les toxicomanes ont aussi l'accès possible à des centres de soin de façon anonyme, afin de se préserver par exemple du VIH par l'usage de seringues stériles. Le pragmatisme compassionnel n'est donc pas inexistant dans les sociétés ayant fait le choix de la répression, qui savent en outre manier un autre discours préventif que le simple Dites non caricaturalement évoqué par la Commission mondiale.
Plus fondamentalement, la stratégie de réduction des méfaits présentée ici, pourrait ressembler à un beau tour de passe-passe nominaliste et relativiste : dès lors que l'on n'appelle plus criminel ou complice tout acteur des rouages du trafic, il cesse d'être une cible pour le système répressif, et l'on réduit en effet mécaniquement les méfaits de la répression. Déplacer le curseur de la définition de l'infraction permet de dédouaner sans frais toute une partie du système.
Comme on le voit, si l'objectif d'une approche sans tabou ou qui ne soit pas dictée par l'idéologie (on se demande bien laquelle, d'ailleurs) paraît des plus louables, il reste une question de fond, à savoir celle de la norme morale commune que souhaite afficher une société vis-à-vis de la drogue : finalement, si la drogue n'est pas un problème mais un choix de vie, et si les conséquences néfastes des addictions sont à traiter uniquement du point de vue de l'individu, par des moyens matériels et médicaux, alors la répression perd en effet tout son sens.
Une résonance innocente ?
Comment expliquer l'écho qu'a rencontré ce rapport dans les médias, et notamment en France ? Il n'est pas inutile de préciser que la structure baptisée Global Commission on Drug Policy , malgré toute l'autorité que lui confère son nom ronflant, n'a vu le jour qu'en janvier 2011, et n'a donc aucune ancienneté particulière sur la question. D'où vient qu'on parle soudain d'elle comme si on la connaissait depuis toujours ?
On comprend mieux quand on sait qu'elle prend la suite d'une précédente initiative d'anciens présidents d'Amérique du Sud, la Latin American Commission on Drugs and Democracy, qui en 2009, sur la base de l'expérience a priori crédible de ces hautes personnalités politiques, avait déjà publié un précédent rapport invitant à un changement de paradigme dans la lutte contre la drogue. Or ce sont globalement les mêmes préconisations qu'on retrouve dans les documents de 2009 et 2011, enrichies et étayées pour leur dernière livraison, mais bénéficiant surtout cette fois-ci d'un soutien de l'Amérique du Nord et de l'Europe, et ce faisant, d'une résonance médiatique décuplée. Le renfort d'autorités morales bien choisies, représentatives des sociétés où la drogue se diffuse le plus, a porté son fruit pour intéresser les médias occidentaux, incontestablement.
On pourrait remarquer aussi qu'il n'est pas inefficace non plus, au plan publicitaire, de prendre le contre-pied du discours dominant, et pour se faire mieux entendre, de choisir une position de rupture, en lui donnant en outre toutes les apparences du plus grand sérieux, comme le fait ce rapport. Mais si le coup médiatique est bien joué, l'opération se limite-t-elle à cela, et à qui profiterait-t-il ?
Avec raison, le rapport souligne la mondialisation croissante du phénomène des trafics, à laquelle devrait répondre une stratégie globale et coordonnée entre les États, comme c'est le cas pour d'autres enjeux d'importance. En mettant le doigt sur la question de l'efficacité et des coûts, il pose d'évidence une bonne question. Il a donc le mérite d'une interpellation qui devrait stimuler l'action responsable. Mais il est à craindre que le rapport de la Commission mondiale soit surtout employé par toutes les formations progressistes autour de la planète comme un argument de combat politicien : c'est déjà le cas en France, où la question de la dépénalisation du cannabis a déjà fait son retour dans le débat politique il y a quelques semaines, et semble partie pour être un thème de campagne souhaité par certains ténors socialistes. Or si les situations de dépénalisation se multipliaient, on accentuerait très vraisemblablement l'hétérogénéité des dispositifs de lutte contre la drogue d'un État à l'autre, à rebours du vœu de cohérence stratégique globale formulé par le rapport.
Guerre finie car perdue ?
Autre réflexion qui trahit sans doute les intentions de ses signataires, mais que l'on ne peut éviter : affirmer que la lutte contre la drogue a échoué, c'est finalement s'avouer vaincu, et que les trafiquants ont tout simplement gagné. On voudrait normaliser le commerce des stupéfiants, le faire sortir de la clandestinité, qu'on ne s'y prendrait guère autrement.
La perspective politique dessinée par le rapport ressemble fort à une amnistie des réseaux de trafic, voire à un armistice qui signe la victoire finale et complète des cartels, réintroduits dans le circuit des acteurs de commerce autorisés, et dont on se demande bien quel grief on pourra encore leur faire, puisqu'ils joueront le rôle de fournisseurs ayant préempté les savoir-faire et l'appareil logistique. Un cas qui ressemble à l'anoblissement dont jouirent certains pirates trop menaçants pour les flottes britanniques, ou qui rappelle la récente réintégration des talibans dans le jeu politique en Afghanistan.
Vouloir impérieusement vaincre les méchants peut certes devenir une idéologie, et savoir faire la paix, à l'inverse, être le témoignage d'une prudence politique. Mais les termes de la paix en question présentés ici restent des plus discutables. A la fois parce qu'ils ressemblent, pour ces anciens responsables politiques sud-américains, à une façon de masquer leurs propres échecs en accusant une politique qui les surplombe. Mais aussi, pour ces soutiens qui les ont rejoints, à un aveu de faiblesse, dont on n'aimerait pas découvrir qu'il est aussi celui d'une complaisance, voire d'une complicité.
Sources : Cyberpresse, AFP, RTL, idpc.net
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