Nos coups de coeur
Dans ce livre hétérogène, les deux auteurs lancent un débat sur une possible réforme de l'enseignement de la philosophie en France. Sujet hautement sensible et polémique à l'image de tout ce qui touche de près ou de loin l'école.
Ce livre écrit par deux philosophes occupant des positions capitales dans l'institution ministérielle se compose de propositions et d'une exposition des présupposés de celles-ci.Luc Ferry part d'un constat qui lui paraît alarmant : le niveau très faible des notes obtenues en philosophie par les candidats aussi bien au baccalauréat qu'à l'agrégation. Ceci est fort regrettable pour l'image de marque d'une discipline réputée difficile qui risque de devenir maudite et donc exclue du système de l'enseignement obligatoire.Que faire pour réformer l'enseignement de la philosophie ? Tout d'abord, il s'agit de refuser un programme trop indéterminé provoquant un risque d'arbitraire de la part du professeur, une trop grande hétérogénéité se reflétant dans la correction à l'examen et par là l'angoisse des parents.Les remèdes préconisés sont les suivants : 1/ plus d'articulation entre les notions existantes (la liberté, les passions, la conscience, etc.) et des données communes de l'histoire de la philosophie ; 2/ plus d'articulation entre les mêmes notions et certaines grandes problématiques (par exemple " les critiques de la raison ", " le contrat social ") ; 3/ l'apprentissage de la rhétorique propre à la dissertation, notamment avec la création d'un exercice intermédiaire plus " serré " au niveau des connaissances et donc de la correction (par exemple, à partir de deux textes : " Quelles réflexions vous suggère cette opposition entre Descartes et Spinoza sur la définition de la liberté ? ").Que penser de telles propositions ? En elles-mêmes, elles ne nous paraissent pas remettre en cause la manière d'enseigner la philosophie. Elles essayent de gérer un problème de fond qui est constitutif de la philosophie ; celle-ci est à la fois réflexion personnelle mais orientée vers une norme qui la dépasse. S'ajoute une autre difficulté qui est la nécessité d'un certain commun pour évaluer les épreuves d'un examen national. Or nous vivons dans une société où les niveaux scolaires et les choix idéologiques peuvent être très divers. Cependant pour discerner jusqu'au bout la valeur de ces propositions, essayons de mettre à jour leurs présupposés.Le premier d'entre eux est la vision kantienne bien connue des auteurs : 1/ la connaissance de la vérité des choses est ultimement impossible ; 2/ la philosophie a avant tout une visée morale et culturelle. Cela se manifeste dans leur conception de la dissertation qui n'est vue que comme un artifice. Or celui-ci est en vue d'une distanciation par rapport à ses préjugés, mais aussi en vue de mieux accueillir ce qui est. Autrement dit, Ferry et Renaut partent du constat de la fin de la philosophie, du pluralisme irréductible pour privilégier l'éthique de la discussion (nécessitant l'argumentation).Mais celle-ci est dévitalisée car n'étant plus finalisé par la connaissance du réel.Un autre présupposé concerne leur utilisation de l'histoire de la philosophie. Certes celle-ci est philosophique, mais on ne peut déclarer telle ou telle pensée dépassée en raison de son appartenance au passé. Malgré tout refus explicite d'historicisme, les auteurs ne cessent de considérer l'âge antique et chrétien comme n'offrant plus les repères pour penser aujourd'hui, ce qui n'a rien d'évident a priori. Tout ceci vient du présupposé antérieur selon lequel le réel est par lui-même inconnaissable. La tâche de la philosophie n'est alors que réflexive, régulatrice, critique et par elle les sujets pensants s'approprient l'histoire de tel ou tel problème, en manifestant les différentes possibilités pour le résoudre rationnellement. La philosophie doit ainsi aider à comprendre les enjeux de certaines questions actuelles et permettre une critique interne à la société démocratique. Pour cela il est nécessaire d'acquérir une certaine technicité, un vocabulaire, un art de discourir. Ainsi Ferry et Renaut appellent implicitement l'avènement d'une nouvelle sophistique dont la préoccupation soit essentiellement pratique. Mais peut-on longtemps développer une morale et un esprit critique sur le refus préalable du désir de vérité qui habite la raison humaine ?Luc Ferry est un descendant de Jules Ferry, mais c'est à Ferdinand Buisson qu'il ressemble étrangement. Celui-ci, proche collaborateur de Jules Ferry, occupa des responsabilités importantes dans l'institution scolaire ; de formation kantienne il contribua à laïciser la morale évangélique et à l'installer à l'école. Luc Ferry a vu la place de la philosophie dans la+F53 vie sociale via l'école, mais il risque de l'étouffer à force de la proportionner aux demandes du monde. De même que " l'homme passe l'homme ", la philosophie l'ouvre à plus grand que lui et en cela elle est exigeante.TH. C.Article paru dans "Liberté Politique" N°1+F5