Nos coups de coeur
Le dernier ouvrage de Jean Bastaire sur Charles Péguy mérite d'être salué à plus d'un titre, le moindre n'étant pas de nous faire découvrir des textes peu connus des différents auteurs qui écrivirent pour ou contre l'auteur : Albert Béguin, Jacques Maritain, Emmanuel Mounier, Gabriel Marcel ou, mais oui !, le premier Althusser, l'élève préféré de Guitton d'un côté et, de l'autre, Maurras ou Montherlant et une foule de séides plus ou moins obscurs, heureusement tombés dans l'oubli.
Le propos de Bastaire est moins de défendre la mémoire du grand écrivain contre les multiples récupérations dont elle eut à pâtir à l'époque de la défaite française et de la collaboration (puisque une grande œuvre d'art nourrit, par sa complexité même, les appréciations et les commentaires les plus divers, voire les plus contradictoires), que de tenter d'exposer ces multiples lectures partielles, fausses, quelquefois radicalement dévoyées. Récupération facile à dire vrai, tant paraissaient évidentes les affinités existant entre " le patriotard et le capitulard, la punaise de sacristie et les évêques collaborateurs, le vieux Dieu radotant et le vieux maréchal chevrotant " (p. 11). Pourtant, Bastaire, qui a consacré au créateur des Cahiers de la Quinzaine une dizaine d'ouvrages (dont le plus connu demeure sans conteste Péguy tel qu'on l'ignore), ne peut admettre pareille trahison commise sur un auteur et une œuvre à la proue de toutes les contestations, rétive à tous les embrigadements, auteur et œuvre qui ne craignaient pas de se ranger sous l'unique et fière bannière de cette sentence expéditive : " Je hais la pose comme un vice et la lèche comme une ordure. " Alors comment expliquer que les multiples ouvrages de l'auteur d'Eve aient pu, aussi facilement, être récupérés, c'est-à-dire trahis ? Bastaire le fait remarquer, des deux mouvements antithétiques qui animèrent le gouvernement de Vichy — la collaboration avec le régime nazi et la volonté, le mythe du redressement national — , le deuxième pouvait, à juste titre, largement puiser dans le vivier que lui proposaient les textes de l'écrivain, comme son propre fils, Pierre Péguy, ne manqua pas de l'écrire, résumant brutalement et naïvement le travail de son père par " trois petits mots qui ont déjà bien servi, mais que nous ne servirons jamais trop : travail, famille, patrie " (p. 59), affinités superficielles ou détournées qui n'esquivaient que bien rarement le danger consistant à enrôler " sous la bannière du traditionalisme le plus rance, au mépris de sa conception de la tradition comme opération de ressourcement et de fraîcheur, dans le camp de la restauration la plus ultra ", l'œuvre poétique et politique de Péguy (p. 65). Une œuvre vitrifiéeFinalement, comme Armand Robin l'a fait remarquer à l'occasion de la parution en Pléiade des Œuvres poétiques complètes, nombreux furent ceux qui se réclamèrent de Péguy, assurément ceux-là même " qu'il eût le plus sûrement haïs " (p. 82), tandis qu'un Louis Gillet, durant l'hiver 42-43, pouvait écrire ces phrases, directement adressées au patron de l'Action Française : " De tout ce qui se passe aujourd'hui, je ne vois qu'un homme qui puisse s'applaudir, c'est M. Charles Maurras. Mais il ne faut pas connaître Péguy pour s'imaginer un instant qu'il s'accorderait avec Maurras. Quelle entente possible entre son système et un système dont la devise est "Politique d'abord" ? " (p. 84). Bastaire, qui s'est attaché à suivre l'itinéraire de l'œuvre de Péguy depuis la date fatidique de septembre 1938 — lorsque le gouvernement français signa piteusement les accords de Munich —, emboîtant le pas de Georges Bernanos, cet autre grand résistant spirituel qui, depuis le Brésil où il s'était exilé, salua, dans Scandale de la vérité, le nom de Péguy, en l'opposant, justement, à celui de Maurras, à ses yeux vendu à l'ennemi, Bastaire donc accompagne l'inoubliable marcheur de la Beauce jusqu'à la Libération — en passant par la Résistance, elle aussi bien souvent inspirée par le poète —, moment à partir duquel, étrangement, l'écrivain et son œuvre connaissent une éclipse durable, bien que partielle, que l'auteur explique, à notre avis, trop sommairement en écrivant que " trop de succès nuit au succès ", et que le public avait malencontreusement préféré se souvenir du Péguy de Vichy plutôt que de celui " de la Résistance et de la Victoire " (p. 174). Bastaire donne cependant des raisons plus profondes à cette somnolence et vitrification de l'œuvre impétueuse sous le glacis du sulpicianisme et de la bondieuserie (de la même manière l'œuvre d'un Bernanos, pourtant irréductible à une quelconque univocité d'intention, a-t-elle sombré dans une indolence en partie provoquée par la prudence même de ses commentateurs catholiques), comme celle de la vogue, dans les milieux intellectuels de l'après-guerre, du communisme, cet " horizon indépassable de la culture " selon les dires de Sartre. Quoi qu'il en soit, alors que les initiatives universitaires se multiplient qui interrogent une œuvre littéraire beaucoup moins lisse qu'il n'y paraît — de la même façon, après l'étiage de l'immédiat après-guerre, la crue s'amorce pour des auteurs tels que Léon Bloy, Joseph de Maistre ou, encore une fois, Georges Bernanos, tous trois condamnés au purgatoire molletonné que les prudents réservent, par une suprême ironie, aux imprécateurs les plus purs —, capable en tout cas d'édifier, face à l'inquiétude partout triomphante, quelques solides assises d'où nous élancer, capable encore de nourrir la réflexion de penseurs contemporains tels que Finkielkraut (dans son Mécontemporain), le génie de Péguy retrouve aujourd'hui " toutes ses chances d'être apprécié en fonction de ce qu'il est et non de ce qu'on en a fait " (p. 177). Heureux avenir à Péguy l'indomptable, qui n'a pas fini de rebondir !J. A.