Nos coups de coeur
Tu vas mourir, aujourd'hui, et tu ne le sais pas encore. Dès la première phrase de son livre, Sébastien Lapaque, journaliste au Figaro Littéraire, prononce la sentence fatale qui fera de son héros la victime d'une journée particulière : la dernière de son indolente existence. On ne connaîtra jamais le nom du personnage central. Sa vie est racontée par un narrateur qui le tutoie et dont on devine peu à peu l'identité. Mais qui sont les deux jeunes gens lancés dans le projet de cet assassinat ? Un frère et une sœur, nouveaux Oreste et Electre. Une histoire d'héritage, de vengeance, de spoliation, la faute d'une Clytemnestre au cœur du drame. Ce roman charrie une foule d'histoires de familles corsées et arborescentes.
Il y a un formidable écart entre la radicalité de Mademoiselle Mystère, l'amazone vengeresse, et ce modeste professeur de lycée mais héritier cossu, hédoniste, amateur de vins pointus, fruités, perlés , de poulets à la cocotte, de Bach, sceptique, abonné au néant. Ce qui le rend sympathique, c'est son horreur de la technique, des portables qui cristallisent tous les creux de notre société, la vacuité vulgaire de ses messages. L'incapacité d'attendre dans le silence. D'écrire longuement.
Le type est sans doute un peu lâche. Il a noué une complicité avec Laroque, autre professeur, d'origine ouvrière, lui, plus scintillant, dandy, métaphysicien au débotté, curieux, aimant les bars, les bistrots mal famés où la vie grouille, écrivain embryonnaire, érudit initié au mystère du rosaire, du foot et de la boxe ! La belle personne du roman serait Caroline, jolie, naturelle, avide de tout connaître, d'aimer, de s'envoler à Paris.
Les heures s'égrènent, Lapaque bat le tempo d'une mort annoncée, tout en saluant (non sans ironie) l'aimable inconscience de sa victime, les envolées langagières de Laroque, l'éternelle beauté de cette riche province, les arrogances d'une civilisation avide de numérique, l'illusion d'épuiser jamais les haines ancestrales, l'impossibilité (pour quiconque) de ne pas aimer ce qu'il faudrait haïr.
On entend parfois chez l'auteur le chant nostalgique d'Apollinaire, surtout dans cette forme choisie du tutoiement lancinant : C'est le dernier printemps de ta vie, sans que tu le saches.
La tragédie antique va-t-elle rattraper l'épicurien végétatif ? Un carnage d'Atrides dans la fonction publique ?
L'action se déroule dans une contrée tauromachique, au bord de l'Adour. Dans sa belle écriture flexueuse, classique et généreuse, le roman suit un cours inexorable. Car il s'agit ici de condenser l'air du temps, de raconter une histoire d'amour et d'amitié dans une époque vouée à l'éloignement et la séparation, de faire miroiter les faux bonheurs dont se pare la finitude. Il s'agit somme toute de chanter nos quelques brèves mesures d'éternité dans ce parfait petit siècle où nous ne risquons rien de remarquable – sinon de mourir sans avoir vécu.
Voilà un roman riche, polyphonique, bigarré de strates, de secrets, moiré de paradoxes et de causticité où l'écrivain pose la seule question qui tenaille la conscience : Qu'as-tu fais de ta vie ?
Luc Pinson
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