Nos coups de coeur
Rue de la Planche, à Paris 7ème, un très vieil appartement qui fleure la mitre mitée, le ciboire triste à voir, le calice en mal d’encaustique, l’étole qui s’étiole et la chasuble lugubre. Voilà, non loin de l’ancienne garçonnière de Strauss-Kahn, le siège de la très vertueuse Œuvre des campagnes. Rien que ce nom, et c’est tout un monde. L’alliance du sabre et du goupillon, ou, si vous préférez, du donjon et du clocher. Le sabre, c’est en effet celui de la noblesse d’extraction chevaleresque ; le goupillon, celui que tenaient le plus souvent de pauvres hères, non de hauts dignitaires. L’auteur : le jeune professeur réformé à la Sorbonne, non moins catholicisant que son maître Chaunu avec lequel il a écrit deux très bons livres d’entretiens [1].
Voilà donc le XIXème et le XXème en pieds et en capes. Et une France qui, sous le Second Empire, n’était encore que ‘‘France profonde’’ puisque même la ville était pleine d’une vitalité, d’un bruissement qu’on aimerait aujourd’hui retrouver. Une énigme, aussi : ce XIXème siècle était-il, oui ou non, en voie de déchristianisation avancée ? Nos lectures sur ce point se contredisent. Ici, encore, importe la précision des dates. Grosso modo, il semblerait qu’après la Monarchie de Juillet et sa bourgeoisie, sa magistrature voltairiennes, la France eut été en voie de re-catholicisation, entreprise à laquelle l’Oeuvre des campagnes ajoutera la réévangélisation. Fondée en 1857, entraînant dans son sillage tout un réseau de connexions politiques et associatives à visée de structuration des consciences, l’Oeuvre était mue du vœu plus ou moins conscient de donner à voir ce que devait donner la France lorsque, sur le plan évangélique, le christianisme se chargeait à la fois d’aider les corps et d’informer les âmes et, sur le plan politique, prescrivait comment la société devait s’organiser pour maintenir les principes et valeurs sans lesquels immanquablement la France irait à vau-l’eau.
Suivant pas à pas, ou, plutôt, ligne à ligne l’histoire de l’Oeuvre jusqu’à nos jours à partir de son fameux Bulletin, le jeune historien brosse tout bonnement tout un pan de l’organisation sociale française des XIXème et XXème siècles, tout en tension avec un modèle issue de Mérovée, parfait par Clovis Ier et combattu depuis la nuit des temps par les forces temporelles dites simplement laïques depuis la Troisième République. Dans ce raccourci, nulle ironie. Balzac voyait pareillement, et une bonne part de la pensée juridique, lorsque cette dernière place au rang de norme fondamentale, non celle postulée dans l’intérêt de l’équilibre du tout par Kelsen, mais la loi naturelle. L’absence de séparation doctrinale de l’Eglise une, sainte etcetera et de l’Etat implique en dernière instance la royauté de droit divin (avec, pour la forme, un chouia d’assemblée censitaire – le ‘‘cens’’ en question ne consistant pas forcément ici à des espèces sonnantes et trébuchantes – consultative) et l’ultramontanisme. Elle nécessite aussi la ré-alliance de la bourgeoisie et de l’aristocratie. Que reste-t-il de nos amours ? On veut dire de cette dernière, de nos jours ? A vrai dire, pas grand-chose, pas grand-monde. Elle se fiance avec la Finance, barbote dans la fange, préfère, le dimanche matin, à toute autre occupation, jouer au golf et se prélasser autour de ses piscines. Elle a intégralement délaissé tous les principes directeurs, qui, bel et bien appliqués, maintenaient l’ordre, qu’on estimait inutile de dire juste tant c’était l’évidence même, des classes et qui avaient aussi pour mérite de reléguer dans leurs subconscients leurs velléités de luttes.
Prenons notre mal (car c’en est un, n’en doutons pas) en patience en nous laissant mener de haute main par Eric Mension-Rigau dans le dédale de cette œuvre au noir mâtinée du rouge du sans des martyrs chrétiens comme eût dit Yourcenar. Il s’est laissé habiter par l’esprit des lieux et celui des lois, pour une part éternelles, qui les régissent. Si l’esprit de L’Oeuvre des campagnes avait été imité par l’ensemble de la noblesse, tous degrés confondus, probablement aurait-elle moins encouru le ressentiment, voire la vindicte de tous ceux qui ignoraient qu’elle était plus coupable encore qu’ils ne l’imaginaient dans la mesure même où l’ancien second ordre s’avérait en réalité trahir les promesses de son baptême.
On rapporte qu’aujourd’hui même, il peut arriver que quelques spécimens, rejetons de la vieille caste, voient certaines nuits, comme des spectres, les mânes de leurs ancêtres tarauder leurs consciences, scandant dans le noir ces trois mots : expiation, rédemption, Restauration. Mais les exégètes ne s’accordent : doit-on vraiment poser une majuscule au troisième terme de cette trinité que d’aucuns jugent trop politique pour se dire vraiment sainte ?
Hubert de Champris
[1] voir Baptême de Clovis, baptême de la France. De la religion d’Etat à la laïcité d’Etat (avec Pierre Chaunu), Balland, 1996 et Pierre Chaunu – Eric Mension-Rigau, Danse avec l’Histoire, Fallois, 1997