Nos coups de coeur
Le destin de Charles Millon n'en finit pas de se dessiner. Ombres et lumières tissent le portrait d'un homme dont la légitimité ne doit rien aux intrigues d'appareil. Cent fois sur le métier de la réforme de la droite, il a proposé, suggéré.
Derrière Valéry Giscard d'Estaing, Raymond Barre ou Jacques Chirac, il a vainement tenté de forcer les mauvaises habitudes qui semblent avoir durablement consacré la médiocrité de l'actuelle opposition. Sans bruit, mais avec opiniâtreté, il a tout tenté pour contourner les pesanteurs de son camp, au point de paraître inconstant. Il était seulement créatif et obstiné. D'où l'intérêt de son livre témoignage, écrit peu après avoir franchi le Rubicon de son alliance avec le Front national. Charles Millon s'explique. Sur son parcours, ses fidélités, ses convictions. Certes, il n'est pas dupe de l'honnêteté intellectuelle avec laquelle on jugera son plaidoyer. D'ailleurs La Paix civile n'a guère donné lieu à débat public, et pourtant il le mérite. On eût aimé lire " Alain " dans le Figaro ou " Nicolas " dans le Monde répondre à leur " cher Charles ". Mais puisque Charles a " manqué " aux hommes d'appareil, souhaitons que les citoyens soient nombreux à le juger sur pièce.Né catholique social, étudiant militant au cercle Charles-Péguy, Millon a des racines doctrinales rares dans le monde politique. Il se retrouve dans une vision de l'homme " personnaliste et communautaire ", inscrite dans une " tradition patriotique et sociale " qu'il s'efforce de rendre acceptable, en la revêtissant de libéralisme tempéré. Son énergie politique ne faiblit pas : il s'agit comme dans les années 1970 de " contribuer à reconstruire une droite allant des traditionnalistes aux libéraux " (p. 74). Trois grandes idées se dégagent de la synthèse millonniste : une conception nuancée des relations entre morale et politique, la construction d'une Europe authentiquement subsidiaire et le retour à la logique bipolaire de la Ve République. Charles Millon oppose justement morale et moralisme : " Il faut que la morale inspire la politique. Mais il ne s'agit pas de réaliser la morale en politique " (p. 53). Cette distinction très platonicienne est ambiguë. Certes " la société doit légitimer certains comportements plus que d'autres, parce qu'ils garantissent davantage l'équilibre et le bonheur " (p. 172), mais il faut se garder de " tomber soit dans la terreur soit dans l'angélisme destructeur " (p. 53). Or " dans une société dont la morale est souvent absente, le légal devient aussitôt moral ". Comment donc définir le mal ? Charles Millon raisonne en pragmatique : " Quand rien n'est sûr, quand tout est discutable, instaurons le débat : la conscience morale [...] doit rester souveraine dans les situations critiques " (p. 173). À propos de l'avortement : " Il aurait été préférable que chaque femme pût décider en conscience, sans que la législation interdise ni ne légitime " (p. 174). Ainsi, la morale tend à devenir un idéal abstrait soumis soit au réalisme politique, soit à la souveraineté de la conscience. Même en attribuant une certaine hiérarchie entre morale et politique, Charles Millon ne consacre-t-il pas une rupture de fait entre les deux qui est à l'origine de bien des troubles de l'homme contemporain ?Sur l'Europe, Millon éclaire une position sur laquelle il est très attendu. On dit la majorité des adhérents de La Droite plutôt eurosceptiques. Qu'en est-il de son chef ? En fait, s'il fait partie des " européens " (comme si les " souverainistes " ne l'étaient pas), Millon se démarque autant des maastrichtiens que des adversaires du traité d'Amsterdam. Hostile au jacobinisme centralisateur hérité de la Révolution, il voit dans l'Europe une respiration pour la France réelle (la patrie, et non point la nation). C'est pourquoi son Europe ne peut être un empire centralisé, unitaire, bureaucratique et providentialiste, modèle Jean Monnet ou Jacques Delors, mais une Europe subsidiaire, libérale, protectrice de l'autonomie des patries. " Mais cela implique, il ne faut pas s'en cacher, le transfert d'une partie de la souveraineté nationale-étatique à un pouvoir politique européen " (p. 99).L'Europe de Charles Millon est une nécessité historique, c'est pourquoi, au final, son ton ne tranche guère avec les discours les plus déterministes. Car même appliqué à l'endroit, c'est-à-dire de bas en haut, le principe de subsidiarité interprété par Charles Millon présente toute les vertus d'une société politique organique mais dont les sujets perdent définitivement ce qui fait leur dignité propre, c'est-à-dire leur liberté, en échange de quoi, ils préservent leur autonomie. Ce qui lui fait dire que finalement, " sur l'Europe subsidiaire, mes conceptions sont très proches de celles d'Alain Madelin et de Valéry Giscard d'Estaing " déclare-t-il au Figaro du 25 novembre. Explication : " Beaucoup de Français croient que la subsidiarité, c'est cette normalisation excessive qui caractérise la construction européenne jusqu'à présent. Alors qu'une Europe subsidiaire serait exactement le contraire : elle nous obligerait à renoncer à la souveraineté absolue de la nation-État — ou plutôt à accepter d'ouvrir les yeux sur sa disparition déjà accomplie —, mais laisserait intacte la patrie comme culture singulière, avec ses diversités de coutumes et de normes. Ce qui est essentiel " (p. 105). Mais étrangement réducteur : les " nations-États " ont-elles pour destin de redevenir des duchés ? " Meurt-on pour la nation ? On ne meurt que pour la patrie " dit Millon. Il lui reste à convaincre les Français de mourir pour l'Europe fédérative.Pour corriger les défauts structurels de la vie politique française, Millon ne voit qu'une solution : le bipartisme. Le dilemme démocratique oscille entre deux tentations : l'obsession du consensus (illusoire) et la recherche de l'unité (forcément totalitaire). L'alternative, c'est le débat. À condition d'être armés idéologiquement. Or faute de doctrine, la droite unit ses forces dans des coalitions post-électorales, soumise à la fois au mécontentement des électeurs ainsi qu'à la pression du centre et des extrêmes. Et Millon n'aime pas les centristes (à ne pas confondre avec les modérés). Cela nous vaut des passages savoureux : " Le centrisme, c'est, successivement ou ensemble, le faux nez de la technocratie ; l'opportunisme d'une droite qui cherche à être force d'appoint des deux côtés et donc à gouverner dans tous les cas ; une droite de connivence qui craint les ricanements de la gauche et se place dans son ombre ; parfois une droite authentique qui, pour des raisons historiques, ne parvient pas à trouver un mode d'expression public. Mais ce n'est pas véritablement une pensée politique. Tout au plus, un tempérament " (p. 161). Quant aux extrêmes (" chaque grand courant a son extrême " dit-il), ils finissent toujours en " terrorisme d'État ". Seul un authentique bipartisme peut réorganiser l'équilibre de la vie politique, neutraliser le discours technocratique et les ambitions destructrices. Seule l'honnêteté des convictions vraies peut pacifier (" domestiquer ") le processus démocratique. Seul un vrai clivage gauche-droite (sur le rôle de l'État, sur les questions de société) pourra réconcilier les Français avec la politique. Pour cela, les conditions sont sévères et Millon ne le cache pas : le retour des idées ainsi que d'un nouveau comportement politique. L'ancien ministre de la Défense a entrepris de restaurer un mot oublié de la démocratie française, et pourtant fondamental, normalement incontournable : la bienveillance. À chacun sa révolution.PHILIPPE DE SAINT-GERMAINArticle paru dans "Liberté Politique" N°7