Nos coups de coeur
Édith de la Héronnière, Teilhard de Chardin, un mystique de la traversée, Pygmalion, 2003, 277 p., 17,58 €
Teilhard de Chardin, un mystique de la traversée lu par Ramu de Bellescize pour Liberté politique
TEILHARD DE CHARDIN dans un livre intitulé Comment je crois résumait ainsi sa foi : "Je crois que l'univers est une évolution/ je crois que l'évolution va vers l'esprit/ je crois que l'esprit s'achève en du personnel/ je crois que le personnel est le Christ universel.
"
Décoré pendant la Première guerre mondiale de la médaille militaire, la légion d'honneur et la croix de guerre, pour avoir servi au front comme infirmier-brancardier dans un régiment de zouaves, il fut ordonné prêtre le 26 mai 1918, son scolasticat effectué à Hastings en Grande Bretagne. Déjà à cette époque, l'anthropologie, qui occupera une grande place dans sa vie retient tout son intérêt. Parallèlement à la théologie, il étudie la préhistoire.
Voilà pour ses centres d'intérêts. S'agissant de sa description physique, il faut interroger Henry de Monfreid qui, dans Charas, traça un portait de Teilhard lors de leur rencontre en Éthiopie : "Longue figure énergique et fine où les traits accentués de rides précoces semblaient taillés dans le bois dur. L'œil pétillant et vif avait quelque chose de rieur sans être ironique. Il parlait avec la vivacité et l'animation de ceux qui se passionnent. Sa parole était prenante, elle allait jusqu'à l'âme, avec cette puissance persuasive de celle des apôtres."
Plusieurs auteurs ont marqué profondément la pensée de Teilhard de Chardin ; leur évocation permet de cerner certaines de ses sources intellectuelles.
Le cardinal Newman d'abord. "Une foule d'idées de Newman [...] sont entrées dans mon esprit comme dans une demeure depuis longtemps habitée par elles." C'est d'ailleurs Newman qui notera, s'agissant de ces conflits lancinants comme celui qui opposa Teilhard à la hiérarchie romaine, que "les pionniers se déchirent les mains aux épines, ils tâtonnent ; il faut leur laisser la liberté d'errer. Les pionniers précèdent les maîtres qui fabriqueront des routes pour les carrosses, qui mettront, comme le disait Péguy, des poteaux indicateurs. Les pionniers avancent sans savoir comment et ne laissent aucune trace. On est devant eux "à la fois enchanté et perplexe" ".
L'évolution créatrice d'Henri Bergson, dont la philosophie est sous-tendue par l'idée d'une création se poursuivant dans la durée et montant vers l'esprit est également très présente dans la pensée de Teilhard de Chardin.
Le théologien Urs von Balthazar a noté la parenté étonnante de Teilhard avec certains pères grecs, dont Maxime le Confesseur, et avec le philosophe et poète russe Vladimir Soloviev. Christocentrisme, au sein duquel l'univers est comme la souffrance et la mort qui deviennent le sang même en attente de consécration. Il m'est impossible disait-il, de lire saint Paul sans voir apparaître sous ses paroles, d'une façon éclatante, la domination universelle et cosmique du Verbe incarné.
Sur l'évolution
L'immense effort qu'a fourni Teilhard de Chardin pour fonder, envers et contre toutes les oppositions venues des deux courants antagonistes que sont le fixisme religieux et le positivisme agnostique, une interprétation spirituelle de l'évolution de l'univers, a perdu de nos jours une partie de son intérêt, celle-ci ayant été partiellement admise. "Il a fait apparaître l'homme à la fois dans son enracinement et dans sa transcendance", a écrit le cardinal de Lubac. Cependant que subsistent son goût du monde, sa certitude que le christianisme a sa part dans l'évolution de l'humanité par le message d'amour qu'il dispense, par la notion de personne dont il est porteur.
Cette pensée sur l'évolution, il l'a souvent développée en contradiction apparente avec celle de l'Église ; les idées bien établies pouvaient parfois sembler voler en éclat devant les idées du père Teilhard de Chardin. "Plus nous ressuscitons scientifiquement le passé, moins nous trouvons de place, ni pour Adam, ni pour le paradis terrestre. Un seul homme, puis un homme et une femme, à l'origine de l'humanité, et un seul lieu, cela ne coïncide pas avec la découverte simultanée en plusieurs endroits du monde du philum humain. Ce que l'on appelle le "monogénisme" ne tient pas face aux découvertes de la science." Quant à la notion de péché originel de ce premier homme hypothétique, et quand à la survenue du mal dans le monde, Teilhard en émet une conception liée à la perspective évolutionniste : "Le péché originel, pris dans sa généralité, n'est pas une maladie spécifiquement terrestre ni liée à la génération humaine. Il symbolise simplement l'inévitable chance du mal [...]."
Quelle est la place du mal au sein de cette évolution ? Le mal est un mystère répète Gabriel Marcel, il a une existence propre, indépendante de celle du bien.
Teilhard de Chardin, plus uniciste que jamais, pense que la complexification et l'union, y compris la conjonction des techniques, conduiront l'humanité à un retournement, et au franchissement d'un pas nouveau de l'évolution dans un sens qui ne peut qu'être spirituel, étant donné que tout acquis, en matière d'évolution, est irréversible. Que le mal soit une retombée ou un déchet de l'évolution, voilà ce qui était impossible à admettre pour Gabriel Marcel. Plus qu'optimiste, sa pensée est profondément confiante dans le mouvement de la vie, éliminant de soit tout ce qui peut freiner ce mouvement.
Le Christ devient le terme divin de l'évolution et la grande figure universelle justifiant les œuvres humaines. Le Christ de Teilhard de Chardin est celui dont le cœur est la source de tout amour et le lieu d'accueil de la douleur humaine. Celui qui inspire et donne un sens, la personne dont le cœur est le creuset de toute métaphore spirituelle. Dans cette perspective, l'aventure humaine devient une épopée et l'homme, l'acteur d'un immense périple au sein duquel tout effort et toute inertie ont un sens et une importance reçus du centre même vers lequel il converge.
Réprimandes
Ce sont ces idées qui lui vaudront les réprimandes de l'Église. Dès 1924, une lettre de son provincial, le père Costa de Beauregard, le convoque d'urgence à Lyon. On tente de lui faire promettre qu'il ne dira ni n'écrira jamais rien contre la position traditionnelle de l'Église en matière de péché originel. Il est discrédité aux yeux de la curie romaine. Bien que défendu par le père de Lubac, ses écrits sont mis à l'index. "L'unique but de ma vie, à partir d'aujourd'hui, sera plus uniquement encore, de travailler à briser le cercle où, par une ironie amère, les enfants de lumière ont enfermé l'esprit." Cette mésentente durera jusqu'à la fin de sa vie. En mai 1938, il est quand même nommé titulaire du laboratoire de paléontologie humaine, mais en 1946, la Compagnie de Jésus lui refuse de se présenter au Collège de France, alors qu'il est assuré d'y être élu à la majorité absolue.
Ces mauvais rapports seront l'une des causes de ses nombreuses expéditions à l'étranger ; elles sont pour lui un moyen de se protéger de sa hiérarchie tout en menant ses recherches anthropologiques ; d'où ses nombreux voyages : Croisière jaune en 1931, Chine, États-Unis...
Le 15 août 1950, Teilhard aura de nouveau l'occasion de s'agacer et de faire part de son désaccord avec l'Église : les termes du dogme de l'Assomption de Marie, selon lequel la Vierge a été enlevée miraculeusement au Ciel par des anges, sont arrêtés par Rome. Si le principe ne lui déplaît pas, bien au contraire, sa formulation désuète, enfantine, le déçoit profondément : "Dans l'ensemble, les fidèles de quelque calibre intellectuel que ce soit se sentent tout à fait perdu lorsqu'ils sont confrontés avec une affirmation qui semble tomber sur notre terre moderne comme d'un monde depuis longtemps disparu. [...] Je crois distinguer ce que les théologiens romains ont dans l'esprit, et je suis d'accord avec eux. Mais leurs vues sont exprimées dans un langage impossible [...]. La conséquence la plus curieuse du dogme de l'Assomption, c'est que rien qu'en l'affirmant, les fondamentalistes expriment l'opinion que le dogme évolue encore (puisqu'il n'en est question nulle part dans l'Écriture) : ils deviennent évolutionniste sans le vouloir."
En dépit des souffrances de Teilhard de Chardin à qui l'on refuse le droit de clamer son christianisme, son obéissance à l'ordre restera toujours exemplaire. "Quelle est la meilleure manière de donner tout ? Je suis entré dans l'Ordre – ce qui était l'approximation la meilleure en vue — pour tout donner. Et je m'aperçois que le geste de la Compagnie ne me fait pas donner tout ce que je voudrais... Les "conseils" littéralement pris et compris, n'épuisent plus le don."
Méprise sur l'Église
Sur ces relations douloureuses, tout se passe pour Édith de la Héronnière comme si l'obligation de silence dont fut frappée Teilhard de Chardin avait été purement gratuite, l'Église s'escrimant à l'humilier dans le seul but de lui imposer une orthodoxie obsolète ; une inquisition de pure forme en somme, destinée à rappeler que l'Église catholique est faite d'une hiérarchie que nul ne doit transgresser. Teilhard de Chardin serait devenu la tête de turque d'une Église réfractaire à toute forme d'innovation et tout particulièrement dans le domaine théologique. Toute référence à l'évolutionnisme est condamnée par avance, la pensée scientifique se trouvant ainsi ravalée par l'Église au rang de discipline morte.
Ont eut aimé que l'auteur, plutôt que de partir du postulat trop simpliste selon lequel l'Église a nécessairement tort et Teilhard de Chardin raison, s'interroge davantage sur les motivations qui ont conduit Rome à condamner la pensée du jésuite. En procédant ainsi, Édith de la Héronnière tombe exactement dans le même travers que Jean Lacouture dans sa magistrale Histoire des jésuites : prendre systématiquement le parti de " l'Église d'en bas " contre la hiérarchie qui elle, ne peut qu'avoir tort, sans jamais s'interroger le moins du monde sur les motivations de cette hiérarchie.
C'est commettre une triple erreur d'appréciation. D'abord sur la nature du dogme catholique qui ne peut être discuté que dans certaines limites, au risque de protestantiser l'Église, produisant sans cesse des métastases qui se transforment indéfiniment en de petites églises.
Ensuite sur la nature des jésuites, bras armé du pape. Il s'agit de l'un des ordres les plus hiérarchisés, créé par saint Ignace sur un modèle quasi-militaire. Refuser de faire le moindre effort de compréhension de la hiérarchie, c'est ne rien comprendre à la spécificité de cet ordre (Teilhard lui-même a démontré le contraire en obéissant).
Enfin sur le contexte dans lequel s'est déroulé le conflit entre Rome et Teilhard de Chardin. Teilhard a vécu à un moment charnière où l'Église était profondément ébranlée par la crise moderniste : se sentant menacée sur le front de la science avec la critique historique appliquée aux textes bibliques et avec le concept d'évolution qui pénétrait peu à peu tout le champ des sciences naturelles, celle-ci adoptait une attitude défensive rigoureuse. Le terme " évolution " avait en ces années là un violent parfum de soufre.
Il l'a encore aujourd'hui ; la théorie évolutionniste est encore souvent présentée comme se situant à l'opposé des idées de l'Église.
Est-il possible dans ces conditions de se définir comme "Teilhardien" ? La réponse d'Édith de la Héronnière est sans ambiguïtés ; sa motivation est intéressante au sens justement où elle ne se place pas sur le terrain de l'évolutionnisme et du fixisme : "Je ne crois pas que l'on puisse être "teilhardien", car il ne s'agissait pas tant d'une philosophie, d'un système, comme on peut être freudien ou marxiste, que d'une mystique, d'une vision et d'une intuition. C'est la substance d'une vie exceptionnelle, où pensée, foi et recherches s'interpénètrent constamment, qui fait de lui un exemple unique et inimitable."
RAMU DE BELLESCIZE