Ecce homo

Il y eut la trahison de Judas ; il y eut la dernière Cène ; il y eut la nuit de Gethsémani, il y eut l’arrestation du Christ, il y eut la confrontation avec Caïphe. « Il est préférable qu’un seul homme meure plutôt que la nation tout entière » argumente ce dernier avant de le livrer à Pilate pour le faire mettre à mort. Il y eut le reniement de Saint Pierre : « Je ne connais pas cet homme » et le chant du coq.  Il y eut la comparution devant Pilate et la condamnation de Jésus.

 

 

Lorsque l’on condamne un juste, il y a toujours quelque chose qui nous fend le cœur, car nous avons tous inscrite dans nos gènes (même si beaucoup essayent de le faire oublier) une notion naturelle de la justice ; et si la transgression de la justice est toujours odieuse, lorsqu’elle sert à condamner un innocent elle résulte encore plus haïssable.

Nous devrions proposer aux législateurs l’analyse du procès du Christ durant lequel l’injustice acquiert une densité haineuse, pullulant  d’irrégularités  qui le convertissent en une monstruosité juridique : le sanhédrin se réunit au temps pascal, chose interdite ; les témoignages contre jésus furent faux et contradictoires ;il n’y eut aucun témoin à décharge et on n’autorisa point que le condamné  disposât d’un défenseur ; la sentence du Sanhédrin ne fut pas précédée d’un vote obligatoire   ;deux sessions furent convoquées le même jour sans l’interruption légale établie entre l’audition et la sentence ; le condamné fut ensuite envoyée à l’autorité romaine, que le Sanhédrin ne reconnaissait pas comme légitime et qui de plus ( comme l’exprime le propre Pilate) n’avait aucune juridiction sur les délits religieux ; le délit de conspiration contre César, que les membres du Sanhédrin défendent ensuite, n’était pas passible de la crucifixion, sauf dans le cas d’une sédition armée, chose que manifestement Jésus ne fomenta pas ; et enfin, mis à part d’autres irrégularités, le procureur romain l’envoya à la mort sans prononcer la sentence officielle, chose qu’aucun juge ne peut faire, sans courir le risque d’abdiquer sa charge…à l’époque et à Jérusalem ! Il y a cependant quelques ressemblances avec ce que nous pouvons vivre de relations parfois serviles entre l’Eglise des « préfets en violet » et l’Etat aujourd’hui en France.

Et il ne s’agit là que de quelques irrégularités qui illustrent ce procès et chacune d’entre elles suffirait à le rendre nul. Mais peut-être que ce qui nous trouble le plus de ce jugement ignominieux est moins l’attitude furibonde, fanatique, hystérique des membres du Sanhédrin que celle, lâche et frivole, du procurateur Ponce Pilate qui après reconnaître publiquement l’innocence de l’accusé « Je ne trouve chez cet homme aucun motif de condamnation » libéra Barrabas, fit flageller le Christ et le livra pour qu’il fût crucifié par crainte des lobbies de l’époque.

Lorsqu’il analyse ce passage des Evangiles, Hans Kelsen, le célèbre théoricien du Droit et pope du positivisme juridique, conclut que Pilate se comporte comme un parfait démocrate, au moins à deux occasions.

La première lorsque au cours du premier interrogatoire qu’il fait à Jésus, celui-ci lui répond : « Tout homme qui appartient à la vérité écoute ma voix » ce à quoi Pilate répond : « Qu’est-ce que la vérité ? ».

Pour Kelsen, un démocrate doit se laisser guider par un nécessaire scepticisme ; les études philosophiques ou morales au sujet de la vérité doivent lui sembler parfaitement étrangères.

La seconde occasion où Pilate, selon Kelsen, se comporte comme un parfait démocrate, est lorsque, face à l’impossibilité de déterminer où est la vérité, il s’adresse à la multitude agglutinée et haineuse devant le prétoire et lui demande : « Qui voulez-vous que je vous relâche : Barrabas ? Ou Jésus qu’on appelle le Messie » ? …Ils répondirent : « Barrabas » Pilate reprit : « Que ferai-je donc de Jésus, celui qu’on appelle le messie » ? Ils répondirent tous : « Qu’on le crucifie ! ».

Pilate résout le procès de façon plébiscitaire et tout en sachant que « c’était par jalousie qu’on l’avait livré », puisque la majorité « présente » répond que ce qu’on doit faire avec Jésus est de le crucifier, Pilate se soumet au verdict des lobbies « Et prenant de l’eau sous leurs yeux, il se lava les mains. »

 

C’est en Espagne que je découvris la réalité physique du Chemin de croix à travers les processions de la Semaine Sainte. A Santander plus exactement, en Cantabrie, terre-mère de ma femme.  Je n’ai pas souvenir dans les villages de mon enfance, ni non plus dans les villes de ma jeunesse d’avoir vécu la dramaturgie de cette semaine avec autant de religiosité ; ce n’étaient pas non plus les priorités des établissements pourtant catholiques que je fréquentais dans les années 60. Nous suivions les offices et le triduum pascal en famille.

En ces jours de Passion, Santander dégageait le parfum d’une grande ruche fondue. La cire des torchères laissait ses stigmates de larmes épaisses sur les pavés des ruelles surplombées d’églises romanes, falaises de pierres qui attestent des braises d’une foi millénaire. Une armée de pénitents défile, pérégrine, à la lumière givrée des luminaires ; vues de loin, leurs capirotes ressemblent à un bois de lances dressées, coiffant la nuit de leur souffle haletant qui monte au ciel comme une oraison unanime et silencieuse .De nombreuses semaines s’éteindront avant que les traces de cire que les pénitents laissent sur leur pas lents et priants ne disparaissent des pavés ; mais les échos de cette prière spontanée du peuple et les « saetas » tragiques qui s’élèvent comme une offrande  jamais ne se tairont, malgré la hargne malfaisante et misérable des coryphées des croisades laïcardes.

Cette semaine Sainte voit les balcons fleuris, les trottoirs des villes d’Espagne et les portiques des places colonisés par la multitude qui se presse pour contempler les « pasos » des processions de la semaine Sainte qui s’annoncent de loin, au rythme lent des tambours et la plainte arrachée des trompettes annonçant l’arrêt que marqueront les Simon de Cyrène pour reprendre leur souffle. Alors, le silence lourd et pesant du drame que chaque semaine sainte, chaque  vendredi Saint, les foules des Espagnes, de Malaga à Burgos, de Sevilla à Santander, d’Avila à Valencia, de Cordoba à Valladolid de Madrid à Santiago, de Palencia à Calanda rappelaient dans leurs rues- dont chaque prêtre de l’Eglise universelle fait mémoire chaque fois qu’il célèbre la messe – était alors déchiré par une «saeta » surgie d’un balcon, offerte au milieu de la foule ou simplement exprimée du fond de l’âme douloureuse d’un priant et qui s’achevait en plainte d’un chant profond laissant transpirer sa foi, laissant crier sa peine noire à vous glacer le sang, à vous arracher qui des frissons, qui des sanglots, qui des pleurs étouffés par l’orgueil mâle. La foule accourt à la vibration de ces accents comme requise par l’appel ancien du sang : dans les scènes de la Passion se grave une forme de généalogie spirituelle ; et dans l’image du Christ cloué et agonisant au bois de la Croix c’est toute la douleur du monde qui se condense. L’image du Christ, les cinq plaies –celles des deux mains et des deux pieds engendrées par les clous et celle du flanc droit provoquée par le coup de lance du centurion romain. Mais ce sont aussi les blessures infligées par la flagellation, la couronne de 70 épines enfoncées dans le crâne, c’est le visage tuméfié, blessé, déformé par les coups lâchés avec rage par les soldats, le portement de la croix par des dédales et ruelles accidentées, les trois chutes liées à une hémorragie massive conséquente à la sauvagerie de la flagellation, durent lui arracher ce qu’il restait de peau et de chair à la clavicule.  « Chaque pas est un choc qui déchire un peu plus l’épaule du Christ. Le bois est mal équarri. À quoi servirait-il de la fignoler, si c’est une poutre tout juste bonne à porter un malandrin ! Des échardes viennent aiguillonner encore plus la douleur »

Le carillon du beffroi de l’hôtel de ville sonne l’heure invraisemblable de la mort de Dieu avec un écho qui demeure tremblant dans l’air, gémissant et rouillé. Le crucifié défile par les rues transformées en prières vives, se balançant sur les épaules des porteurs, le regard maculé de sang, les chairs meurtries dans le prétoire par un véritable passage à tabac d’une sauvagerie indescriptible - qui dura sans doute des heures et des heures- et lacérés par la flagellation romaine, l’os à nu, le corps pantelant ; chacun de ses muscles, chacun de ses tendons était sanglant. Cloué sur la croix, le stress imposé aux muscles pectoraux empêchait les poumons de se gonfler ; pour libérer sa respiration le Christ devait se dresser en prenant appui sur ses chevilles et ses poignets cloués ; il s’effondrait à chaque fois qu’il faisait cet effort pour récupérer chaque bouffée d’air et il fit cela des heures et des heures durant jusqu’à l’épuisement et la mort inévitable. Après l’ultime cri de Jésus « Tout est accompli », le centurion enfonce sa lance entre les côtes de Jésus ; il en sort de l’eau et du sang, ce qui est la description d’un épanchement péricardique ayant pour conséquence la mort par asphyxie.

« Sa gorge qui lui faisait mal. /Qui lui cuisait. /Qui lui brûlait. /Qui lui déchirait. /Sa gorge sèche qui avait soif. /Son gosier sec. /Son gosier qui avait soif. /Sa main gauche qui lui brûlait. /Et sa main droite. /Son pied gauche qui lui brûlait. /Et son pied droit. / » …Il avait aussi une crampe. / Il avait surtout une crampe. / Une crampe effroyable. / A cause de cette position. / De rester toujours dans la même position. /…D’être forcé d’être dans cette affreuse position. / Une crampe de tout le corps. / Et tout le poids de son corps portait sur ses quatre plaies. /…Ch. Péguy extraits du « Mystère de la charité de Jeanne d’Arc ».

 

L’artiste qui représenta cette œuvre que portaient les pénitents détailla l’architecture tendue des côtes, comme un je ne sais quoi de harpe brisée, et la tension des bras qui s’ouvrent dans un ultime paroxysme d’amour, avide de couvrir le monde.

La multitude contemple Dieu face à face, comme devaient le contempler jadis ceux qui accompagnèrent son ascension au Golgotha ; un caillot de rage monte de leur gorge, un fouillis de larmes salées comme la rouille d’un corps mort trace son sillon sur la joue et un nœud de tristesse reste collé au palais mou.

Une image suffit pour nous révéler la beauté incalculable de ce mystère : l’art atteint ainsi sa mission primordiale – la mission que les marchands lui ont usurpé- qui n’est autre que de rendre intelligible, au moyen d’un trait d’émotion, ce qui est transcendant.

Le Crucifié se perd au fond de la rue, sous la nuit aveugle de constellations. Quand l’aube pointe et que nous découvrons le tombeau vide, alors nous pouvons proclamer : « Mort ou est ta victoire ? »

Resucitó, resucitó, resucitó, aleluya
Aleluya, aleluya, aleluya, resucitó

La muerte dónde está la muerte?
Dónde está mi muerte?
Dónde su victoria?

Resucitó, resucitó, resucitó, aleluya
Aleluya, aleluya, aleluya, resucitó

Resucitó, resucitó, resucitó, aleluya
Aleluya, aleluya, aleluya, resucitó

Alegría, alegría hermanos
Que si hoy nos queremos
Es que resucitó

Resucitó, resucitó, resucitó, aleluya
Aleluya, aleluya, aleluya, resucitó

Resucitó, resucitó, resucitó, aleluya
Aleluya, aleluya, aleluya, resucitó
Aleluya

 

Alors nous nous rirons à gorge déployée des corryphées des croisades laïcardes.

Belle montée vers Pâques.

 

Thierry Aillet

Ancien Délégué épiscopal à l’Enseignement Catholique d’Avignon.