Source [Infovaticana] Huit jours après, voici quelques remarques inspirées à la fois par la lettre de Mgr Viganò et par les réactions à ce rarissime acte d’accusation formulé publiquement par un diplomate du Saint-Siège. Elles sont bien incomplètes. Mais transformer le grand scandale dénoncé par Viganò – celui de la corruption (homo)sexuelle au sein de l’Église et de l’impunité dont elle semble jouir – en petit scandale Viganò, c’est filtrer le moucheron et laisser passer le chameau (Mt 23, 13-24).
1. L’immense majorité des agressions pédophiles sont commises au sein des familles : donc, ce n’est pas en mettant fin au célibat des prêtres qu’on diminuera le nombre des agressions qu’ils commettent. Et considérer le mariage comme une sorte de thérapie sexuelle préventive pour déviants est une curieuse conception de la chose.
2. Rapportées au nombre d’agressions sexuelles, homosexuelles ou non, pédophiles ou non, les agressions commises par les prêtres catholiques sont en petit nombre – ce qui ne diminue en rien leur caractère scandaleux. On peut toujours regretter qu’elles fassent plus les gros titres que celles perpétrées par des religieux d’autres confessions, ou par des représentants d’autres professions (éducateurs, enseignants, magistrats…), ou par d’autres humains, mais ces humains, ces autres professions et ces autres religions n’ont pas la même prétention à la charité universelle. Les prêtres sont justement jugés à hauteur de leurs prétentions et du message chrétien. Le chrétien ne doit pas s’irriter d’une inégalité démocratique dans le traitement de l’information, ni d’un deux poids-deux mesures judiciaires : il n’appartient ni à un parti ni à une fédération professionnelle.
3. Il est évident que l’Église devrait se doter d’outils de discernement psychologiques pour évaluer les vocations et que toutes les tendances qui incitent à enfreindre le célibat et la chasteté doivent être considérées comme des obstacles au sacerdoce. Il est non moins évident que le cléricalisme, cette tendance qu’ont les clercs à se confondre avec l’Église en profitant souvent de la naturelle confiance des fidèles en l’autorité, a fait des ravages, et que de nombreux pasteurs ont développé une culture de l’excuse et de l’immunité, prétendument pour préserver l’Église, ce qui est une abomination. L’Église devrait aussi se doter d’outils de discernement adaptés pour la promotion des clercs à des positions d’autorité. Elle répondra qu’elle en a, et depuis plusieurs siècles. Force est de constater qu’ils sont inadaptés aux circonstances – surtout si ces circonstances démontrent que ceux qui les manient sont précisément ceux qu’on aurait dû écarter…
4. Certes, il ne faut pas confondre pédophilie et homosexualité. Dans le cas du cardinal McCarrick, concerné par les accusations de Mgr Viganò, il apparaît toutefois que les harcèlements, les abus d’autorité, les relations homosexuelles sous contrainte aient été souvent à tendance éphébophile et, au moins dans un cas, celui dont la dénonciation a fini par provoquer la démission du cardinal, pédophile. Pourtant, beaucoup des contre-feux allumés contre Viganò (voir cet article d’Andrea Tornielli par exemple) tendent à gommer cette dimension et insistent sur le fait que les prêtres et séminaristes concernés par les déviances de McCarrick étaient majeurs : comme si cela était moins répréhensible… Or, pour un prêtre en position d’autorité, le harcèlement sexuel d’une personne subordonnée constitue dans tous les cas à la fois une violence sexuelle et un manquement au vœu de chasteté. Organiser ce manquement à grande échelle est évidemment encore plus ignoble, surtout quand cette autorité est crossée, mitrée et même cardinalicement pourprée.
Voilà ce qui fonde l’inquiétude, l’indignation et l’interpellation de Mgr Viganò.
Sur la réception faite au témoignage de Mgr Viganò
5. Viganò ne rapporterait que des faits invérifiables, des on-dit, des conversations privées… alors qu’il fait mention de rapports remis et archivés. Dire cela, c’est volontairement oublier ce qui est objectif. Les documents évoqués par Viganò existent – ou pas. Donc, si l’Église veut, elle peut les rendre public. Elle s’y est toujours refusé jusqu’à maintenant, se mettant ainsi, et de plus en plus lourdement à chaque fois, en défaut vis-à-vis des autorités civiles quand il était avéré que les reproches étaient fondés.
6. Benoît XVI n’aurait pas confirmé les dires de Mgr Viganò, contrairement à ce que certains journalistes ont prétendu : il ne les a pas non plus infirmés, contrairement à ce que certains journalistes ont prétendu. François non plus, d’ailleurs, ne les a ni confirmés ni infirmés. Il est piquant que ceux qui reprochent à Viganò d’extrapoler à partir de conversations privées extrapolent eux-mêmes à partir de silences privés et publics.
7. Viganò est de la caste de ceux qu’il dénonce et, à ce titre, serait aussi compromis que ses pairs… sauf qu’il est le seul à pouvoir être accusé des péchés de sa caste ! La Curie romaine est réputée être un nid de vipères, lubriques et avides. Du moins les ennemis de l’Église la présentent-ils comme telle, ne reprenant bien souvent que ce que l’Église elle-même dit et révèle : en effet, les trois ou quatre derniers papes, François compris, l’ont laissé entendre et l’ont dénoncé. Benoît XVI et François ont même fait de la réforme de la Curie l’un des chantiers de leurs pontificats. François avait soulevé un grand espoir, notamment en pointant du doigt la corruption et en expliquant fort bien qu’il s’agissait de l’habitude au péché. Force est de constater que, au bout de cinq ans, son bilan est si faible que même ses partisans, comme ici Henri Tincq, le déplorent. Ce point est important car les accusations du nonce Viganò sont censées être sujettes à caution :
• au motif qu’il est dévoré d’ambition : or, précisément, il a 77 ans – les soutiens de McCarrick étant, eux, bien plus en position de gagner de nouveaux honneurs et un surcroît de pouvoir, comme le cardinal Cupich, 69 ans, nommé archevêque de Chicago et cardinal par François ;
• au motif qu’il a appartenu à la Curie : or, précisément, il en a été chassé après avoir dénoncé d’autres prévarications ;
• au motif que sa lettre ouverte ne respecte pas les formes d’obéissance convenables : or, précisément, quand le scandale implique toute la hiérarchie, le devoir de dénonciation consiste-t-il à se contenter d’avertir la hiérarchie (chose que Viganò a faite) puis à ne plus rien faire (chose à laquelle il n’a pu se résoudre) ou à porter l’affaire sur la place publique ?
• au motif qu’il serait un sournois adversaire politique et religieux du pape François : or, précisément, dans ses précédentes oppositions, il a respecté les formes d’expression – ce qui n’a pas empéché François de n’y répondre que par le silence ;
• au motif que McCarrick n’aurait pu être préalablement puni par Benoît XVI puisqu’il ne respectait pas les conditions de sa supposée punition (abstention de célébrer en public, etc.) : or, précisément, Benoît XVI n’a-t-il démissionné parce qu’il répugnait à exercer son autorité (qui s’arrêtait aux portes de son bureau, comme il l’a dit), une autorité dont il voyait qu’elle était constamment bafouée sur tous les plans ? Il suffit de penser au fameux « à Rome le pape fait ce qu’il veut mais, ici, je suis pape dans mon diocèse » de nombre d’évêques au moment du motu proprio Summorum Pontificum sur la liturgie traditionnelle ; on sait néanmoins aujourd’hui que les sanctions privées évoquées par Viganò, et d’abord présentées par ses adversaires comme une méchante élucubration, ont bel et bien été prononcées, transmises – et ignorées ;
• au motif qu’on l’a vu être aimable avec McCarrick dont il connaissait pourtant et les fautes et les sanctions dont il était supposé avoir été frappé : il apparaîtrait, aux yeux des observateurs innocents des mœurs ecclésiales, qu’à un certain niveau de la hiérarchie on pratiquerait diplomatiquement la dissimulation au lieu d’insulter en public ? C’est en effet stupéfiant. Il leur reste à nous expliquer que McCarrick est innocent puisqu’il n’a pas lui-même confessé en chaire ses exactions ;
• au motif que Viganò aurait lui-même couvert un scandale sexuel : outre le fait qu’il a réfuté ces accusations mensongères, outre le fait que sa prétendue dissimulation était sans commune mesure avec l’objet de sa dénonciation, il est inquiétant que dans une affaire d’Église on puisse écarter celui qui dénonce le scandale au motif qu’il n’est pas lui-même un modèle de vertu, et qu’on s’acharne plus à enquêter sur sa personnalité que sur ce qu’il dénonce, traitant son exigence de vérité comme un despote au pouvoir traite ses opposants. Les rapports entre chrétiens ne sauraient tomber au niveau de ceux qui caractérisent la vie politique ou médiatique…
Le seul motif qu’on n’invoque pas, c’est la rigueur implacable de François en la matière. Effectivement, elle ne peut être invoquée puisque François a donné des exemples de sa miséricorde en la matière, en commençant par Mgr Ricca, qu’il a choisi et confirmé comme homme de confiance auprès de l’IOR en dépit de sa vie en couple homosexuel lorsqu’il était en poste en Uruguay, voire de sa cécité obstinée comme dans le cas de Mgr Barros, nommé évêque d’Osorno au Chili en 2015 en dépit des protestations publiques, et défendu sans sourciller pendant près de trois ans (1).
8. Un dernier motif invoqué peut se résumer ainsi : « rien à foutre ». Le cardinal Cupich a ainsi expliqué que le pape a autre chose à faire que de s’intéresser aux allégations de Viganò : parler de l’environnement et protéger les migrants. Le fait que la parole du pape et de l’Église (qui a commencé avant François et, vraisemblablement, continuera après lui) puisse être moins audible du fait des scandales n’a pas l’air d’éveiller l’attention de Cupich. Il n’a pas l’air de saisir que dix et vingt ans de scandales incessants ont gravement entamé la crédibilité de l’Église, et que le spectacle d’une cacophonique pétaudière n’encourage pas à écouter les graves appels à la frugalité énergétique (certes nécessaires, mais d’autres personnes, aussi autorisées que l’Église, en expliquent déjà la nécessité).
9. Il est clair que Mgr Viganò n’entend pas seulement restaurer la chasteté chez les prélats mais qu’il entend peser sur les prochaines élections pontificales, au minimum en incitant à réfléchir au poids du vote, plus fortement en changeant la composition du collège électoral (par l’éviction des cardinaux fautifs), enfin en allant jusqu’à provoquer des élections (je trouve d’ailleurs que son appel à la démission du pape est inutile et contreproductif, car l’urgence des maux qu’il dénonce nécessite une action urgente, que François est en position d’agir et que la pression des événements peut être un aiguillon pour qu’il agisse). La dimension politique de la dénonciation suffit-elle à écarter ce qui est dénoncé ? Non.
10. Il faut replacer la dénonciation de Mgr Viganò et la réception de cette dénonciation dans un cadre plus vaste. L’Église dissimule. C’est sa culture. Et c’est souvent un rempart : du secret de la confession aux persécutions forçant à la clandestinité, l’ordre divin n’est pas l’ordre humain. De la Rome antique à la Chine d’aujourd’hui, en passant par la France de la Terreur, de nombreux régimes ont su montrer à l’Église qu’ils entendaient qu’elle se soumette, et qu’elle soumette ses fidèles à l’État. Mais cette culture de la dissimulation est aussi la culture des puissants, qui n’entendent pas être jugés selon la morale ordinaire, et la culture des partisans, qui considèrent que le bien du Parti justifie qu’on protège les partisans, quelques méfaits qu’ils aient pu commettre. Mgr Viganò fait partie de cette Église et, en tant que diplomate, chez lui, la culture du secret se double d’une nécessité, d’un impératif professionnel. Il s’est senti triplement affranchi de la nécessité du silence à cause de la lenteur de l’institution à se corriger, à cause des postes d’autorité – et donc de la situation d’abus d’autorité – qu’occupent ceux qu’il dénonce, enfin à cause de sa mort toujours plus prochaine. Ses adversaires font partie de la même Église et, pour au moins l’un d’entre eux, McCarrick, ont donné la preuve de leurs capacités de dissimulation. Là, plus question d’ordre divin. Les dénégations des adversaires de Viganò sont elles aussi à jauger en fonction de cet habitus de dissimulation. Qu’un des accusés, Wuerl, explique que son accusateur, Viganò, ment, est-ce vraiment une preuve apportée pour confirmer ou infirmer le mensonge ? Non. Ceux qui sont en place se défendent.
Sur le pape
11. Relayer ce que dit Mgr Viganò, ce n’est ni attenter à l’honneur de l’Église, ni attenter au pape. L’honneur de mon Église c’est que je puisse lui dire à voix haute qu’elle erre. Je le dis à ma place, comme tant d’autres avant moi, y compris de bien plus grands et de bien plus saints, de bien plus autorisés et de bien plus compétents. Mon Église ne peut exiger de moi que je me taise au motif du tort que je lui ferais, car ce sont ses mauvais pasteurs et son silence qui ont causé les plus grands troubles. Quant à l’honneur du pape, c’est lui qui en fixe les conditions, de même qu’il a fixé les conditions de l’honneur de ceux qu’il a condamnés et de ceux qu’il a épargnés. Le pape François aussi a des adversaires envers qui il a usé de son autorité légitime, ignorant Mgr Léonard, destituant Burke et renvoyant Müller, autrement dit exerçant facilement et à bon droit son autorité sans jamais, par ailleurs, expliquer ses décisions, jetant ainsi la suspicion sur les prélats concernés alors que ceux-ci n’ont jamais dévié ni doctrinalement ni moralement.
12. Enfin, le pape choisit qui il veut pour mener sa politique, y compris des êtres faillibles, car on ne conduit pas une société comme l’Église uniquement avec des saints. Ils sont rares les évêques et les papes à avoir été canonisés – même si Benoît XVI et François semblent avoir décidé de vouloir canoniser presque tous leurs prédécesseurs. Mais en même temps, comment un pape peut-il simultanément s’appuyer sur des planches pourries (McCarrick n’étant que la dernière en date) tout en dénonçant régulièrement les maladies spirituelles voire les péchés du clergé et de ses cardinaux, dont il a dressé en 2014 le catalogue précis ? Lui aussi est et sera jugé à l’aune des vertus qu’il proclame.
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(1) En janvier 2018, le pape François qualifiait encore de « calomnie » les accusations portées à l’encontre de Mgr Barros, contraint finalement à démissionner en juin 2018 sans, toutefois, qu’aucune sanction ne soit prise au Vatican contre lui.