À l'heure ou tant de clercs font profil bas, cachent leur croix, camouflent leur col romain sous un col roulé ou dissimulent au fond des sacristies leurs ornements sacerdotaux, les laïcs, certains laïcs, osent montrer publiquement leurs convictions.
C'est en grande tenue - robes et toques rouges ou noires de professeur, d'avocat, de magistrat - que les juristes catholiques ont assisté à la grand-messe de 11h30 à Saint-François Xavier (Paris XVe) dimanche 21 novembre.
La veille, c'est dans le décor non moins grandiose de la Cour d'appel de Paris qu'ils avaient débattu d'un sujet essentiel et on ne peut plus actuel : la laïcité.
Parmi les nombreux intervenants, quatre ont plus spécifiquement analysé les aspects juridiques politiques et historiques de la laïcité, le professeur Joël-Benoit d'Onorio, président de l'Union internationale des Juristes catholiques, Mgr Roland Minerath, archevêque de Dijon, Roland Hureaux, conseiller à la Cour des comptes, et le professeur David Capitant.
Les faux-semblants de la loi de 1905 ou la réalité d'un laïcisme sectaire, voire intégriste
Le président Joël-Benoît d'Onorio ouvre le bal avec brio sur la distinction fondatrice entre le spirituel et le temporel telle qu'on la trouve chez saint Augustin, elle-même inspirée du célèbre passage de l'Évangile ou Jésus doit se prononcer sur l'impôt que les juifs doivent payer à l'empereur romain. " Jésus a rendu à César la monnaie de sa pièce " lance l'orateur avec son sens de la formule habituel.
Il rappelle l'historique de la loi de 1905 et souligne que quelques territoires français y échappent ; la Guyane, les terres australes et antarctiques, l'Alsace-Lorraine, Wallis-et-Futuna. Il souligne d'ailleurs à ce propos que la loi n'a pas que des inconvénients et qualifie de " rentiers de 1905 " les protestants, les juifs et les catholiques. Paradoxe étrange, la loi a protégé certaines églises des folies destructrices post-conciliaires. A contrario, à Metz, nul n'a pu s'opposer, du fait de l'inapplication de la loi, à l'occupation et la profanation de la cathédrale.
Seulement l'État français n'est pas laïque mais laïciste. Or ce laïcisme " est une métaphysique, et vire à l'intégrisme laïc ". C'est à la fois un " amoralisme individuel et un néo-moralisme collectif " qui fait de l'État un " producteur de religieux d'État avec label républicain ".
Et, du coup, cette loi n'est pas protectrice des libertés comme elle aurait pu l'être... L'orateur donne plusieurs exemples d'idées reçues sur la laïcité infirmée par les faits :
- " La laïcité c'est la non-intervention de l'État dans le domaine religieux. " L'exemple récent du Conseil national du culte musulman prouve qu'il n'en est rien.
- " La laïcité, c'est la non-discrimination. " La loi de 1905 déjà était discriminatoire puisqu'elle donnait toute liberté de se constituer et d'agir aux associations et enlevait tout aux congrégations. Et cela continue. En Italie, le président des juristes catholiques est président du Comité d'éthique. Imagine-t-on cela en France ?
En France, qui est catholique ne peut être un savant. Au niveau européen ce n'est guère mieux. Le deux poids-deux mesures est de règle. Après avoir interrogé M. Buttiglione de la manière qu'on connaît au Parlement européen, et avoir, au vu de sa foi catholique déclarée, obtenu sa démission, on a demandé à son successeur, au cours du même type entretien, s'il était maçon. Quelqu'un s'est alors insurgé contre cette atteinte à sa liberté de penser...
En France, on retire à un professeur le cours " droit et religion " parce qu'il est croyant Aux Etats-Unis, Georges Bush a dit " je ne nommerai à la Cour suprême que ceux qui pensent que les droits de l'homme ont leur fondement en Dieu ". En France, se serait plutôt le contraire ! On protége les musulmans de l'islamophobie... mais qui protège les cathos de la cathophobie, les chrétiens de la christianophobie, demande Joël-Benoît d'Onorio ?
- " La laïcité c'est la tolérance. " La loi sur le voile tourne à la nouvelle loi des suspects affirme l'orateur.Le prosélytisme passif est stigmatisé à l'instar du racolage passif. Est-ce parce qu'il y a, dans les deux cas, une histoire de vêtement à enlever ? ajoute-t-il malicieusement.
- " La laïcité c'est la liberté de culte. " Peut-être. Mais le culte n'est – dit le cardinal Lustiger lui-même – qu'une réduction du phénomène religieux. La religion, ce sont des visions du monde qui ne peuvent rester circonscrite dans la chambre à coucher.
Pour conclure l'orateur nous assène quelques vérités.
D'abord cette laïcité, aujourd'hui, gêne. Avant, en 1820 par exemple, il était facile de mettre au pas les religions. Aujourd'hui, l'État serait obligé, vis-à-vis de l'islam, de réviser la loi de 1905.
Ensuite, c'est parce qu'on a détrôné la religion catholique qu'on a laissé " la place à d'autres revendications religieuses impératives et agressives "... Du coup on s'aperçoit, quand aujourd'hui on veut faire l'inventaire de la laïcité et la célébrer, qu'elle n'est plus respectée. " Autant tenter de s'enivrer du parfum d'un vase vide ! L'inventaire tourne à l'autopsie... " lance le président des juristes catholiques.
Puis il conclut malicieusement : c'est pourquoi " la laïcité s'est rétractée, fermée, durcie, est devenue intégriste : ce qu'il faudrait, c'est un "Vatican II de la laïcité" " !
La religion et la cité
Mgr Minnerath rappelle tout d'abord que les Romains considéraient à ses débuts le christianisme comme une secte. Le mot vient de sequitur. Les chrétiens étaient " ceux qui suivent "... en l'occurrence Jésus, ceux qu'on appelait aussi les " Nazaréens ". Il rappelle aussi qu'on les taxait de superstitio, croyance, qui, à l'opposé de la religio, se fait hors du lien social parce qu'elle n'est pas la croyance officielle de la cité (1). À Rome en effet, il ne pouvait y avoir de " dieux étrangers ". Pour l'homme antique, la religion ne se choisissait pas. Du coup, à ces chrétiens sans cité, on impute tous les crimes - l'incendie de Rome par exemple.
Libertas religionis ? le terme paraissait alors contradictoire. On parlait plutôt dans l'Antiquité d'optio divinatis. Cela signifiait qu'il était inique d'obliger un homme libre à accomplir les gestes sacrificateurs d'une religion s'il n'y croyait pas. Choisir sa religion était un jus humanis.
Le " Il n'y a plus ni juif ni chrétien " de saint Paul tente de casser cette optique " nationale " de la religion, de refuser cette " absolutisation du civique ". Cependant la " secte " chrétienne n'est pas communautariste. Elle veut seulement se situer sur un autre plan que celui de la cité. Et aller dans " toutes les nations " annoncer la bonne nouvelle : "Dieu existe pour le monde entier. Dieu est le dieu de tous, pas seulement de ma cité." C'est pourquoi on peut tirer une éthique sociale universelle du christianisme.
Conclusion : même si le chrétien peut accepter que sa religion ne soit pas celle de la cité, il doit refuser d'être chassé dans les marges de la République. Le levain doit rester dans la pâte et pouvoir y être actif...
Religion et modernisme : le "néo-laïcisme" contemporain
Pour Roland Hureaux, la laïcité est moribonde et c'est pourquoi on convoque tant de commissions à son chevet, tant d'experts, tant de " sages ". Tout a commencé en 1989 avec l'"affaire du voile", la décision du Conseil d'État, et le premier "rapport" qui a suivi. Cela a continué en 2001 avec la commission Lang, en 2002-2003 avec le rapport Debray sur l'enseignement du fait religieux, puis la commission Stasi de 2003.
Un "néo-laicisme" la remplace, qui est né du problème musulman. Depuis que la loi sur le voile s'applique, on assiste en effet à des reviviscences des anciennes pratiques de la IIIe République : crucifix enlevés dans les tribunaux, les écoles, messe du 11-Novembre écourtée ou supprimée, préfets n'osant plus aller en uniforme à l'église... "Le laïcisme herbicide" dit joliment Roland Hureaux détruit le bon et le mauvais. Dans une phase ultérieure on peut craindre le resurgissement des mauvaises herbes qu'il voulait éradiquer. En revanche, dit il, "je ne suis pas sur que la graine catholique soit la plus résistante"...
Certes il y a quelques points rassurants : le fait que le Parlement ait choisi la version soft de la commission Stasi (interdiction des signes religieux ostensibles) et non la version dure de sa propre commission parlementaire (tout signe religieux ), ou encore le recul sur le problème des fêtes (introduire dans le calendrier civil les fêtes juives et arabes avait été proposé). Mais, dit Roland Hureaux, il en va là comme de l'augmentation de cinq heures des horaires de travail des professeurs dans le rapport Thelot : une mesure-phare dont l'effet d'annonce permet de faire passer aux yeux du public le caractère modeste des réformes proposées... et qui ne sera finalement pas adoptée.
Mais d'autres plus inquiétants. Dans ces commissions, les minorité étaient sur- représentées. Dans la commission Debré on comptait 12 musulmans, neuf maçons, 40 enseignants, un seul évêque, un seul ministre. Pourquoi ne pas en avoir discuté directement au Parlement ? C'est ce qu'on a fait en 1945 à propos de l'opportunité d'étendre le régime de séparation à l'Alsace et la Lorraine nouvellement retrouvées. Et Robert Schumann a obtenu par sa seule parole, sa seule force de conviction, contre l'avis de la majorité au début, le maintien du statut dérogatoire ! L'autorité politique n'est pas forcement moins apte à éviter l'envahissement du politique par le religieux, rappelle Roland Hureaux. Philippe le Bel envoyait ses troupes au pape quand ce dernier prétendait lui dicter sa conduite !
Ce néo-laïcisme diffère de la laïcité classique car, si celle-ci cherchait une distinction des autorités et une éviction de l'Église de son rôle social pour y substituer l'action publique, elle préservait la morale. La morale, une morale chrétienne, était enseignée par les hussards noirs de la République dans les écoles au début du siècle !
Le vrai problème est dans le choc entre la religion et la modernité, et la laïcité contemporaine est le désir de faire primer la seconde sur la première. Or cette modernité, c'est le règne de l'éthique autorisée par l'État, consacrée par la culture et les médias, la bien-pensance officielle, la nouvelle religion laïque.
Les " commissaires, experts, sages " des diverses commissions convoquées au chevet de la laïcité, conclut l'orateur, sont les grands prêtres de cette nouvelle religion laïque. Marcel Gauchet l'a écrit : la religion n'est tolérable dans les institutions de la démocratie que si elle accepte cette nouvelle religion civile, si même elle dispose d'une sorte de nouvelle "constitution civile" et s'affadit, se formate. Nous sommes dans une nouvelle polysynodie révélatrice d'une crise du politique.
La laïcité en France et en Europe
David Capitant, dernier intervenant du colloque, fait ensuite une comparaison éclairante entre la jurisprudence française et européenne sur ce thème de la laïcité, fondée en partie sur la décision du Conseil constitutionnel à propos du futur traité européen établissant une " Constitution pour l'Europe " rendu la veille même, le 19 novembre.
La conception européenne (2) est à la fois celle d'un rejet de la religion d'État - condamnation de la Grèce pour obliger les citoyens grecs à mentionner leur religion sur leur carte d'identité - parce que chacun doit pouvoir changer de religion, et celle d'une neutralité bienveillante de l'État qui doit tolérer même le prosélytisme. Certes il y a des limites à cette tolérance. Ainsi le parti turc REFA a été considéré comme contraire a la laïcité parce qu'il prônait la Charia.
Le Conseil pense que le traité futur est compatible avec l'art. 2 de la Constitution : " La France est une république laïque. " Sans doute, mais la loi du 15 mars 2004 pourra-t-elle résister à la conception européenne, plus tolérante ? Il semblerait que oui si la CJCE aligne sa jurisprudence sur celle de la CEDH. Cette dernière a en effet autorisé les Suisses à interdire d'enseignement une femme voilée. Ainsi le port du voile est-il considéré par la Cour comme une entrave au bon fonctionnement de l'éducation (3).
Cependant, rappelle David Capitant, pour la Cour ce n'est pas la laïcité qui est un " objectif d'intérêt général " mais l'ordre public ! On ne pourrait donc pas aujourd'hui interdire comme en 1909 les convois funéraires dans les rues...
Pour ce qui est du financement des cultes, l'Europe nous aidera peut-être à " raison garder ". Car bien que l'article 2 de la loi de 1905 dispose que " la République ne reconnaît ni de subventionne aucun culte ", M. de Villepin, ministre de l'Intérieur et des cultes, crée actuellement une fondation pour construire les mosquées... Or, pour l'Union, la liberté religieuse est avant tout une liberté individuelle. Elle ne crée pour l'État aucune obligation de reconnaître des droits collectifs et donc de promouvoir les cultes.
Pour ce qui est du patrimoine religieux existant, on ne peut que se réjouir que la loi de 1924 ait adouci la loi de 1905 et permis de réparer les dommages subis par les religieux, expropriés, privés d'emploi, réduits à la misère, incapables d'assumer l'entretien de bâtiments séculaires construits par l'État autant que par l'Église, en permettant le financement du culte et de l'enseignement religieux en partie par l'État. Elle n'a pas été déclarée contraire à la Constitution postérieure de 1946 ou 1958 et récemment, en Polynésie, la collectivité locale vient de reconstruire un presbytère. Mais l'État a-t-il les mêmes obligations envers les religieux musulmans dont les édifices religieux n'ont pas été construits par la collectivité nationale et qu'on n'a jamais exproprié ? On peut en douter.
L'application du futur traité qui donnera force juridique a la charte des droits qui s'y trouve intégrée permettra sans doute d'imposer en France une " règle de raison " en matière de laïcité comme elle l'a fait en matière de service public Et c'est tant mieux.
Moribonde, intransigeante, raidie, crispée et chaotique, telle apparut la laïcité aux auditeurs de ce beau congrès, au termes de cette journée.
Dans la classe politique la prudence est de mise et personne ne parle de toucher à la loi. Personne ? Pas tout à fait. Nicolas Sarkozy brûle de mettre ses pas dans ceux de Napoléon et de Portalis et voudrait être l'artisan d'un nouveau " concordat ". Sur ce sujet les " juristes catholiques seront peut être, une fois n'est pas coutume, consultés ?
Notes
(1) on trouve cette terminologie dans Tacite, Suetone, Pline le jeune précise l'orateur
(2) Jurisprudence de la CEDH et de la CJCE, art. 10 de la DDH, art. 10 de la Charte européenne des droits fondamentaux, art. 128 de la déclaration universelle des droits de l'homme.
(3) Cf. décision du 8 octobre 2004.
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