La zone euro traverse une crise d’une exceptionnelle gravité ; les mesures prises ne garantissent pas sa solution. Il importe donc d’explorer sans a priori toutes les voies possibles.

Le dilemme arithmétique et comptable

Pour cela, il faut repartir du point de départ, de ce qui est au cœur de cette crise : la dette publique des pays membres. Deux cas sont à distinguer, selon la monnaie dans laquelle cette dette est libellée. Si une dette publique est exprimée dans une monnaie étrangère, l’Etat concerné doit trouver les devises permettant de la payer. S’il n’y arrive plus, comme souvent depuis trente ans, la solution est une renégociation internationale. On se borne d’abord à rééchelonner les dettes, c’est-à-dire à les étaler ; et s’il n’y a pas de perspective de remboursement à terme, on restructure la dette, on la réduit.

En monnaie nationale la situation est différente. Il y a en général une solution de dernier recours : le financement par la Banque centrale, par création de monnaie. Par construction le défaut peut alors être formellement évité, car une Banque centrale peut créer de la monnaie en quantité illimitée si aucune disposition ne l’en empêche. Mais bien entendu la valeur réelle de cette monnaie baissera si la création de monnaie atteint un certain volume. Alors les prix et les taux d’intérêt finiront par monter. En outre, l’opération réduira la contrainte pesant sur les autorités politiques, puisqu’ils auront cette solution de facilité. Cela peut se terminer mal : c’est le cauchemar que les Allemands ont en tête depuis les années 20. Il y a des gagnants et perdants, mais ces derniers sont plus nombreux, victimes de l’inflation et de l’effondrement de la valeur réelle des créances.

Dans une zone monétaire comme la zone euro,  la situation est hybride. La dette est libellée dans la monnaie commune. Mais cette monnaie est émise par un institut d’émission commun qui n’est pas construit pour répondre aux besoins particuliers d’un Etat. Au niveau européen, le financement du déficit d’un Etat membre est en principe exclu. De ce point de vue, chaque Etat se trouve donc dans la même situation que si sa dette était en monnaie étrangère. Si donc il ne trouve pas les ressources lui permettant d’assurer le service de sa dette, la monétisation n’est pas possible. Reste l’ajustement budgétaire ; mais il n’est pas simple et, au mieux, il permet d’équilibrer les finances courantes et de payer les intérêts de la dette. Mais cela ne permet normalement pas de rembourser cette dette et d’assurer le payement des tombées annuelles d’emprunt, si le marché ne les refinance pas. Certes des aides sont possibles (FMI ou autres gouvernements). Mais leurs ressources sont limitées. S’ils ne suffisent pas, l’Etat débiteur se retrouve dans le cas d’une dette en monnaie étrangère. S’il ne peut plus assurer le service de cette dette, il doit demander rééchelonnement ou restructuration.

Et les banques ne sont pas une solution. Elles peuvent acheter des dettes publiques : beaucoup l’espèrent encore. Mais dans la zone euro elles en détiennent déjà des quantités importantes. Et les marchés le leur reprochent, d’autant qu’on leur a imposé un exercice de marquage au marché qui les expose à toute fluctuation du prix de ces obligations. Elles ont donc de fortes contraintes qui les détournent de l’achat de papier d’Etat. Leur contribution ne peut donc être que limitée, et elles ne sauraient de toute façon pas absorber les masses nécessaires au refinancement des Etats.

Les sorties possibles dans le contexte actuel

Comme on le voit, l’équation du système - qui décrit l’état actuel de la zone euro - n’a pas de solution. Quelque chose doit changer. Les deux scénarios possibles à système égal remettent en cause un principe européen actuel.

1. La banque centrale finance : la BCE accepte d’acheter sans limite les dettes publiques. Cela suppose qu’on fasse disparaître la contrainte des traités et l’opposition allemande. C’est ce que réclament de nombreux intervenants. Arithmétiquement, cela résout la question immédiate. Mais bien entendu les effets secondaires déjà évoqués se produisent. En outre la dette doit être financée dans des conditions soutenables pour le pays concerné ; les investisseurs ont alors intérêt à aller à ce guichet, ce qui risque de faire finir toute cette dette dans les mains de la banque centrale. Celle-ci aura donc créé une masse énorme de liquidités, relançant l’inflation dans la zone, au profit du ou des pays à problème. La pression sur ces derniers pour se réformer en est réduite d’autant. Un tel résultat est jugé intolérable par les Allemands et d’autres.

2. On accepte des rééchelonnements ou restructurations. Cela suppose qu’un pays ne parvient vraiment pas à gérer ses besoins. Cette méthode permet de ne rien exiger de la banque centrale. Cette hypothèse est actuellement exclue elle aussi du dispositif européen, mais c’est pour des raisons politiques : juridiquement elle est possible. Ce processus connu au niveau international pèse sur les créanciers : les perdants sont les détenteurs de la dette - dont aussi de nombreux épargnants du pays concerné. Mais il y a une logique à ce qu’ils prennent la responsabilité de leur investissement. En outre ils perdraient aussi beaucoup dans la solution précédente, une fois l’inflation déclenchée. Par ailleurs le pays concerné ne pourra plus emprunter pour longtemps. Mais c’est toujours le cas s’il y a crise.

Cette hypothèse plus dramatique est donc la plus orthodoxe et la plus sûre à mettre en place en cas de besoin. Elle a l’énorme avantage de réellement soulager le pays concerné sans détraquer tout le système. Au minimum on ne peut donc l’exclure. C’est pour cela que j’ai proposé dès octobre 2011 la mise en place de procédures collectives dans la zone euro : un Etat doit pouvoir y faire défaut sans que cela soit un drame. Naturellement il sera nécessaire parallèlement de neutraliser les diaboliques CDS. Mais il faut le faire de toute façon.

Le problème de l’économie réelle

Jusqu’ici on n’a parlé que de réalités financières, inéluctables dans leur logique, qui est arithmétique. Mais derrière bien sûr il y a la réalité économique, sociale et politique. Car même si le budget de l’Etat considéré était équilibré après paiement des intérêts, et que les tombées d’emprunts étaient financées, il resterait trois graves problèmes. En premier lieu, une telle politique inévitablement austère est défavorable à l’activité, surtout dans des pays habitués à la dépense publique. Elle peut donc être contreproductive sur son propre terrain : la récession diminuant les ressources fiscales peut creuser à nouveau le déficit ; et une économie qui sera en contraction sur plusieurs années a peu de chances de se financer. En second lieu, même si un effort de solidarité interne peut être maintenu, il y aura inévitablement contraction douloureuse du niveau de vie et des prestations sociales, alors même que le chômage augmentera. L’ensemble peut donc devenir politiquement intenable.

En troisième lieu se pose le problème de la compétitivité. Une zone monétaire comporte des gagnants et des perdants, des zones compétitives en excédent de balance des paiements, et des zones en déficit, ce qui se relie à la présence d’un endettement, public ou privé. Les perdants n’ayant pas la possibilité de dévaluer pour redevenir compétitifs doivent le faire par effort interne, qui est déflationniste : baisse des salaires et des prestations, éventuellement violente (20 à 30 % ?). Et cela d’autant plus que la monnaie sera forte (cas jusqu’ici de l’euro). Même si la monnaie s’affaiblit, cela améliorera la situation du pays par rapport à l’extérieur de la zone, mais pas avec les pays compétitifs à l’intérieur de celle-ci. Dans le cas d’une nation, l’absence de compétitivité d’une région est en partie compensée par la solidarité organisée entre les zones compétitives et les autres. Cela ne permet pas de la rendre compétitive, mais de rapprocher les niveaux de vie. Mais dans une zone comme l’euro il n’y a pas de budget fédéral significatif, et les systèmes de solidarités sont nationaux.

Or les solutions à la crise les plus communément proposées (le paradigme actuel ou le financement banque centrale) offrent peu de perspectives de réponse à ces divers problèmes. Au mieux, ils substituent un créancier à un autre. Un rééchelonnement ou une restructuration en revanche allègerait fortement le poids de la dette pour le pays concerné, permettant en outre des redéploiements budgétaires favorables à l’adaptation de l’économie.

Les solutions radicales

On peut vouloir aller plus loin avec des solutions plus radicales. Elles vont dans des sens opposés : une voie vraiment fédérale, ou la sortie de zone.

1. La voie fédérale. C’est la logique de ceux qui comparent les données de la zone euro prise en bloc avec les Etats-Unis. Mais elle supposerait une révolution bien plus radicale qu’on ne dit, avec transfert massif de compétences : création d’euro-obligations, solidarité à l’égard de tout ou partie des dettes existantes, et surtout création d’un vrai budget fédéral et d’une sécurité sociale européenne. Cette voie paraît irréalisable : certainement dans les délais voulus pour résoudre la crise en cours, ensuite par absence manifeste d’accord pour aller dans ce sens. Cela supposerait un Etat européen, mais n’a pas de base politique puisqu’il n’y a pas de peuple européen ni de vraie solidarité à ce niveau.

2. La sortie de zone. Ce serait la seule issue si on voulait résoudre le problème de la compétitivité sans déflation dure ni restructuration de la dette, ou si les choses échappaient au contrôle de tous. Mais comme les autres solutions peuvent s’avérer politiquement intenables sur la durée,  mieux vaut l’évaluer. Elle consiste juridiquement à décider à une date donnée de libeller dans une nouvelle monnaie locale tous les contrats en euros existants et futurs relevant du droit du pays concerné. Y compris la dette publique (ce qui n’accroîtrait donc pas son poids relativement au PNB, contrairement à ce qu’on dit parfois). Une telle mesure aboutirait à une dévaluation de la nouvelle monnaie par rapport à l’euro. Ceci implique déjà que la mesure rencontrerait une résistance politique importante, car elle ne serait pas dans l’intérêt de ceux qui dans le pays concerné auraient pu conserver leur actifs ou leurs revenus en cas de maintien dans la zone. Les détenteurs de créances financières évidemment (pour eux la solution du rééchelonnement est finalement plus lisible). Mais aussi tous les agents économiques compétitifs en euros et, au moins dans un premier temps, les propriétaires (immobilier ou actions). Soit beaucoup de monde, en outre influent. Dépasser ces oppositions suppose une situation très grave. En outre, cette décision serait difficile à mettre en œuvre. Outre les questions juridiques, il y a le problème de la fuite des capitaux. Comme on ne pourrait pas préparer une telle décision et la réaliser en 24 h, des mois s’écouleraient avant la conversion, pendant lesquels les détenteurs locaux d’euros auraient intérêt à les faire fuir dans un pays de la zone non visé par la mesure - ou au minimum à stocker les billets en euros. On ne peut l’empêcher que par des mesures très strictes (contrôle des changes généralisé) qui supposent des moyens techniques importants que tous les pays n’ont pas (et peut-être aucun). La sortie de l’euro ne paraît donc possible que dans un cas extrême : celui d’un pays suffisamment affecté pour qu’un tel remède de cheval apparaisse comme inéluctable et/ou n’aggraverait que marginalement une situation ingérable.

Une dissolution générale de la zone serait-elle plus aisée ? Elle supposerait évidemment un consensus exclu actuellement. Le changer supposerait à nouveau une désespérance sur l’avenir de cette monnaie, qui supposerait des années de dépression. Mais même en mettant à part cette objection, la mesure resterait d’exécution difficile. Certes la coopération serait alors plus facile à organiser et surtout l’euro disparaîtrait, rendant sa détention sur la durée impossible. Mais il serait toujours possible à un Italien par exemple d’envoyer avant la date d’échange ses euros en Allemagne, sachant qu’il récupérera des deutschemarks valorisés par rapport aux lires. L’Italie se viderait donc d’une partie appréciable de ses dépôts et ses banques seraient en faillite. Un contrôle des changes serait donc à nouveau indispensable, même s’il serait plus facile à organiser que dans le cas précédent.

Il apparaît donc que l’hypothèse d’une sortie de zone ne doit pas être exclue mais reste une solution extrême - sans être apocalyptique.  Ceci dit, si jamais cela se produisait, il importerait de ne pas la voir comme une trahison mais comme une évolution alors inéluctable, qu’il faudrait accompagner.

Conclusion

Dans une zone monétaire forte de type euro une crise de la dette implique pour un pays une période longue d’austérité déflationniste. S’il n’arrivait pas à la supporter, ou plus simplement s’il ne parvenait pas à refinancer ses échéances, une restructuration de la dette paraît être la solution la plus appropriée et la plus réaliste. Il est même probable que cette évolution sera inéluctable - au moins à terme et dans certains cas, ne serait-ce qu’au vu de l’importance des tombées à refinancer. En tout cas mieux vaut s’y préparer.