La Commission des épiscopats de la Communauté européenne (Comece) a tenu le 5 mars son assemblée générale annuelle, à Bruxelles. À cette occasion, son président, Mgr Adrianus Van Luyn, évêque de Rotterdam, a prononcé un discours d'ouverture au rebours du politiquement correct européen habituel, et qui tranche avec l'irénisme de si souvent paroles chrétiennes.
Crise de la politique, crise de l'Europe : le problème est moral et métaphysique, proclame Mgr Van Luyn. Nous publions de très larges extraits de son intervention.
Depuis notre dernière assemblée plénière, nous avons assisté à une série de décisions et d'événements, qui méritent une attention particulière de notre part, en notre qualité d'évêques de la Comece, car soit leur responsabilité incombait à l'UE et à ses institutions, soit – comme dans le cas de la déclaration d'indépendance du Kosovo – ils auront des conséquences directes sur l'évolution future de l'unification européenne.
Au cours des derniers mois, les institutions européennes ont donné de nouvelles impulsions significatives à l'UE : ces dernières semaines, la principale initiative politique de la Commission européenne a été, sans aucun doute, l'acceptation, en janvier, de l'ensemble de mesures relatives à la protection climatique. Au cours de l'année européenne du dialogue interculturel, le Parlement européen a mis en évidence une série de problématiques majeures, et en décembre, les chefs d'État et de gouvernement ont signé le Traité de Lisbonne, dont la ratification par les États membres a commencé depuis lors. Tous ces thèmes – Kosovo, protection climatique, dialogue interculturel et Traité de Lisbonne – nous occuperont au cours des prochains jours.
1/ La signature du Traité de Lisbonne n'est pas synonyme d'accord sur la finalité de l'UE
Notre thème majeur intitulé Respect de la dignité humaine et préservation de la création – qui incarne le bien public dans les politiques européennes du XXIe siècle ? dépasse pourtant le cadre de la politique quotidienne. Il concerne le nouveau groupe d'experts de haut niveau créé par le Conseil européen en décembre. Au printemps 2010, ce groupe doit remettre un rapport sur l'essence et la mission de l'Union européenne pour la décennie 2020-2030. Le groupe relativement réduit qui entoure l'ancien Premier ministre espagnol Felipe Gonzales, la présidente lettonne Vike Freiberga et le chef d'entreprise finlandais Jorma Ollila, ne commencera son travail qu'en 2009 car, conformément à la volonté de nos chefs d'État et de gouvernement, il ne doit pas entraver le processus de ratification du Traité de Lisbonne. Cependant, seule la mise en place du groupe proprement dit prouve, comme le pensent également les principaux responsables politiques, que le nouveau Traité ne répond pas à toutes les questions auxquelles l'Europe est confrontée actuellement.
Le compromis si difficilement obtenu après la déclaration de Laeken, après la Convention sur l'avenir de l'Europe, après une première conférence intergouvernementale et l'échec des référendums en France et aux Pays-Bas, la phase consécutive de réflexion, le mandat du Conseil européen de juin 2007 et la deuxième conférence intergouvernementale règle, en premier lieu, la manière dont l'UE doit être organisée. Dans ce contexte, sont mentionnés la décision à la double majorité, la création du haut représentant pour la politique étrangère, la réduction du nombre de sièges au Parlement européen ou l'intégration accrue des parlements nationaux. Il est vrai que des compromis formels ont également été signés, compromis dont la viabilité peut être absolument mise en doute, comme par exemple la réglementation très rigide qui consiste à fixer le nombre de membres de la Commission à partir de 2014 à exactement deux tiers des États membres, mais globalement, on est parvenu à adapter le fonctionnement de l'Union au nombre accru d'états membres, à rationaliser l'UE et à se rapprocher de l'idéal démocratique. À l'avenir, il sera plus aisé d'expliquer aux citoyens et aux citoyennes comment fonctionne l'Union européenne.
Cependant, nous savons tous que les questions relatives au comment comptent en général parmi les plus faciles. En revanche, il est plus difficile de répondre aux questions qui commencent par Pourquoi et dans quel but . Ce sont les réponses convaincantes et créatrices d'un consensus à ces questions de sens qui sont si pénibles dans les sociétés modernes et pluralistes d'aujourd'hui. Derrière l'activité politique quotidienne, une grande majorité ne discerne plus et n'a plus conscience des raisons et des objectifs qui poussent à prendre l'une ou l'autre direction. J'ai tenté, à une autre occasion, de l'expliquer grâce à la distinction entre politique et métapolitique [1].
Derrière la politique se cache la métapolitique qui, au-delà des frontières entre les partis, constitue le fondement de valeur des actions politiques dans leur ensemble. Il s'agit ici de valeurs qui prédéterminent l'existence humaine et qui sont donc invulnérables. Il en va de même pour l'Union européenne. Dans ce cadre, je pense par exemple au respect de la dignité humaine dans le Traité de Lisbonne, à la Charte des droits fondamentaux ou peut-être à la Déclaration de Berlin des chefs d'État et de gouvernement en mars 2007. Les individus recherchent en vain la métapolitique derrière la politique européenne. Jusqu'à présent, la Charte des droits fondamentaux n'a pas vraiment pu pallier ce manque. Bien que ses auteurs l'aient précisément envisagé tandis qu'ils tentaient d'établir un consensus européen sur les valeurs fondamentales de la politique européenne, l'accueil réservé à la Charte n'a pas été suffisamment favorable. Jusqu'à présent, même la reconnaissance du caractère juridique obligatoire par la grande majorité des États membres n'a guère changé la situation et elle peut trouver son origine dans les contradictions internes de ce texte, contradictions que la Comece a toujours signalées.
Il est tout à fait évident que la question relative à l'essence et à la mission de l'UE pour la période 2020-2030 est, implicitement, une question métapolitique. Le mandat du groupe d'experts comporte un examen approfondi et une refondation de toutes les politiques importantes de l'UE et leur extension. Les États membres de l'UE connaissent aujourd'hui la façon dont ils souhaitent prendre des décisions entre eux, mais ils ne réalisent pas bien les objectifs qu'ils veulent atteindre ensemble au cours des prochaines décennies et ne sont, d'ailleurs, pas vraiment d'accord à ce sujet. C'est là que réside le grand dilemme de l'Europe unie politiquement.
En Europe, nous sommes parvenus, pendant des décennies, à conserver une paix relative, et nous avons tout lieu de remercier Dieu pour cela. Toutefois, le profit que nous voulons tirer de la période de paix exceptionnellement longue dans l'histoire et les raisons qui nous poussent à vouloir réinvestir l'impressionnant dividende de la paix qui l'accompagne laissent perplexes les gouvernements, mais aussi les citoyens et les citoyennes. La politique européenne est la première à subir la pression extérieure ; que ce soit dans la réponse à la menace terroriste ou dans les conséquences mondiales du changement climatique. Il s'agit également d'une politique juste et responsable quand, face à la concurrence internationale croissante, la compétitivité des entreprises européennes et de l'économie européenne est améliorée. C'est ici que réside le sens de la Stratégie de Lisbonne et des investissements dans le domaine de l'éducation et de la formation, de la recherche et de la technologie.
Mais une politique qui se contente uniquement de réagir va à l'encontre de l'esprit européen, et l'augmentation constante du bien-être matériel, de l'abondance de choses, dont profite, en outre, un petit groupe en particulier, ne peut pas, à long terme, être le seul objectif de la politique européenne. Quel sens l'UE se donne-t-elle, en quoi consiste sa finalité intrinsèque ? Ce qui distinguait la génération des pères fondateurs , des Schuman, Adenauer et de Gasperi, semble faire défaut aujourd'hui. C'est ici que réside la véritable difficulté du processus d'unification européenne pour la génération actuelle. Le Conseil européen tente d'y répondre avec un groupe d'experts, dont le travail ne servira pas uniquement à combler les lacunes, mais dont nous osons espérer qu'il donnera de grandes impulsions. Le vide présent lors de la création de l'UE et de sa politique se manifeste aujourd'hui clairement dans la politique sociale, et c'est pour cette raison que la Commission a organisé une consultation sur la réalité sociale de l'Europe, une initiative pour laquelle nous lui témoignons notre gratitude. [...]
2/ La crise des institutions est une crise de l'être humain
L'insécurité face à la question du sens n'est aujourd'hui plus une particularité de l'Union européenne ; elle touche la politique dans son ensemble. En effet, la crise de la politique en Europe touche, en particulier, les institutions européennes parce qu'elles ne peuvent pas se fonder sur les restes d'élans nationaux, dont vivent la majorité de nos institutions nationales. Toutefois, au niveau des états membres, la légitimité des institutions politiques n'est pas uniquement remise en question parce qu'elles ne réussissent pas à satisfaire aux exigences des courants de l'économie et de la communication internationales, mais aussi parce que leur fondement métapolitique vacille. Aujourd'hui, les institutions ne possèdent pas de vie personnelle. Au contraire, elles sont un indicateur de l'état mental de la société. Elles traduisent l'état d'esprit des individus qui les ont produites et qui les soutiennent.
Voilà pourquoi l'origine de la crise de la politique européenne réside dans la crise du citoyen européen, qui n'ose plus répondre à la question sur le sens de la vie ou l'élude plus fréquemment. Il y a plus de quarante ans, le philosophe français Paul Ricœur a fait observer le double phénomène du progrès de la rationalité technique et du recul simultané de la question de sens comme caractéristique de notre temps. Ce phénomène n'est pas seulement le principal défi pastoral que nous devons relever en notre qualité de chrétiens et d'évêques dans les sociétés de consommation européennes. Il s'agit également de la difficulté majeure de la politique moderne. [...]
À l'exception de quelques rares endroits et cercles, la disparition du sens s'est également accompagnée de la disparition de l'étude souvent obsédante de la réalité du mal, après que le mal eut pris, dans la Shoah, une nouvelle forme, dépassant toutes les obsessions [2]. Manifestement, la négligence du sens et la difficulté de donner un nom au mal vont de pair. C'est aussi valable en Europe occidentale qu'en Europe centrale et orientale où nous observons aujourd'hui parfois une indignation à faire face aux conséquences intellectuelles de la dictature communiste et de l'homo sovieticus.
3/ Signes d'une renaissance religieuse en Europe ?
La redécouverte des sources de la philosophie gréco-romaine et l'esthétique de la renaissance ont, au début des temps modernes, ouvert les portes de l'avenir. Où se trouve la clé pour surmonter la crise du sens de notre temps ?
Nous ne devons pas exclure la possibilité de trouver la réponse à cette question dans une renaissance des sentiments religieux. En effet, de nombreux signes en sont la preuve. [...]
À cet égard, il s'agira non seulement, pour la politique en Europe et en particulier les institutions européennes, de respecter l'être humain dans sa dimension religieuse et spirituelle, mais aussi d'en reconnaître l'importance interprétative. Il y a plus de cinquante ans, la politique en Europe et le processus d'unification européenne ont principalement trouvé leur légitimation en consolidant la paix par la croissance économique et en favorisant le bien-être matériel. À présent que les limites de la recherche du sens dans le matériel sont de plus en plus évidentes, nous espérons que l'Europe s'ouvrira, une fois de plus, à la dimension culturelle, relationnelle et religieuse de l'être humain.
C'est pourquoi la politique européenne ne devra pas être uniquement une politique pour tous, mais aussi une politique pour l'être humain dans son ensemble, dont l'extraordinaire dignité réside précisément dans sa capacité à ne pas s'enfermer dans le matériel, mais à pouvoir s'ouvrir à une dimension supérieure.
Pour réaliser cet objectif, il s'agit essentiellement de ne pas repousser la religion et la foi dans la réserve étroitement clôturée de la sphère privée, et de ne pas simplement admettre la contribution des religions aux débats majeurs de société, mais aussi de la saluer et de la soutenir. Au niveau européen, le dialogue prévu dans le Traité de Lisbonne entre l'Union et les églises et communautés religieuses est, à cet égard, un signe encourageant.
Il s'agit, en outre, de reconnaître l'héritage religieux de l'Europe, et ce pas seulement dans la forme à la fois positive et générale du préambule du Traité de Lisbonne, mais aussi dans une forme qui permet de souligner la part spécifiquement chrétienne de cet héritage, sans pour autant discriminer d'autres religions. Qu'il s'agisse dans ce cadre d'un modeste tribut à la vérité, c'est en fin de compte ce qu'a exprimé le président français Nicolas Sarkozy. Je cite : Dire qu'en Europe, il y a des racines chrétiennes, c'est simplement faire preuve de bon sens. Renoncer à le dire, c'est tourner le dos à une réalité historique [3].
Dans la mesure où une renaissance du religieux en Europe est acquise, le défi majeur pour l'Église en Europe consiste à communiquer avec conviction à nos contemporains que, dans la religion précisément, la liberté ne parvient, paradoxalement, à son plein épanouissement que lorsqu'elle s'engage. Dans le contexte de la société moderne, nous devrons expliquer pourquoi la rencontre libératrice avec le Christ, le Ressuscité, et la croyance en lui trouvent leur réalisation terrestre dans une participation durable à la communauté ecclésiastique. Dans ce cadre, il nous faudra prendre de plus en plus conscience que, dans la vie politique et sociale, droits et devoirs, d'une part, et liberté et responsabilité, d'autre part sont indissociablement liés.
Sur ce point, un signal prometteur pour l'Europe nous vient du Royaume-Uni, où le nouveau Premier ministre Gordon Brown a donné, en octobre, le feu vert à une consultation nationale sur un British Bill of Rights and Duties- Projet de loi britannique sur les droits et les devoirs. Par conséquent, permettez-moi, pour finir mon rapport, de rêver d'un European Bill of Rights and Duties. J'aimerais que le nouveau groupe d'experts de haut niveau intègre cette proposition dans ses recommandations pour l'Europe de 2020 - 2030.
En conclusion
Chers confrères, la crise du sens de la politique de l'UE n'est pas résolue par le Traité de Lisbonne. Il est vrai que ce dernier est nécessaire, mais il ne suffit pas. La finalité encore obscure de l'UE puise, en fin de compte, ses racines profondes dans la crise du sens du citoyen européen, dont les points de départ étaient probablement les guerres traumatisantes du XXe siècle. Nous ne pouvons pas exclure qu'une renaissance du religieux devienne un élément marquant pour l'Europe du XXIe siècle et aide à surmonter ce traumatisme, qu'elle confère une essence humanisante à l'unité politique accrue de l'Europe. En tant qu'Église en Europe, nous ne devons en tout cas pas nous refuser cet espoir.
[1] Cf. Adrianus H. van Luyn, Het belang van metapolitiek. Burgermeesterslezing, 4/12/2006, in Den Haag, publié dans : ders., politiek en metapolitiek. Gewetensvols in de Randstad, 2008 Kok (Kampen), 119-139.
[2] Cf. Tony Judt, The „Problem of Evil" in Postwar Europe. Discours à l'occasion de la remise du prix Hannah-Arendt 2007 le 30/11/2007 à Brême, dans The New York Review of Books, 14 février 2008, 33-35.
[3] Nicolas Sarkozy, Discours lors du Congrès de l'UMP sur l'Europe, 29 janvier 2008.
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