La réflexion la plus percutante que je connaisse sur le problème des immigrés clandestins occupant un emploi dûment déclaré figure dans une caricature de Chimulus [1]. Un homme demande : Doit-on donner des papiers à un gars qui a un boulot ? et un autre lui répond : C'est peut-être plus facile que de donner du boulot à un gars qui a des papiers !
Brice Hortefeux, ministre en charge du problème, explique qu'il ne faut pas laisser des clandestins occuper des emplois qui pourraient l'être par les immigrés en situation régulière, dont le taux de chômage avoisine les 20 %.
Il pourrait ajouter les Français de naissance, et notamment les jeunes et les seniors, dont le taux d'emploi est très insuffisant. Mais ce raisonnement est à la fois malthusien et trop global : Malthusien, car notre économie ne comporte pas un nombre déterminé et limité de postes de travail ; elle peut en créer – et elle en a effectivement créé un bon nombre ces dernières années. Or cette création est une spirale vertueuse : tout emploi supplémentaire crée du pouvoir d'achat, donc une demande de biens et services, et de nouvelles embauches ont lieu pour répondre à ces nouveaux besoins solvables. Ainsi que Michel Godet le répète, l'emploi crée l'emploi. Brice Hortefeux commet la même erreur d'analyse que les gouvernements socialistes (et nombre de gens de droite ) quand ils voulaient mettre les seniors à la retraite afin de libérer des emplois au profit des jeunes. On a vu ce que ça donnait ; tirons-en les conséquences !
Trop global, ce raisonnement ne distingue pas deux cas pourtant très différents de personnes sans titre de séjour valables : celles qui sont employées au noir, souvent payées avec un lance-pierre ; et celles qui sont dûment déclarées à la Sécurité sociale, pour qui leur employeur cotise comme pour tout autre salarié. Il convient bien entendu d'obliger les employeurs qui profitent de la situation précaire de certains immigrés à régulariser leur situation et à payer tous les arriérés dus à ces travailleurs et à la Sécurité sociale. En revanche, quand un employeur est en règle de ses déclarations et cotisations, que lui demander de plus ? Est-ce sa faute à lui si l'administration laisse pourrir des situations, refusant le droit au travail sans pour autant réaliser les expulsions que prévoient la loi et la réglementation ? Le droit au travail n'est-il pas un droit naturel, antérieur et supérieur au droit positif ? Nous savons depuis Antigone que Créon n'a pas à être obéi lorsque ses décrets sont contraires aux lois fondamentales.Sans volonté politique, pas de moyens
Le ministre a raison sur un point : l'attribution automatique et massive de titres de séjour de longue durée n'est pas une solution, il faut étudier chaque cas. Malheureusement, il ne dispose pas de fonctionnaires compétents en nombre suffisant pour faire ce travail dans des délais raisonnables. Cela fait un quart de siècle que la France aurait dû se doter d'équipes capables de traiter concrètement le problème de l'immigration, avec des fonctionnaires parlant les langues nécessaires. Au lieu de quoi nos dirigeants ont à tour de bras fait voter des lois et pondu des décrets, comme si la prolifération des textes pouvait compenser l'insuffisance en nombre et en formation des hommes de terrain chargés de leur mise en oeuvre. Ce manque de capacité de traitement des problèmes engendrés par l'immigration est d'ailleurs la raison n° 1 pour laquelle j'ai à diverses reprises, et notamment sur ce site, pris position pour une restriction des entrées, contredisant ceux pour qui la charité chrétienne consisterait à maintenir les portes grandes ouvertes.
L'insuffisance des services en charge de l'immigration est également la raison première pour laquelle, lorsque le pouvoir politique leur impose des résultats en nombre d'interpellations ou d'expulsions, ils vont souvent au plus facile. En imitant Chimulus, on pourrait poser la question suivante : Doit-on expulser les clandestins qui ont un job ou ceux qui n'en ont pas ? ; la réponse coule de source : C'est peut-être plus facile d'expulser ceux qui en ont un. Des personnes dont on connaît le lieu de travail, le n° de Sécurité sociale, et qui n'ont pas pour habitude de recevoir les policiers avec des insultes, des jets de pierre, voire des coups de fusil, sont plus faciles à appréhender que les dealers, proxénètes, voleurs, casseurs, incendiaires et autres petits ou grands caïds.
Les assureurs connaissent bien le phénomène que les économistes appellent l'anti-sélection : quand une assurance est proposée sans trop distinguer, pour la tarification, entre niveaux de risques, elle obtient comme clients principalement les mauvais risques , les personnes qui ont une forte probabilité de sinistre. L'anti-sélection fait également des ravages dans les entreprises qui rémunèrent leurs commerciaux au pourcentage des commandes qu'ils engrangent, sans distinguer entre celles qui proviennent de clients payant rubis sur l'ongle et celles dont le paiement est incertain : les vendeurs sont alors enclins à faire du chiffre sans se soucier de la solvabilité des acheteurs, et l'entreprise se retrouve avec des masses d'impayés. En exigeant de ses services des tableaux de chasse quantitatifs en matière d'immigrés en situation irrégulière, sans distinguer entre clandestins plus ou moins intégrés, plus ou moins utiles ou nuisibles, le gouvernement s'expose pareillement à une anti-sélection.
Concrètement, les fonctionnaires qui ont à mettre la main sur cinq pour cent des immigrés dépourvus de titre de séjour valide opèrent inévitablement une sélection. Dans l'intérêt du pays, ils devraient choisir les plus difficiles à attraper, ceux qui dégradent et pourrissent les banlieues, multiplient les incivilités, les délits, et poussent parfois jusqu'au crime. Mais il leur est difficile, voire impossible, d'atteindre l'objectif quantitatif qui leur a été fixé [2] en se concentrant sur ces personnes : étant dépourvues de respect vis-à-vis des fonctionnaires, policiers et gendarmes, elles se défendent avec pugnacité. Alors ? Alors, la solution est simple : aller jeter ses filets là où le poisson se laisse prendre facilement, et ne mord pas la main qui le prend pour le mettre dans le panier. La sélection des sans-papiers qui sont légalement en position d'être interpellés, déférés à la justice et expulsés s'effectue naturellement, compte tenu de la nature humaine et de la façon dont les services sont commandés par l'échelon politique, dans le sens d'une relative impunité pour les plus indésirables, et d'une grande dureté à l'encontre de ceux qui ont fait les efforts nécessaires pour se rendre utiles et s'intégrer. Si la France continue sur cette voie, elle aura de plus en plus d'immigrés (pourvus ou non de papiers) constituant un fardeau pour le pays, par rapport aux immigrés qui sont une chance pour elle.
Sortir du nominalisme
Que faire ? D'abord, sortir du nominalisme, c'est-à-dire de l'idée que l'essentiel ce sont les papiers ; se débarrasser de l'esprit bureaucratie paperassière qui sclérose le contrôle de l'immigration et l'accueil des immigrés comme, hélas, bien d'autres domaines. Qu'importe la couleur du chat pourvu qu'il attrape les souris, disent les Chinois ; qu'importe qu'un immigré ait ou non un titre de séjour en bonne et due forme, pourvu qu'il s'intègre et se rende utile ! Je dis cela de façon un peu provocante pour bien faire comprendre que des permis de séjour attribués selon des critères qui ne tiennent pas compte de la volonté et de la capacité de travail et d'adaptation à la société française constituent une calamité nationale, de même que le refus de délivrer des titres de séjour et de travail à des personnes qui ne demandent qu'à vivre paisiblement du fruit de leur labeur. L'immigration ne doit pas être traitée dans une perspective paperassière selon laquelle un coup de tampon déconnecté de la réalité est sacré ! Il faut attribuer des titres de séjour à ceux qui le méritent, et donc particulièrement à ceux qui travaillent, et non pas refuser le droit au travail parce qu'une administration débordée n'a su ni s'opposer efficacement au séjour ni l'autoriser.
Pour le moyen et le long terme, la France devrait impérativement développer ses services en charge de l'immigration, que ce soit l'aspect accueil et intégration, ou l'aspect contrôle et expulsion. L'immigration en provenance du tiers-monde ne va pas se tarir de sitôt ; que ce soit pour traiter le stock des immigrés présents sur le territoire national, ou le flux des futurs arrivants, la France a besoin de davantage de personnes, mieux formées, mieux outillées, mieux organisées.
Pour la question des travailleurs en situation régulière vis-à-vis de la Sécurité sociale, mais irrégulière en ce qui concerne le titre de séjour, qui semblent nombreux [3], la grève déclenchée avec l'appui de la CGT et de l'association Droits devant n'en mobilise qu'une petite fraction, mais elle a mis le problème sous les projecteurs. Il est regrettable d'avoir attendu la pression de l'actualité pour s'attaquer à un problème qui ne date pas d'hier, mais le vin est tiré, il faut maintenant le boire. Le traitement au cas par cas choisi par le gouvernement est raisonnable, mais il va prendre du temps ; il importe donc de simplifier les procédures le plus possible, de façon à raccourcir les délais, et de trouver une solution d'attente pour ceux dont le dossier sera examiné seulement dans de longs mois.
Pour les entreprises au bord de la faillite, pour les débiteurs mis en difficulté par un événement grave, une procédure existe : le moratoire. En attendant que la situation se décante, l'État suspend le droit des créanciers à exiger le paiement de ce qui leur est dû. Pourquoi l'État ne s'imposerait-il pas à lui-même un moratoire concernant ces travailleurs dont il ne peut pas examiner les dossiers à bref délai ? Leur régularisation éventuelle ne saurait intervenir qu'après une étude attentive de chaque cas, mais, dans l'attente de cet examen, les services n'auraient pas le droit de les déférer à la justice pour absence de titre de séjour en cours de validité.
Travailler pour rester
Faut-il prendre d'autres dispositions législatives ou réglementaires ? Oui, à condition de ne pas y voir l'essentiel. Une suppression et une création de normes seraient utiles. En premier lieu, abroger les arrêtés du 18 janvier 2008 relatifs à la délivrance, sans opposition de la situation de l'emploi, des autorisations de travail qui fixent, pour le territoire national, ou par région, des listes de métiers ouverts aux étrangers . L'administration n'est évidemment pas à même de savoir si chaque localité alsacienne est à court de cadres de l'audit et du contrôle comptable et de géomètres, alors que la Bourgogne serait à même de trouver en son sein à pourvoir tous les emplois de ce type. Elle est encore moins capable de faire évoluer sa liste au rythme des changements qui interviennent dans l'économie. Abandonnons donc cette réglementation qui relève d'une nostalgie planificatrice.
En contrepartie, il conviendrait de poser une norme concernant l'accès au travail des nouveaux arrivants. Toute personne entrant sur le territoire et se faisant immatriculer obtiendrait le droit de chercher du travail, y compris avec l'aide du service public de l'emploi. En contrepartie, elle devrait donner toutes indications permettant de la retrouver facilement, et s'engager à se laisser reconduire aux frontières au cas où, dans un délai donné, elle n'aurait pas trouvé de travail. Il n'y aurait alors plus comme sans-papiers que de véritables clandestins. Tous les autres auraient une chance d'obtenir, par leur travail, un titre de séjour, peut-être susceptible de s'allonger ou de se raccourcir selon une formule de permis à points.
Ces suggestions ne sont peut-être pas les bonnes, et il faudrait en tous cas les étudier plus sérieusement ; ce qui importe est de mettre en œuvre une formule du type travailler pour rester , manifestant que la France est aussi ouverte aux personnes vraiment désireuses et capables de se rendre utiles que fermée à celles qui viennent y vivre aux frais de la princesse et en y faisant proliférer la délinquance. Vivre de trafic de drogue et de larcins est quand même autrement moins bien, même si l'on a un titre de séjour en règle, que de gagner son pain à la sueur de son front et de contribuer aux charges communes sans avoir les papiers requis. La bureaucratie doit céder le pas à la réalité. Les papiers sont faits pour les hommes, et non pas les hommes pour les papiers.
*Jacques Bichot est économiste, professeur à l'Université Jean-Moulin (Lyon III).
[1] La Tribune, 30 avril 2008.
[2] Pour 2008, l'objectif de reconduites à la frontière a été fixé à 26 000, ce qui est à la fois très peu (par rapport à ce qui serait bon pour le pays) et beaucoup (au regard de la capacité d'action des services).
[3] Le président de l'Union des métiers et des industries de l'hôtellerie estime leur nombre à 40 000 dans son seul secteur d'activité (La Tribune, 30 avril 2008). Ce chiffre est peut-être exagéré, je n'en sais rien, mais il est clair que les cas ne se comptent pas seulement par centaines.
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